Un homme engagé dans une danse passionnée, se balançant élégamment dans son costume bleu vif, les bras gracieusement tendus.

José Navas ou l’invincible été

Sur le Winterreise de Schubert, José Navas offre son nouveau solo avec voix et piano, une méditation bouleversante sur la perte de l’amour, la douleur du corps et de l’âme, la finitude de l’humain.

Bien qu’il ait signé de saisissantes œuvres, à la fine écriture architecturée et abstraite, pour grands groupes (citons brièvement Portable Dances et S, ou On, conçue pour ses collaborateurs de longue date et pour l’ouverture de l’Agora de la danse, autre repère fidèle, au Wilder en 2017), José Navas n’a cessé d’affirmer son parti pris pour le solo, poussant toujours plus loin cette forme de création chorégraphique, dans laquelle il a choisi de progresser et d’innover. Après Miniatures, Personae, Rites (pour ne citer que ses solos de la dernière décennie) il poursuit son exploration singulière et poignante en osant se confronter, seul, au Winterreise de Franz Schubert, monumentale et ultime œuvre du grand compositeur viennois mort à 31 ans. Navas relève ainsi un grand défi, mais pas assez pour l’intimider, lui qui avait déjà osé faire du Sacre du printemps de Stravinsky un solo mémorable. Il est d’ailleurs inexact de dire qu’il est seul dans Winterreise, puisque cette pièce est impensable sans le pianiste Francis Perron et le ténor Jacques-Olivier Chartier qui non seulement sont présents sur scène à ses côtés, mais sont partie totalement prenante de la chorégraphie elle-même. Ainsi, José Navas rend-il une fois de plus pleinement hommage à un compositeur, à sa manière bien spécifique : il ne danse pas avec une musique, il fusionne avec elle, de l’intérieur.

Cela est d’autant plus vrai avec cette composition de Schubert. Winterreise apparaît comme un long poème élégiaque qui vous prend au cœur et vous mord au ventre, vous bouleverse et vous entraîne dans une intériorité inévitable, aux prises avec les chagrins immuables de la condition humaine : l’amour, la perte, l’abandon, la solitude, la maladie, la mort… le deuil de ce qui nous a maintenus en vie, et le deuil que nous imposerons, bientôt peut-être qui le sait, à ceux qui nous aimaient. Je ne connais pas assez la vie de Schubert, ce génie créateur d’une œuvre considérable en une seule décennie avant de mourir au début de la trentaine, pour savoir s’il a écrit ce voyage en hiver (Winterreise) alors qu’il se savait condamné. Toujours est-il qu’il est mort un an après avoir achevé cette œuvre majestueuse constituée de vingt-quatre lieder répartis en deux thèmes, Deuil du chagrin d’amour et Descente vers la folie. Et l’auteur des paroles des lieder, Wilhem Müller, est décédé lui aussi la même année. Hasard troublant. L’interprétation du ténor Jacques-Olivier Chartier accompagné par le pianiste Francis Perron est tout à fait captivante. José Navas avait déjà choisi le dernier lied de cette œuvre de Schubert dans son solo Personae, ce qui l’a convaincu d’oser prendre cette fois l’œuvre au complet à bras le corps. Et il y en a beaucoup à prendre…  

José Navas, Jacques-Olivier Chartier et Francis Perron ou la fusion entre corps, piano et voix.

Dans une pénombre enveloppante, une atmosphère de brume d’hiver mystérieuse et inquiétante, signée Marc Parent, dans des tons froids, noirs, gris, blancs, bleus et argent, José Navas livre une danse retenue, intériorisée, souvent disloquée, avec cette architecture géométrique et ces grands déploiements des bras caractéristiques de son vocabulaire. Une danse toujours proche du sol au magnétisme duquel elle se refuse, la chute qui guette, la bouche ouverte dans un grand cri aphone. Une danse moins exubérante et rapide qu’à d’autres occasions, mais certainement pas moins intense, ni moins engagée, ni moins exigeante. Au contraire. Il y a un immense don de soi dans cette pièce, une oblation, beaucoup d’humilité en même temps que beaucoup de force, une grande acceptation en même temps qu’une élégante résistance.

Avec Winterreise, Navas rappelle le périssable de l’humain mais sa force de vie, aussi, jusqu’au bout. On sait, parce qu’il a eu la générosité de le dire publiquement, que lui-même danse tous les jours contre la maladie douloureuse qui pourrait l’empêcher de danser. Il danse parce qu’il pourrait ne plus danser, comme tous nous vivons parce que nous pourrions ne plus vivre. Alors il faut en profiter, et partager.

C’est en cela que cette œuvre est bouleversante. Grave, profonde, elle ne rend pas pour autant triste mais plutôt apaisé, voire vivifié. On pense à la fin du magnifique texte d’Albert Camus dans Retour à Tipasa: « Ô lumière ! C’est le cri de tous les personnages placés devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible.»

Danse Danse présente Winterreise de José Navas jusqu’au 22 février 2020, à 20h, à la Cinquième Salle de la Place des Arts. www.dansedanse.ca

Crédits photo : Compagnie Flak

Le Pois PenchéLas Olas

Parisienne devenue Montréalaise en 1999, Aline Apostolska est journaliste culturelle ( Radio-Canada, La Presse… ) et romancière, passionnée par la découverte des autres et de l’ailleurs (Crédit photo: Martin Moreira). http://www.alineapostolska.com