À table, au temps de la Révolution Française

Un tableau Gatronomie représentant des fruits dans un panier. Un tableau Gatronomie représentant des fruits dans un panier.
Jour 2 d’isolement.

Je vous présente un texte du plus célèbre des auteurs-gastronomes, Brillat Savarin, auteur de la Physiologie du goût qu’il a publié en 1824, où il définit la gastronomie et les règles qui régissent la cuisine.

Dans ce récit, l’auteur raconte un épisode de sa vie au temps de la Terreur, en 1794, au plus sombre de la Révolution française :

« J’étais un jour monté sur mon bon cheval et je parcourais les Coteaux riants du Jura. C’était dans les plus mauvais jours de la Révolution et j’allais à Dôle, auprès du représentant Prôt, pour en obtenir un sauf-conduit qui devait m’empêcher d’aller en prison, et probablement ensuite à l’échafaud.

En arrivant, à une auberge du village de Mont-sous-Vaudrey, vers onze heures du matin, je fis d’abord bien soigner ma monture. De là, passant à la cuisine, je fus frappé d’un spectacle qu’aucun voyageur n’eût pu voir sans plaisir.

Devant un feu vif et brillant tournait une broche admirablement garnie de cailles, rois de cailles, et de ces petits râles à pieds verts qui sont si gras.

Ce gibier de choix rendait ses dernières gouttes sur une immense rôtie, dont la facture annonçait la main d’un chasseur ; et, tout auprès, on voyait déjà cuit un de ces levrauts à côtes rondes, que les Parisiens ne connaissent pas, et dont le fumet embaumerait une église.

« Bon ! dis-je en moi-même, ranimé par cette vue ; la Providence ne m’abandonne pas tout à fait. Cueillons encore cette fleur en passant ; il sera toujours temps de mourir. »

Alors, en m’adressant à l’hôte, qui, pendant cet examen, sifflait, les mains derrière le dos, en promenant dans la cuisine sa stature de géant, je lui dis : « Mon cher, qu’allez-vous me donner de bon pour mon dîner ?

— Rien que de bon, monsieur ; bon bouilli, bonne coupe aux pommes de terre, bonne épaule de mouton et bons haricots. »

À cette réponse inattendue, un frisson de désappointement parcourut tout mon corps ; on sait que je ne mange point de bouilli, parce que c’est de la viande moins son jus ; les pommes de terre et les haricots sont obésigènes ; ce menu était fait exprès pour me désoler, et tous mes maux retombèrent sur moi. L’hôte me regardait d’un air sournois, et avait l’air de deviner la cause de mon désappointement… « Et pour qui réservez-vous donc tout ce joli gibier ? lui dis-je d’un air tout à fait contrarié.

— Hélas monsieur ! répondit-il d’un ton sympathique, je ne puis en disposer ; tout cela appartient à des messieurs de justice qui sont ici depuis dix jours, pour une expertise qui intéresse une dame fort riche ; ils ont fini hier, et se régalent pour célébrer cet événement heureux ; c’est ce que nous appelons ici faire la révolte. — Monsieur, répliquai-je après avoir musé quelques instants, faites-moi le plaisir de dire à ces messieurs qu’un homme de bonne compagnie demande, comme une faveur, d’être admis à dîner avec eux, qu’il prendra sa part de la dépense, et qu’il leur en aura surtout une extrême obligation. » Je dis : il partit, et ne revint plus.

Mais, peu après, je vis entrer un petit homme gras, frais, joufflu, trapu, guilleret, qui vint rôder dans la cuisine, déplaça quelques meubles, leva le couvercle d’une casserole, et disparut.

« Bon, dis-je en moi-même, voilà l’éclaireur qui vient me reconnaître ! » Je recommençai à espérer ; car l’expérience m’avait déjà appris que mon extérieur n’est pas repoussant.

Le cœur ne m’en battait pas moins comme à un candidat sur la fin du dépouillement du scrutin, quand l’hôte reparut et vint m’annoncer que ces messieurs étaient très flattés de ma proposition et n’attendaient que moi pour se mettre à table.

Je partis en entrechats ; je reçus l’accueil le plus flatteur, et au bout de quelques minutes j’avais pris racine.

Quel bon dîner ! Je n’en ferai pas le détail ; mais je dois une mention honorable à une fricassée de poulets de haute facture, telle qu’on n’en trouve qu’en province, et si richement dotée de truffes.

On connaît déjà le rôt ; son goût répondait à son extérieur : il était cuit à point ; et la difficulté que j’avais éprouvée à m’en approcher en rehaussait encore la saveur.

Le dessert était composé d’une crème à la vanille, de fromage de choix et de fruits excellents. Nous arrosions tout cela avec un vin léger et couleur de grenat ; plus tard, avec du vin de l’Ermitage ; plus tard encore, avec du vin de paille, également doux et généreux : le tout fut couronné par du très bon café, confectionné par l’éclaireur guilleret, qui eut aussi l’attention de ne nous laisser pas manquer de certaines liqueurs de Verdun, qu’il sortit d’une espèce de tabernacle dont il avait la clef.

Non seulement le dîner fut bon, mais il fut très gai.

Après avoir parlé avec circonspection des affaires du temps, ces messieurs s’attaquèrent de plaisanteries qui me mirent au fait d’une partie de leur biographie ; ils parlèrent peu de l’affaire qui les avait réunis ; on dit quelques bons contes, on chanta ; je m’y joignis par quelques couplets inédits ; j’en fis même un en impromptu, et qui fut fort applaudi suivant l’usage.

Il y avait bien quatre heures que nous étions à table, et on commençait à s’occuper de la manière de finir la soirée ; on allait faire une longue promenade pour aider la digestion, et en rentrant on ferait une partie de cartes pour attendre le repas du soir, qui se composerait d’un plat de truites en réserve, et des reliefs du dîner, encore très désirables.

À toutes ces propositions, je fus obligé de répondre par un refus : le soleil penchant vers l’horizon m’avertissait de partir. Ces messieurs insistèrent autant que la politesse le permet, et s’arrêtèrent quand je leur assurai que je ne voyageais pas tout à fait pour mon plaisir. Dans ces années de terreur, la discrétion était de mise.

Mes camarades du soir qu’ils ne voulurent pas entendre parler de mon écot : ainsi, sans me faire de questions importunes, ils voulurent me voir monter à cheval, et nous nous séparâmes après avoir fait et reçu les adieux les plus affectueux.

Si quelqu’un de ceux qui m’accueillirent si bien existe encore, et que ce livre tombe entre ses mains, je désire qu’il sache qu’après plus de trente ans ce chapitre a été écrit avec la plus vive gratitude.

Un bonheur ne vient jamais seul, et mon voyage eut un succès que je n’aurais presque pas espéré.

Je trouvai, à la vérité, le représentant Prôt fortement prévenu contre moi. Il me regarda d’un air sinistre, et je crus qu’il allait me faire arrêter ; mais j’en fus quitte pour la peur, et, après quelques éclaircissements, il me sembla que ses traits se détendaient un peu.

Je ne suis point de ceux que la peur rend cruels, et je crois que cet homme n’était pas méchant ; mais il avait peu de capacité et ne savait que faire du pouvoir redoutable qui lui avait été confié : c’était un enfant armé de la massue d’Hercule !

M. Amondru, dont je retrace ici le nom avec bien du plaisir, eut véritablement quelque peine à lui faire accepter un souper où il était convenu que je me trouverais ; cependant, il y vint, et me reçut d’une manière qui était bien loin de me satisfaire.

Je fus un peu moins mal accueilli de Mme Prôt, à qui j’allai présenter mon hommage. Les circonstances où je me présentais admettaient au moins un intérêt de curiosité.

Dès les premières phrases, elle me demanda si j’aimais la musique. Ô bonheur inespéré ! Elle paraissait en faire ses délices, et comme je suis moi-même très bon musicien, dès ce moment nos cœurs vibrèrent à l’unisson.

Nous causâmes avant souper, et nous fîmes ce qu’on appelle une main à fond. Elle me parla des traités de composition, je les connaissais tous ; elle me parla des opéras les plus à la mode, je les savais par cœur ; elle me nomma les auteurs les plus connus, je les avais vus pour la plupart.

Elle ne finissait pas, parce que depuis longtemps elle n’avait rencontré personne avec qui traiter ce chapitre, dont elle parlait en amateur, quoique j’aie su depuis qu’elle avait professé comme maîtresse de chant.

Après souper, elle envoya chercher ses cahiers ; elle chanta, je chantai, nous chantâmes ; jamais je n’y mis plus de zèle, jamais je n’y eus plus de plaisir. M. Prôt avait déjà parlé plusieurs fois de se retirer, qu’elle n’en avait pas tenu compte, et nous sonnions comme deux trompettes le duo de « la Fausse magie », Vous souvient-il de cette fête ? Quand il fit entendre l’ordre du départ.

Il fallut bien finir, mais au moment où nous nous quittâmes, Mme Prôt me dit : « Citoyen, quand on cultive comme vous les beaux-arts, on ne trahit pas son pays. Je sais que vous demandez quelque chose à mon mari : vous l’aurez ; c’est moi qui vous le promets. »

À ce discours consolant, je lui baisai la main du plus chaud de mon cœur. Effectivement, dès le lendemain matin, je reçus mon sauf-conduit bien signé et magnifiquement cacheté.

Ainsi fut rempli le but de mon voyage. Je revins chez moi la tête haute ; et grâce à l’Harmonie, cette aimable fille du Ciel, mon ascension fut retardée d’un bon nombre d’années. »   Brillat Savarin

Roger Huet

Chroniqueur

Président du Club des Joyeux

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Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Ce Québécois d’origine sud-américaine, apporte au monde du vin, sa grande curiosité, et son esprit de fête. Ancien avocat, diplômé en sciences politiques et en sociologie, amoureux d’histoire, auteur de nombreux ouvrages, diplomate, éditeur. Dans ses chroniques Roger Huet parle du vin comme un ami, comme un poète, et vous fait vivre l’esprit de fête.