Un homme navigue dans les bois en tirant un cheval.

LA CORVÉE

Jour 10 d’isolement.

La Révolution tranquille a apporté des changements positifs pour le Québec et a permis à la société québécoise de prendre un chemin décisif vers la modernité. Elle a aussi, malheureusement, provoqué la perte du patrimoine littéraire de 1800 à 1960, qui a été volontairement oublié comme symbole du passé.

Qui étaient les gens de lettres du Dix-neuvième siècle jusqu’au milieu du XXe siècle? C’était ceux qui avaient fait leurs études classiques : les avocats, les notaires, les médecins, les journalistes et les curés principalement. La grande masse des travailleurs était assez peu lettrée, comme c’était d’ailleurs le cas dans presque tous les pays à cette époque.

Les intellectuels de canadiens français de ce temps-là, ont énormément travaillé pour sauvegarder la culture canadienne française et préserver la langue.

À titre anecdotique, j’avais récupéré un fonds de romans québécois anciens de la librairie Encyclopédique qui fermait ses portes. Émerveillé par la qualité de ces textes, j’avais adressé une lettre à la Ministre du patrimoine d’alors, Mme. Sheila Copps, lui demandant s’il serait possible d’obtenir des fonds pour rééditer ces œuvres oubliées du patrimoine. Elle m’a répondu que «ça» ce n’était pas du patrimoine et qu’elle avait l’obligation de ne pas dilapider l’argent des contribuables.  Le même mois, elle a attribué la somme de cent-mille dollars pour la publication d’un livre de «Jokes sur les blondes», à un de ses copains. Il paraît que pour elle «ça» c’était le patrimoine. Avec cette subvention généreuse, celui qui l’a obtenue avait de quoi faire une édition de grand luxe.

Je vais vous présenter un texte tiré du roman La Corvée, de Joseph F. Raiche (1886-1943). En 1926 paraissait son premier recueil de nouvelles : «Au creux des sillons» qui comporte quatre textes : «La corvée», «Au creux des vagues», «Le mendiant» et «Frimas et verglas». En 1929, Reiche publie «Les dépaysés», des nouvelles qu’il avait fait paraître dans «Le Canada Français» entre 1922 et 1925.

Voici donc un extrait gourmand de La Corvée :

«Les Corriveau s’étaient légué leur terre de père en fils, depuis plusieurs générations.  Cette belle terre qui ondulait au loin, défrichée par cette longue lignée de terriens était bien leur œuvre. Ils l’avaient foulée de leurs pieds laborieux, arrosée et fécondée de leur sueur, remuée de leurs bras robustes. Aussi la connaissaient-ils de tous ses vallons et monticules, dans tous ses plis et replis. …… C’était la plus vieille terre de la paroisse que leur ancêtre Louis Corriveau avait en quelque sorte fondée, quand il était venu s’y établir, il y a bientôt  deux siècles.

(…) Il ne restait plus qu’un arpent de terre à défricher. On y avait abattu les arbres depuis deux ans. Cette dernière année on avait fait brûler les branches sèches, on n’avait qu’à l’essoucher. C’était un travail que Corriveau voulait faire depuis longtemps, mais il n’avait jamais un moment de répit, tantôt occupé par les semences, tantôt par la fenaison et par la récolte, et enfin empêché par la réclusion des longs hivers. Cette année il avait décidé de finir ce morceau de terre. Il avait donc convoqué ses voisins à une grande corvée, profitant de la morte saison, c’est-à-dire des quelques jours qui s’écoulaient entre le temps des foins et celui de la récolte du grain.

Un beau matin de la mi-juillet, une trentaine d’hommes robustes, avec leurs chevaux et leurs outils de défrichement, arrivèrent à la maison de Corriveau. C’étaient les fermiers voisins accompagnés de leurs grands fils. Ce contingent se dirigea vers le champ de souches calcinées. Les chevaux faisaient sonner leurs attelages et les hommes riaient à gorge déployée des plaisanteries faciles qu’ils échangeaient. Ce fut une ruée générale au dernier vestige de la forêt qui cédait, vaincue devant tant de bras aux muscles saillants. Leur travail était prompt et effectif. On attachait un crochet au moyen d’une chaîne autour de la souche et on faisait donner aux chevaux un fort coup qui arrachait l’arbre, fouillait le sol et laissait les racines à nu. Ces hommes se regardaient et riaient de se trouver si noirs du charbon de tant de branches carbonisées. Le travail progressait. Corriveau allait des uns aux autres, encourageait, félicitait et distribuait de grandes bolées de bière faite à la maison.

Les voisines s’étaient également réunies pour aider à la préparation du repas de midi. Il fallait un dîner substantiel pour ces hommes qui faisaient un si rude travail. On leur servit une bonne soupe grasse aux choux, de gros morceaux de lard blanc comme du lait, des tartes aux pommes enveloppées d’une croûte dorée.  On réservait les plats délicats, les viandes fines pour le repas du soir, qui était le banquet du jour, suivi d’une danse.

À quatre heures de l’après-midi on avait porté au champ la collation qui consistait en tartines de crème au sucre d’érable. Les corvées sont des véritables fêtes à la campagne.

La journée allait bientôt finir. Les hommes s’en iraient, chacun chez soi pour se laver, s’endimancher et la fête commencerait.

À la maison de Corriveau, l’activité était intense. On avait tué, pour l’occasion, deux agneaux et un veau gras. Les fourneaux suffisaient à peine pour tous ces rôtis dorés qui mijotaient doucement, pour ces poules et ces oies superbes dont la peau se fendillait en cuisant.  Et toutes ces femmes, jeunes ou vieilles, excitées par la chaleur du poêle, par la joie de danser bientôt, couraient, les mains enfarinées, se trompaient, gesticulaient, parlaient, riaient, se battaient, car il fallait aussi qu’elles fissent un peu de toilette avant de se mettre à table. Elles revêtiraient leur belle robe de flanelle, la plus légère, d’un travail compliqué, où les nuances se mêlaient. Pour la danse elles porteraient des souliers plats, achetés au village.

Les hommes commençaient à arriver avec leur compagnie. Ils étaient beaux dans leur complet d’étoffe du pays. Chacun s’asseyait à table avec sa femme. Ce fut la joie de vivre. Ces gens aux santés superbes ne perdaient pas une bouchée. Ils causaient, riaient, se taquinaient. L’allégresse était dans tous les cœurs et dans tous les yeux.

Au dessert il y eut des exclamations. Les tartes étaient bonnes, les croquignoles fondantes. Les hommes félicitaient les ménagères et tout ce monde était heureux,  sans feinte et sans pose.

On avait hâte de danser. On eut vite fait de desservir les tables. Le violoniste était arrivé et déjà il occupait un poste élevé sur un escabeau. Aux premières mesures les pieds trépignaient d’impatience. La musique leur donnait des ailes … Tout le monde dansa, jeunes et vieux. Les jeunes dansaient les quadrilles qui était une danse nouvelle, les vieux les cotillons, les pavanes, les bourrées.

https://www.youtube.com/watch?v=Hvaz5gqXqRc

On fit même danser un vieux et une vieille de quatre-vingts ans. C’était un spectacle attendrissant et joyeux que de voir ces braves gens démener leurs vieilles jambes toutes raides des durs travaux de la vie. »

https://www.youtube.com/watch?v=Ua7ZS2H3pXw

Roger Huet

Chroniqueur

Président du Club des Joyeux

https://lametropole.com/category/arts/arts-visuels/

www.lametropole.com/category/gastronomie/vins

 

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Ce Québécois d’origine sud-américaine, apporte au monde du vin, sa grande curiosité, et son esprit de fête. Ancien avocat, diplômé en sciences politiques et en sociologie, amoureux d’histoire, auteur de nombreux ouvrages, diplomate, éditeur. Dans ses chroniques Roger Huet parle du vin comme un ami, comme un poète, et vous fait vivre l’esprit de fête.