Deux médailles de bronze sur fond bleu figurant la Gastronomie.

Le plus ancien club gourmet du Canada

Jour 13 d’isolement.

À la fin du dix-huitième siècle, deux systèmes dominent la traite des fourrures au Canada: La Compagnie de la Baie d’Hudson qui pratique le système de comptoirs ou de factoreries côtières. Ses agents attendent la venue des autochtones chargés de peaux en provenance de la Terre de Rupert, qui comprend la Baie d’Hudson et ses affluents.  Les Français, par contre, préfèrent le commerce «en  dérouine» ou de façon itinérante. Ils forment des petites sociétés qui envoient des agents pour commercer avec les autochtones chez eux. Leur territoire comprend Le Saint-Laurent, les Grands Lacs, le haut Mississippi et ses affluents, les Prairies et le sud du Bouclier canadien. Leur quartier général est à Montréal et plus tard à Lachine.  Après la conquête anglaise, des Écossais et des Américains s’associent aux maisons françaises et créent des liens commerciaux avec Londres.

La fondation du Beaver Club

Vers 1777, un groupe de négociants qui compte parmi eux Nicholas Montour, Maurice Blondeau et Peter Pond décident de s’associer pour mieux concurrencer la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ils fondent la Compagnie du Nord-ouest (North West Company), on les connaît depuis comme les Nor’westers. En s’assurant du monopole sur le lac Athabasca, la Nord-ouest domine bientôt le commerce de la fourrure.

Le groupe décide de fonder le Beaver Club à Montréal, en février 1785. Il y a dix-neuf membres fondateurs dont huit Canadiens-français, six Écossais, trois Anglais et deux Américains. Pour se qualifier, il faut avoir séjourné pendant l’hiver dans le Nord-ouest, au Pays d’en haut, être socialement acceptable et obtenir l’unanimité des votes des membres.  Un peu plus tard,  le club établit qu’il y aura deux sortes de membres, les membres réguliers ne pouvant pas dépasser le nombre de cinquante, et les membres honoraires qui étaient limités à dix. Les membres en règle étaient surtout des riches négociants en fourrures, en activité ou à la retraite, des actionnaires très influents en politique, tous en relation avec la COMPAGNIE DU NORD-OUEST. Parmi les membres honoraires figurent des officiers de l’armée et des capitaines de vaisseau. Le club accueille aussi à certaines occasions des invités de marque, comme Lord Selkirk, président de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le Général Brock, le  Général Drummond, le célèbre commerçant en fourrures John Jacob Astor de New York, l’écrivain Washington Irving, Thomas Moore, le Capitaine Peter Grant et Sir John Franklin. Les membres du Beaver Club constituaient à cette époque, l’aristocratie de Montréal.

Le principal objectif du Club c’est de réunir ses membres pendant la saison d’hiver pour leur permettre d’enrichir leur vie sociale autour de copieux repas bien arrosés. On s’y raconte ses aventures de traite et on renforce les liens d’affaires.

Les réunions ont lieu tous les quinze jours, à partir du premier mercredi de décembre jusqu’à la mi-avril. Les invitations se font avec la formule du club : «pour discuter des mérites de l’ours, du castor et de la venaison». L’assistance est obligatoire pour tous les membres séjournant à Montréal et aucune excuse n’est acceptée à l’exception de la maladie. Dans les règlements du club il est interdit d’organiser ou de participer à une fête privée les jours de banquet du club. Les infracteurs doivent payer une amende de 6 bouteilles de vin de madère. Parfois le Beaver club se réunit pendant l’été pour accueillir des officiers de la marine marchande qui transportent les fourrures de la compagnie en Europe.  

Les lieux de réunion 

Le Beaver club n’a pas alors de local fixe. Les réunions se font dans différents endroits de Montréal. Vers 1800, le puissant Joseph Frobisher se fait construire un manoir, le Beaver Hall où se déroulent de nombreux banquets du Club. D’autres endroits sont la City Tavern de la rue Saint-Paul, l’Hôtel Montréal sur la Place d’Armes, et plus tard le Palmer’s Hotel. Vers 1815 la Mansion House Hotel, de la rue Saint-Paul devient le lieu favori des réunions.

Le rituel

La devise du club est « Fortitude in Distress » (Force d’âme dans le Péril)  qui est gravée sur une large médaille en or que chaque membre doit porter aux réunions. La médaille est suspendue à un ruban bleu, à la couleur du club. En cas de décès on remplace le ruban bleu par un noir, en signe de deuil. En plus de la devise, sont frappés sur la médaille le nom et l’année du premier ‘hivernage’ du membre au-dessus d’un canot avec quatre «voyageurs». À l’envers de la médaille on lit « Industry & Perseverance près d’un castor qui coupe un arbre.

Les dîners commencent à quatre heures. Des joueurs de cornemuse ouvrent la marche des mets. Ils précèdent les cuisiniers qui portent une tête de sanglier sous un dais, qui jette des flammes par la gueule.  

Souvent le menu comprend de la venaison braisée à la sauce de pain, du chevreuil des guides, des saucisses de venaison, des cailles au riz sauvage, des cailles du vieux trappeur, des navets marinés, du Sweet Peace à la sauce de pomme, et du pouding. Au moment du troisième toast, on sert le ‘Pemmican’ qui est fait de viande de bison séchée, que l’on fait venir exprès de la Saskatchewan, mélangée à des baies avec du lard, parce que c’est la nourriture de base de la traite, qu’on aime déguster dans l’ambiance feutrée de Montréal.  

Le tout est arrosé de vin de madère, de porto, de scotch, de brandy, de Porter et de bière. Une bonne provision de cigares, de pipes et de tabac, est également mise à la disposition des membres.

À chaque banquet, on prononce cinq toasts de rigueur: 1. À la Mère de tous les saints, 2. au Roi, 3. à la Traite et à toutes ses branches, 4. aux Voyageurs, à leurs femmes et à leurs enfants, et 5. aux membres absents. À la suite de quoi, les membres sont libres de rester ou de partir.

Les membres racontent leurs aventures en se passant le calumet, emblème de paix chez les amérindiens.  Un membre désigné fait une harangue.

Ceux qui restent après le cinquième toast de rigueur, ont l’habitude de prononcer d’autres toasts sérieux ou drôles.

Après minuit, les hommes mariés sont autorisés à se retirer, ensuite on procède au «Grand voyage». Pour cela les participants sont invités à s’asseoir en rangs sur le tapis, comme dans un canoë. Armés d’objets les plus hétéroclites en guise de pagaies, ils chantent les vieux chants des «voyageurs» en exécutant les mouvements des rameurs. D’après un récit de William McGillivray, à un dîner auquel participait Sir Alexander Mackenzie, qui était un habitué, on chantait encore à quatre heures du matin.

La mise en sommeil 

Le Beaver Club qui vivait au rythme de la compagnie du Nord-Ouest, est mis pratiquement en sommeil entre 1804 et 1807, à cause du décès de Simon Mc Tavish qui était son puissant moteur. L’échec de la Compagnie du Nord-ouest à absorber la Compagnie de la Baie de Hudson en 1804 et en 1805 a aussi contribué à son déclin.

La première renaissance 

En 1807, on approuve une nouvelle constitution, qui relance le club.  Alexander Henry était alors le seul survivant parmi les fondateurs. Le Beaver Club recrute 45 membres, pendant que les deux grandes compagnies de traite se livrent une bataille acharnée. Plus tard, avec l’établissement de comptoirs jusqu’au Pacifique, la traite devient beaucoup moins dangereuse et l’esprit d’aventure qui avait été le moteur du club s’évanouit. Le Club rentre à nouveau en sommeil en 1817.

En 1821, après une longue lutte, parfois sanglante, la Compagnie de la Baie d’Hudson finit par absorber la Compagnie du Nord-ouest.

La deuxième renaissance

En janvier 1827, George Simpson récemment nommé gouverneur de la Terre de Rupert, décide de relancer le Beaver Club. Dix anciens membres se réunissent au domicile de William Blackwood et élisent trois nouveaux membres James Keith, Hugh Faries, et George Simpson, lui-même.

Deux dîners se tiennent cette année au Masonic Hall Hotel, le 3 février et le 5 mars, mais l’esprit des Wester’s n’est plus. Montréal vit une crise financière, les peaux de castor n’ont plus la côte en Europe et le club retombe en sommeil.

La troisième renaissance

En 1958, un esprit vivifiant souffle à nouveau sur le Beaver Club. Le club est logé à l’enseigne du très chic restaurant de l’Hôtel Reine Elizabeth qui en prend son nom et qui devient un point de rencontre de haute gastronomie, où se réunissent les gens d’affaires montréalais mais aussi des grandes figures du Gotha international.  Certains de ces visiteurs de marque sont reçus membres du Beaver Club.

Lorsque Michel Busch a pris la direction de la restauration en 1984, c’est sous son impulsion que les agapes présidentielles du Club qui se tenaient toujours dans la salle à manger du restaurant furent déplacées au Grand Salon de l’hôtel. Ce furent pendant douze ans des événements grandioses pouvant accueillir jusqu’à 400 personnes qui se déroulaient dans le cadre de somptueux dîners de gala. Ils étaient ponctués de parades spectaculaires, escortées par des musiciens, auxquelles participaient, plus souvent qu’autrement, des animaux.

Qui ne se souvient pas de l’ours noir, mascotte du Club, du tigre qui s’était échappé de son chariot allégorique ou de cet immense éléphant qui, à cause d’une panne accidentelle du monte-charge de l’hôtel, avait dû descendre « à pied » les marches de l’étage des congrès jusqu’au Grand Hall pour accéder, à 2 heures du matin au boulevard René Lévesque où l’attendait un camion pour le ramener chez lui au zoo de Granby.

Suivant les changements du temps, les femmes furent admises comme membres en règle dans le plus vieux club du Canada, à partir de 1989.

Bien des gens faisant partie du gratin montréalais, du monde des affaires, de la classe politique, artistique et sportive, et des personnalités de renommée internationale sont membres du Bever Club. Pensons à Bill Gates, Jean Paul Grappe, Charles Dutoît, Paul Delage Roberge, Charles Aznavour, Lise Watier, Danielle Médina, Philippe Noiret, Johnny Hallyday, Eddy Mitchell et de nombreux chefs triple étoilés comme Paul Bocuse, Jean Troisgros, Antoine Westermann, les frères Pourcel, Georges Blanc, Émile Jung, Alain Ducasse, et tant d’autres dont on retrouve leurs dédicaces dans le grand Livre du Club.

La cérémonie était toujours grandiose. Le candidat, revêtu d’une superbe veste de trappeur, participait au rituel du calumet de la paix qui devait être fumé par lui et ses parrains, comme au bon vieux temps.

L’hivernage dans le Nord n’étant plus une condition pour devenir membre, on a établi une épreuve de courage où les candidats devaient cueillir du cou de Gui-Gui, l’immense ours noir, mascotte du Club, un collier qui portait leur médaille de membre. Dans les dernières années, après la mort de Gui-Gui on a remplacé l’épreuve de l’ours par un puissant bol de vin-chaud, chargé de brandy, de poivre et de poudre à canon.

En 2016 le Reine Elizabeth fermait ses portes pour rénovation pour un an et la nouvelle direction décida de ne pas rouvrir le restaurant où se réunissait le Beaver Club.

C’est ainsi que le Beaver Club, le plus ancien club gourmet du Canada, se retrouve à nouveau en sommeil en attendant que ses membres, gourmets passionnés, décident de rallumer la flamme de la gastronomie de prestige et de la bonne camaraderie dans un nouveau local où il connaîtra sa quatrième renaissance.  

Roger Huet chroniqueur

Membre du Beaver Club

Président du Club des Joyeux

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JGAPoésie Trois-Rivière

Ce Québécois d’origine sud-américaine, apporte au monde du vin, sa grande curiosité, et son esprit de fête. Ancien avocat, diplômé en sciences politiques et en sociologie, amoureux d’histoire, auteur de nombreux ouvrages, diplomate, éditeur. Dans ses chroniques Roger Huet parle du vin comme un ami, comme un poète, et vous fait vivre l’esprit de fête.