L’omelette sans œuf

Une peinture d'inspiration gastronomique représentant une famille profitant d'un dîner de Thanksgiving. Une peinture d'inspiration gastronomique représentant une famille profitant d'un dîner de Thanksgiving.
Jour 6 d’isolement

Je vous présente un texte gourmand de Jean-Camille FULBERT-DUMONTEIL qui est né en 1830 en Dordogne et qui était romancier et journaliste à Paris,  au temps du Second Empire. Il brossait des portraits comme des tableaux d’Arcimboldo. On lui doit une France gourmande qui est un chef-d’œuvre de gastronomie impressionniste.

Voici son admirable OMELETTE SANS ŒUF.

Jeanne avait la taille élégante de l’asperge, la peau veloutée des pêches, et les lèvres plus rouges qu’une fraise des bois. Ajoutez, s’il vous plaît, des yeux plus noirs que le fruit des cassis et des dents plus blanches que le doux lait d’amandes.

Elle portait une robe d’un beau vert laitue et autour de son cou un ruban plus jaune que la chair des potirons. Sur ses blonds cheveux un foulard éclatait comme une fleur de capucine. Jeanne était du Périgord et — vous pouvez me croire — de son troublant corsage s’exhalait un doux parfum de truffes… on l’aurait croquée !

Cordon bleu elle était cuisinière chez ma tante Élise, qui était dévote comme un rosaire, mais gourmande au point de mettre le feu à un confessionnal pour cuire un ortolan.

Son élève, Jeanne, dans la confection d’une multitude d’omelettes dont ma tante était friande.

Faut-il le dire ? je faisais de fréquentes visites à Jeanne, dont les sauces odorantes me charmaient tandis que sa grâce attirante éblouissait mon regard de seize ans.

Arrivons au jour mémorable où la jolie Périgourdine, dans un élan d’inspiration, inventa l’omelette sans œuf. J’y fus bien, comme vous allez voir, pour quelle chose…

Jeanne préparait pour le déjeuner une omelette aux morilles, régal favori de ma tante. J’arrive juste au moment où, la tête penchée sur le fourneau, elle étale à mes regards un cou éblouissant tout frisoté de cheveux blonds. Que voulez-vous ? J’y imprime un baiser d’amour! La jeune-fille pousse un cri, fait un bond, la poêle chavire et prend feu, le beurre s’enflamme et, dans mon trouble, je bouscule le panier aux œufs qui dans leur chute, improvisent une immense omelette sur le parquet ! Et je suis là, bouche bée, tout confus, plus blanc qu’un navet, regardant les coquilles vides et le visage gouailleur de Jeanne. Pas un œuf dans la maison, pas de marchands, pas de voisins. Que devenir ?

« Eh bien ! déclare Jeanne avec une crânerie charmante, puisque c’est comme ça, je vais faire une omelette sans œuf.

Je la vois encore, relevant jusqu’au coude la manche de sa robe, ajustant son foulard coquet et posant un doigt sur son front comme pour en faire jaillir l’inspiration. Elle a trouvé ! Très délicatement, elle pèle des pommes de terre qu’elle découpe par petits morceaux. Près d’elle, sur le fourneau, attend la poêle avec un beau carré de beurre fin, qui crépite et qui fond comme un rêve.

Le beurre pétille et chante. Au moment où il va brunir, Jeanne d’une main légère, verse les pommes de terre qu’elle retourne, qu’elle écrase doucement comme si elle voulait en faire une pâte d’or.

Sur cette nappe unie, compacte et jaunissante, elle sème poivre et sel, gousse d’ail et persil très finement hachés, laisse tomber quelques goutes de tout ce que l’huile d’Aix doit avoir de plus vierge… Puis, frappant  sur la queue de la poêle un coup autoritaire comme si elle faisait sauter un ministère, Jeanne retourne vivement l’omelette croustillante et dorée qui glisse de la poêle fumante dans le plat de porcelaine blanche. Un charme pour l’odorat, un plaisir pour la vue, un régal pour la bouche, un triomphe pour le grand art culinaire.

Devant l’appétissante invention, ma tante resta pétrifiée d’admiration. La fameuse « omelette sans œuf », si simple eut un succès immense dans tout le Périgord et les régions du voisinage. Quant à Jeanne, fille pratique, elle profita de sa renommée culinaire pour épouser un juge d’instruction qui ne tarda pas à mourir de la goutte en lui laissant de belles métairies.

Telle est l’histoire de l‘omelette sans œuf, succulente invention, née du baiser que je pris sur le cou ambré de Jeanne.

Ce plat rustique et joyeux, d’une pénétrante saveur, est une précieuse ressource pour les pauvres qui, aimant les omelettes, n’ont pas d’œuf sous la main et s’en passent avec avantage — ce qui doit beaucoup vexer les poules.

Cette page légère est un souvenir de prime jeunesse, ému et tendre, que je consacre à Jeanne, à ses joues rosés, à ses fossettes rieuses, à ses cheveux d’or, à son génie culinaire, à cette excellente omelette sans œuf!

Roger Huet

Chroniqueur

Président du Club des Joyeux

https://lametropole.com/category/arts/arts-visuels/

www.lametropole.com/category/gastronomie/vins

Poésie Trois-RivièreLe Pois Penché

Ce Québécois d’origine sud-américaine, apporte au monde du vin, sa grande curiosité, et son esprit de fête. Ancien avocat, diplômé en sciences politiques et en sociologie, amoureux d’histoire, auteur de nombreux ouvrages, diplomate, éditeur. Dans ses chroniques Roger Huet parle du vin comme un ami, comme un poète, et vous fait vivre l’esprit de fête.