The Power of the Dog 

The Power of the Dog : « des visions antagonistes de la
masculinité sous forme d’une tragédie »

« La normalité est une route pavée, on y avance facilement mais les fleurs n’y poussent pas »
(Vincent Van Gogh)
« Mes films sont des réactions à l’obsession de la société pour la normalité, sa propension à
exclure les déviants » (Jane Campion 1 )
« Je crois qu’il y avait un fantasme masculin selon lesquels les femmes faisaient de moins
bons films, des films un peu ennuyeux, ce qui justifiait leur marginalisation, ça aussi c’est
parti » (Jane Campion 2 )

●Cet article révélant et expliquant l’intrigue du film, il est recommandé de le lire après son visionnage

Jane Campion (première réalisatrice qui décrocha la Palme d’or à Cannes en 1993 3 ) avait jusqu’ici
exploré la psyché de personnages féminins qui étaient placés au centre de ses récits (qu’il s’agisse de
scénarios originaux ou d’adaptations d’œuvres littéraires). Des héroïnes fortes, passionnées, exaltées
et insoumises telles Fanny (Abbie Cornish) la rebelle amoureuse dans « Bright Star » (2009), Isabel
Archer (Nicole Kidman) dans «The Portrait of a Lady » (1996) qui refusait de se conformer aux
attentes de la société en repoussant le mariage, ou encore Ada McGrath (Holly Hunter) dans « La
Leçon de piano » qui, en exprimant son désir, mettait à mal les normes d’une société patriarcale et
machiste qui fige le sexe dit « faible » dans des rôles bien définis (« soit la bonne petite épouse ou la
jolie petite amie, c’est-à-dire des choix pauvres et réducteurs). Les figures masculines jalonnent
également sa filmographie mais hormis Georges Baines (Harvey Keitel) devenu l’amant de Ada (Holly
Hunter) dans « La leçon de piano » (que Jane filme explicitement en objet érotique) ou encore John
Keats épris de Fanny Brawne dans « Bright Star », la plupart d’entre elles sont plutôt désagréables et
sources de danger pour la gente féminine. Ainsi Alistair Stewart (Sam Neill) dans « La Leçon de
piano » est un mari rigide, insensible, jaloux, qui enferme son épouse, tente de la violer et lui ampute
un doigt à la hache pour la punir de son infidélité ; Gilbert Osmond (John Malkovich) dans
«The Portrait of a Lady », s’emploie à briser l’esprit d’indépendance d’Isabel Archer (devenue sa
femme) ; Matt Mitcham  (Peter Mullan), le père de Tui et de Noah, dans les deux saisons télévisuelles
« Top of the Lake » (2013 et 2017), est manipulateur, agressif et menaçant avec la présence dans la
série d’une kyrielle de harceleurs et de machistes. Démarche inédite, avec « The Power of the Dog »,

son huitième long métrage, la cinéaste se focalise sur un univers de cow-boys et plus
particulièrement sur l’un d’entre eux, Phil, qui constitue incontestablement son protagoniste
masculin le plus développé puisqu’il est au cœur de l’intrigue.
Ce nouvel opus est une adaptation littéraire du roman éponyme de Thomas Savage 4 paru aux Etats-
Unis en 1967 5 (traduit en français sous le titre, « Le pouvoir du chien », et publié aux Editions Belfond
en 2002 6 ). Un ouvrage que la réalisatrice découvrit par l’intermédiaire de sa belle-mère qui lui offrit
cette œuvre. Séduite par ce récit, Jane Campion révéla avoir eu un rapport presque passionnel à
cette histoire lorsqu’elle réalisa qu’elle était en partie tirée de la propre vie du romancier, « on le
sent dans la matière première de l’œuvre  7 », précisa-t-elle. La fiction est imprégnée des pans de la vie
de l’écrivain, de ses expériences personnelles ; il a ainsi vécu avec sa mère dans un ranch dans le
Montana où il ne se sentait pas à sa place et William Brenner 8 , le frère de l’homme que sa génitrice
épousa, était un cow-boy endurci, tyrannique, qui rappelle Phil, l’anti-héros du roman. Quant à Peter,
l’un des personnages gravitant autour de Phil et dont les liens avec ce denier sont des plus ambigus, il
s’avère en quelque sorte la doublure du romancier lui-même. Il est admis que Savage, marié à la
nouvelliste Elisabeth Fitzgerald avec qui il a eu trois enfants, était homosexuel (il se considérait
comme « un gay dans le placard ») ; mais c’était les codes obligés de l’époque où dissimuler son
orientation sexuelle était la seule parade socialement envisageable. Les droits du roman étaient
détenus par Roger Frappier 9 lequel, subjugué par ce texte, parvint à les acquérir après dix-huit mois
d’attente 10  . Le producteur Québécois, qui accepta de les céder à la cinéaste après leur rencontre au
Festival de Cannes en 2017, fut également conquis par la première ébauche du scénario que
Campion concocta avec Tanya Seghatchian 11 (coproductrice britannique) en une dizaine de jours dans
un hôtel à Londres en consultant Annie Proulx (l’auteure de Brokeback Moutain en 1997, une
nouvelle qui évoque une passion clandestine entre deux cow-boys dans les plaines du Wyoming) qui
a d’ailleurs rédigé la postface de la réédition de l’ouvrage de Savage 12 .
La réalisatrice a tout d’abord effectué de nombreuses recherches, en 2018, au Montana (lieu de la
narration), rencontra O. Alan Weltzien, le biographe de Thomas Savage 13 , avec qui elle visita le décor
d’enfance du romancier, en l’occurrence son ranch, « qui n’était pas vraiment photogénique et plutôt
sans relief ou commun 14  », dit-elle. Mais poser sa caméra dans « le pays du grand ciel 15  » n’était
financièrement pas envisageable ; aucune aide, ni aucun abattement de charges n’était consenti par
l’Etat 16 . C’est la région de l’Otago, dans le sud-est de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, qui fut
retenue pour sa topographie, ses vastes étendues rappelant celles du Montana ; ce sont des terres
vierges intactes comme au commencement du monde indiqua la réalisatrice dont c’est le pays
d’origine 17 . Des paysages majestueux faits de montagnes et de vastes prairies (qui font l’objet de

multiples plans larges) qui ne sont aucunement anodins ; ils constituent un personnage à part entière
dans le film et Savage pensait qu’ils façonnent le psychisme des hommes et des femmes qui y vivent.
Parfois la narration se déplace en milieu urbain, Georges, le frère cadet de Phil (accompagné de Rose,
son épouse) se rendent à la rencontre de ses parents sur le quai d’une gare (qui est celle de
Dunedin 18 ). Par ailleurs, le quartier victorien d’Oamaru 19 servit de cadre aux séquences où Rose vient
chercher son fils venu passer ses vacances au ranch. Le tournage (de 50 jours) débuta en janvier 2020
puis fut interrompu par la pandémie de la Covid 19 et reprit au mois de juin pour les quatre semaines
restantes. Les scènes d’intérieur furent tournées en studio à Auckland ; le mobilier d’époque fut en
grande partie importé d’une maison d’accessoires de Los Angeles 20 et son acheminement fut ardu
avec le renforcement des contrôles aux frontières de la Nouvelle Zélande qui étaient très stricts.
Le film est minimaliste (dans les couleurs, les échanges), « sans fioritures », un terme qui revenait
sans cesse dans les propos de Jane Campion 21 qui confia la direction photo à l’australienne Ari
Wegner 22 (avec qui elle avait déjà collaboré quelques années auparavant en 2015 sur une campagne
publicitaire pour une banque). La réalisatrice tenait à la présence d’une femme à ce poste
soulignant qu’elle apprécie l’équilibre entre l’énergie féminine et masculine autour du plateau ; et
ajoutant qu’elle sait qu’il « est difficile pour les femmes d’avoir une chance en tant que DP 23 même
lorsqu’elles sont talentueuses » 24 . L’exigence de Campion, pour ce recrutement, était la disponibilité
de son directeur photo tout au long des douze mois qui précédèrent le début de la production (ce qui
est une pratique quasi-inédite). Ce long laps de temps fut minutieusement utilisé non seulement à
des fins de repérages, mais également employé à parfaire la connaissance de la lumière durant la
période où ils tourneraient, à élaborer des story-boards, à parcourir le scénario 25 . Et les derniers
temps, la cinéaste et Ari Wegner jouaient elles même certaines scènes, prenaient des photos sur les
décors qui étaient en cours de finalisation.
L’une des raisons pour lesquelles nous souhaitions tourner en été, expliqua la directrice de la photo
« était que l’herbe a une qualité argentée presque monochrome, elle est tellement blanchie qu’elle
est presque métallique, c’est la clef de voûte de la palette des couleurs 26  ». On remarque les bruns
dorés des vastes panoramas, les extérieurs brutalement lumineux entrecoupés de plans sombres,
des faciès parfois sous exposés, un clair-obscur métaphorique (reflet de ce que veulent dissimuler les
personnages) dans les intérieurs. La lumière joue ainsi un rôle crucial sur le plan narratif. Wegner a
essentiellement retenu le déploiement de la lumière de l’aube en capturant les instants du
crépuscule et en évitant durant la journée les heures zénithales. Le ranch et ses dépendances furent
érigées en quelques mois seulement et dans des conditions météorologiques bien peu favorables
avec le vent, la neige et le gel ; les bâtiments furent également vieillis afin de reproduire l’aspect des
années 1920. Le chef décorateur néo-Zélandais, Grant Major (il a déjà travaillé dans son pays

d’origine pour la trilogie de Peter Jackson, « Le Seigneur des Anneaux 27  »  et collabora avec Jane
Campion sur son second long métrage 28 , « Un ange à ma table », 1990) imagina la demeure du ranch
en s’inspirant de Sagamore Hill, la résidence d’été de Théodore Roosevelt, à Long Island, dans l’Etat
de New York 29 . Le travail de Wegner et du chef décorateur fut nourri par les clichés d’Evelyn
Cameron 30 , une photographe britannique, qui s’installa dans le Montana au début du XXᶱ siècle (une
époque où il y avait bien peu de photographes et encore moins une femme vivant dans un ranch) ;
les archives du magazine TIME et la mini-série documentaire, « The West 31  » (1996).
Parmi les autres influences picturales du film, celles d’Andrew Wyeth 32 (Ari Wegner souligne à cet
égard qu’elle apprécie particulièrement l’atmosphère de ses œuvres, le sentiment, la solitude ou le
désespoir, « son travail ne romance pas les lieux, il y a une sorte de malaise qui est difficile à définir 33
») et de Lucian Freud 34 (peintre britannique figuratif, célèbre pour l’exposition détaillée de la chair
humaine) pour leur palette de couleurs restreintes, leurs compositions minimalistes, des
environnements très sombres. Quant aux références cinématographiques, Ari Wegner cite : «  A Man
escaped » (Un condamné à mort s’est échappé, 1956 35 ) de Robert Bresson 36 .
Le film, de prime abord, revêt les aspects d’un western classique, c’est à dire un genre
cinématographique qui réduit les personnages féminins à la portion congrue et où ce sont les
hommes qui se regardent les uns les autres 37 , relève Campion (mais où se sont néanmoins
aventurées avec talent quelques réalisatrices ces dernières années : Kelly Reichardt, « First Cow 38  »,
2020 39  ; Chloe Zhao « The Rider », 2017). Les premières images sont celles d’un troupeau de bétail
beuglant et soulevant un nuage de poussière dont la prégnance est telle qu’elle semble être à même
de se déposer sur l’épiderme du spectateur ; des cow-boys perchés sur leurs montures guident le
cheptel dans une vaste plaine puis sur une crête, deux d’entre eux chevauchant côte à côte.
Toutefois, le déroulement de la narration s’éloigne d’un western conventionnel où l’on sent la
poudre avec des duels sous le soleil en champ-contre champ et nous transporte dans bien d’autres
dimensions. Ici, ce ne sont pas des pistolets qui sont dégainés à tout va (ils n’apparaissent d’ailleurs
jamais dans le long métrage pas plus qu’ils ne sont évoqués dans le roman) mais d’autres armes bien
plus perfides. Hormis quelques propos venimeux, ce sont les violences psychologiques qui ont cours
sous forme de non-dits, d’indifférence, de sifflements réitérés, ou encore les cliquetis des éperons
sur le sol pour marteler une présence et ainsi intimider. Un banal instrument de musique comme le
banjo est également utilisé à des fins de coups bas (pour humilier). Les interactions entre les
différents protagonistes s’effectuent à pas feutrés. Aucun des personnages n’avance à visage
découvert, les méandres de leur psychisme sont révélés très peu à travers le verbe (les dialogues
sont d’ailleurs le plus souvent succincts). C’est le langage corporel qui prévaut, en l’occurrence les
regards, les traits du visage en disent long et racontent une hostilité sourde et contenue, celle de Phil

envers Rose, sa belle-sœur, comme les expressions faciales de cette dernière traduisent ses frayeurs.
Quant au visage bien peu expressif de Peter (le fil queer de Rose, issu d’un premier mariage), il prête
à bien des questionnements. Par ailleurs, ce long métrage est empreint de mystères, de lutte
silencieuse, de vengeance sournoise, de perversité mais également de sensualité. Les rapports de
pouvoir entre certains protagonistes se métamorphosent d’une manière imprévisible jusqu’à
s’inverser et ainsi révéler que le plus cruel n’est peut-être pas celui auquel on pense d’emblée. Parce
que les apparences sont trompeuses, un peu comme dans la fable Le Chêne et le Roseau de Jean de
La fontaine, où le plus fort s’avère finalement celui qui semblait le plus faible et le plus insignifiant.
Jane Campion déconstruit par petites touches la figure du cow-boy, viril sans faille et invulnérable, en
faisant émerger ses plus profondes sensibilités, ses désirs inavouables mais aussi ses doutes dans une
société hetéro-normative et homophobe percluse de préjugés. Avec une rare habileté et virtuosité,
elle laisse très nettement transpirer un homo-érotisme suave qui n’apparaissait, jusqu’ici dans les
westerns, que dans les sous textes (incontestablement la réalisatrice sait filmer le désir avec
érotisme) ; la mise en scène privilégie la confrontation entre plusieurs types de masculinité dont
l’une est particulièrement toxique. Campion explique « qu’essayer de la comprendre et de la
reconnaître, c’est la seule façon de changer cette masculinité. Vous ne pouvez pas simplement vous y
opposer, cela reviendrait à jeter de l’huile sur le feu. Vous devez comprendre pourquoi ces hommes
causent des dommages aux autre et à eux-mêmes 40  ». Le titre du film est énigmatique, il est inspiré
d’un passage biblique (le verset 21 du Psaume 22 41 dont l’écriture est attribué au roi David 42 ) lu par
Peter qui tient une bible entre ses mains et survient dans l’une des dernières minutes du film :
« Protège mon âme contre le glaive, ma vie contre le pouvoir des chiens !  43 ». Selon Jane Campion,
l’on ne peut pas s’arrêter sur un sens clair du texte, elle considère qu’il s’agit d’une sorte
d’avertissement ; le pouvoir du chien serait toutes ces pulsions profondes et incontrôlables tapies
dans chacun de nous qui, si on n’y résiste pas, peuvent venir nous détruire 44 . La musique, un son
dissonant où dominent les instruments à cordes frottées (dont le violoncelle) et les percussions 45 ,
renforce pertinemment le climat anxiogène et oppressant du film ; une bande-son qui fut concoctée
par Jonny Greenwood (le guitariste de Radiohead). La metteuse en scène a choisi le compositeur
–qui a d’ailleurs signé peu de musiques de film- après avoir apprécié son travail sur le long métrage
de Paul Anderson, « There Will Be Blood » (2007) 46 . Le récit, qui entrecroise plusieurs joutes entre les
différents personnages, oscille entre accélérations elliptiques et une certaine lenteur ; il est découpé
en cinq chapitres d’une longueur inégale avec des plans qui ressemblent à des tableaux, des jeux de
profondeur de champ (la peinture fut le premier amour de la réalisatrice 47 ). Ainsi certaines scènes
sont filmées depuis l’intérieur du ranch ou encore de la grange et donnent une vue carrée ou
rectangulaire avec des images particulièrement léchées sur le monde extérieur avec l’imposante
montagne au loin.
Pour le rôle principal (Phil Burbank), la metteuse en scène songea dès le départ à Benedict
Cumberbatch, séduite par sa performance dans la mini-série « Parade’s End  48 ». L’acteur britannique

qui campait jusqu’à présent des personnages plutôt raffinés 49 est, ici, à contre-emploi ; il explora pour
son jeu la méthode Stanislavski 50 (encouragé par Campion) qu’il poussa à l’extrême et il ne lésina pas
non plus sur les apprentissages (monter à cheval, jouer du banjo, émasculer le bétail, rouler une
cigarette jusqu’à pratiquer la taxidermie). A l’origine, Paul Duno 51 devait camper Georges Burbank et
Elisabeth Moss (l’héroïne de la série policière, « Top of the Lake », réalisée par Campion) était
pressentie pour incarner Rose, son épouse. Mais les engagements et des contraintes d’horaires se
chevauchant avec d’autres productions, Paul Duno était retenu pour « The Batman » de Matt Reeves
et la présence d’Elisabeth Moss était incompatible avec le tournage de la série Handmaid’s Tale (« La
Servante écarlate » où elle tient le rôle principal (June Osborde), contraignirent les deux interprètes à
décliner l’offre. Pour incarner le couple le choix de la réalisatrice se reporta d’une part, sur Jesse
Plemons, connu sur le petit écran pour ses rôles dans « Friday Night Night », « Breaking
Bad » ….(l’acteur, précisa Campion, se voyait plutôt interpréter Phil et ceci afin d’élargir son registre
de jeu 52 ) et d’autre part, sur Kirsten Dunst (l’adolescente rebelle dans « Virgin Suicides »,
l’impertinente « Marie Antoinette » de Sofia Coppola). Ce fut finalement une belle opportunité et un
atout indéniable pour la cinéaste puisque Jesse Plemons et Kirsten Dunst sont unis maritalement
dans la vraie vie depuis plusieurs années (ils ont d’ailleurs déjà joué un rôle de mari et de femme
dans la deuxième saison de la série télévisée, « Fargo »). Quant à Kodi Smit-McPhee, (Peter, le fils de
Rose), née en 1996, il est incontestablement la révélation du film 53  ; il avait été remarqué pour sa
prestation aux côtés de Michael Fassbender dans « Slow West », un western original de John
Maclean. A noter que le jeune acteur australien souffre d’une forme d’arthrite à la colonne
vertébrale et de perte de vision de l’œil gauche, une pathologie dont il ne s’est jamais plaint malgré
son jeune âge, indiqua Jane Campion 54 .
La particularité de ce film tient à ce qu’il est distribué, depuis le 1er décembre 2021, exclusivement
par Netflix (c’est à dire accessible à des spectateurs qui ne se seraient pas nécessairement rendus
dans les cinémas pour le découvrir). Force est de reconnaître que sans les 30 millions de dollars mis à
disposition de la cinéaste par la plateforme américaine de streaming, ce long métrage n’aurait jamais
pu voir le jour. Personne ne proposait un budget comparable, spécifia Jane Campion (elle n’avait
d’ailleurs jamais reçu un tel montant pour un tournage depuis « The portrait of a lady 55  ») ; « c’était
comme travailler avec les Médicis », ajouta-t-elle 56 . La réalisatrice dans une interview en novembre
2021 déclara « qu’elle s’est rendue compte que les gens de Netflix aiment profondément le
cinéma ; ils souhaitent collaborer avec des auteurs sur des projets exigeants 57  ». La qualité du film
tend d’ailleurs à transcender le support et nécessite plusieurs visionnages pour en percevoir toutes
les subtilités. Le film devait concourir au Festival Cannes, mais Netflix refusa d’envisager une sortie
en salles dans l’hexagone (condition sine qua non pour participer à la Sélection officielle) et ne se
résolut aucunement à la présentation de cette œuvre hors compétition. Le long métrage fut

remarqué à la Mostra de Venise en 2021 où il décrocha le Lion d’argent (prix de la mise en scène).
« The Power of the Dog » fut projeté dans un nombre limité de salles obscures aux Etats-Unis afin de
pouvoir concourir aux Oscars 2022 et lors de la cérémonie de remise des prix, Jane Campion fut
sacrée Meilleure réalisatrice pour son film (elle fut ainsi la troisième femme après Kathryn Bigelow
(« Démineurs ») en 2010 et Chloe Zhao (« Nomadland ») en 2021 à recevoir une telle distinction.

LA NARRATION : une simplicité en trompe l’œil

La famille Burbank

Les frères Burbank, deux célibataires endurcis, sont les héritiers du plus grand et plus prospère ranch
de la région ; leurs parents (qu’ils surnomment Vieux Père 58 et Vieille Mère 59 ) se sont éloignés et
retirés en ville à Salt Lake city. Issus d’une famille instruite comme en témoignent les bibliothèques
chargées d’ouvrages du ranch, ils forment un bien curieux duo ; hormis les liens de sang, ils sont
singulièrement dissemblables tant  par leur physionomie que par leurs traits de caractères et leurs
comportements  (déjà dans son premier long métrage, « Sweetie », en 1989, la cinéaste dépeignait
les relations difficiles entre deux sœurs que tout opposait, l’une étant effacée et l’autre
extravagante).
L’aîné, Phil, brun, quadragénaire, les yeux bleus, le regard perçant, est un cow-boy longiligne et
musclé sec. Bien peu porté sur l’hygiène, jamais rasé, toujours une cigarette à la bouche, il est
couvert de crasse (l’acteur a d’ailleurs cessé de se laver pour coller à son personnage) ; une posture
qui lui permet de se tenir à distance de la bonne société qu’il exècre en indiquant à tous ceux qui
tenteraient de trop l’approcher qu’il a été avec les chevaux toute la journée. C’est un dur à cuire qui
ne sourit jamais, vindicatif, arrogant, avec des manières de soudard ; il abhorre les règles de bonne
conduite et l’ostentatoire.
Sa silhouette, qui n’est pas sans évoquer celle de Daniel Plainview incarnée par Daniel Day-Lewis
dans « There Will Be Blood » (un prospecteur, devenu magnat du pétrole, qui a une soif de
domination), est omniprésente dans le ranch jusque dans les arrières plans. Il semble tout puissant,
la scène où il avance droit sur le troupeau qui s’écarte afin qu’il puisse se frayer un chemin rappelle
un événement biblique avec Moïse lorsque les eaux de la mer Rouge se fendirent pour laisser le
passage aux Hébreux.
Phil règne en maître avec autorité sur le ranch suscitant tout à la fois la crainte et l’admiration des
employés vachers ; cet homme viril (dont le visage fait l’objet de multiples gros plans) avec son allure
hiératique s’inscrit pleinement dans les stéréotypes traditionnels de la représentation masculine ; il
s’enduit de boue comme le colonel Kurst (cet homme devenu un monstre après avoir vécu les
horreurs de la guerre dont il n’a pas été un simple témoin mais un acteur dans « Apocalypse Now »

 

de Francis Ford Coppola). Incontestablement le fait que Phil surjoue la masculinité au quotidien prête
à suspicion (ne dissimulerait-t-il pas une mentalité qui serait l’inverse de celle qu’il affiche ?).
Le portrait qui s’esquisse peu à peu n’est guère flatteur. Méphistophélique, misogyne, xénophobe
(Savage avance qu’il est dans la détestation des Noirs, des juifs, des Indiens qui sont dès cette
époque, le premier quart du XXème siècle, déjà parqués dans des réserves) et homophobe, il ne
supporte pas les « chochottes » (garçon douillet aux manières efféminées) ; autant de traits qui le
rendent abject.  Hermétique à tout changement, il a la nostalgie des temps glorieux des pionniers, de
ces fermiers qui ont mené une conquête violente du territoire, s’appropriant les terres de l’Ouest où
ils se sont implantés en chassant les Amérindiens.  Il évoque d’ailleurs l’expédition de Lewis et Clark
de 1805 60 (considérée comme l’un des mythes fondateurs des Etats-Unis), « où il y avait de vrais
hommes », dit-il. Sauvage et malotru, paradoxalement ce cow-boy qui porte constamment son
« Stetson 61  » (un chapeau en feutre avec des bords très larges qui protègent des rayons du soleil) et
des jambières en peau de mouton (qui lui donnent un air de satyre) s’avère néanmoins attrayant
parce qu’il sait aussi se montrer charmeur, enjôleur dans certaines circonstances.
Le cadet, Georges, aux cheveux blonds, est tout en rondeur. Sensible, doux, délicat, introverti (c’est
un taiseux). Flegmatique, avenant, il est toujours empreint de bienveillance et arbore une belle
prestance avec ses costumes (trois pièces) amidonnés et son nœud papillon qu’il porte même
lorsqu’il monte à cheval. Georges préfère manifestement les mondanités à la terre, il fréquente le
gouverneur qu’il convie à la table du ranch.  Mais il est flagrant qu’il ne possède pas l’épaisseur ni le
charisme ni la vivacité d’esprit de son brillant aîné, il était en situation d’échec à l’université. Avec les
jeunes employés de la ferme, il ne sait pas comme Phil glisser la bonne réplique pour les divertir.
Les deux frères sont néanmoins inséparables jusqu’à dormir ensemble sur deux lits jumeaux étroits
comme un vieux couple ; ils partagent également leur chambre à coucher à l’hôtel lorsqu’ils sont en
déplacement pour le convoiement du bétail. Il se dégage parfois une certaine tendresse entre eux.
Mais Phil a toujours eu l’ascendant sur son cadet qu’il a toujours dominé, ne se privant pas de le
moquer voire de le rudoyer, en l’affublant de sarcasmes redondants sur sa surcharge pondérale :
« Fatso » (Gros-lard) et pointe son manque de cécité. Il reproche ainsi à son frère d’une part, d’être
bien peu bavard et d’autre part, son style de vie bien éloigné de sa fidélité aux enseignements reçus
par Branco Henry, leur mentor, qu’il érige en modèle, le meilleur cavalier qu’il ait connu.
Phil : un portrait à multiples facettes
Mais Phil, cette figure du mâle alpha et du mal, s’avère bien plus subtil, complexe et sophistiqué qu’il
n’y paraît. Bien que rustre, il n’en est pas néanmoins érudit. Diplômé en lettres classiques de
l’Université de Yale (un gros plan sur sa signature à la calligraphie soignée, déposée sur le registre de
l’hôtel où il passe une nuit avec son frère, indique ce passé d’étudiant), il sait tenir des conversations
brillantes. Mais il a préféré regagner la terre ; seul le travail sans relâche trouve grâce à ses yeux, il
n’a que mépris pour les futilités et l’argent.  Ce mode de vie austère loin du monde et de ses
mutations économiques et sociales convient à ses aspirations. Il a abandonné la gestion financière de
l’exploitation familiale à son cadet. Les mains de Phil, souvent en plans rapprochés, sont couvertes de

 

callosités, puissantes (indifférentes à la douleur lorsqu’il les écorche lors de divers travaux), habiles
tant pour pincer un banjo, tresser des cordes avec des lanières de cuir, planter des clôtures que
trancher les testicules des taurillons (le roman de Savage débute par cette séquence 62 ). Des mains
toujours nues et ainsi toujours sales pour accomplir toutes ces tâches même les plus ardues (dans le
roman, il est souligné que si les fermiers se dispensent de gants pour la castration, ils se protègent les
mains pour les travaux quotidiens et ceci afin d’éviter le frottement des cordes, les échardes, les
coupures, ampoules etc…) ; il est bien le seul dans le ranch à se dispenser de la moindre protection,
une négligence qui lui sera toutefois fatale. Si Savage indique que Phil s’adonne à la taxidermie, cette
compétence, qui traduit une fois de plus l’agilité de ses doigts, n’est pas mentionnée à l’écran. Phil
n’est d’ailleurs pas dépeint que comme une brute épaisse ; il a une passion, collectionne des pointes
de flèches indiennes qu’il dispose méticuleusement dans une vitrine à cet effet. L’un de ses passe-
temps favori consiste également à tailler dans le bois des meubles en miniature ; un travail délicat
révélateur d’une réelle sensibilité (Benedict Cumberbatch, affirma, à propos de son personnage, qu’il
y a chez lui une simplicité et une franchise qu’il admire, il ne se déguise pas, c’est une âme tellement
torturée 63 ).
Phil n’est jamais érigé en héros, c’est plutôt un anti-héros. C’est un homme profondément meurtri.
Derrière tout le venin et les diverses grossièretés qu’il n’a de cesse de répandre autour de lui, il
dissimule une blessure, un profond chagrin. Lorsqu’il est en ville ou en déplacement pour acheminer
le bétail, il s’abstient de consommer de l’alcool car il sait bien que ce breuvage délie trop facilement
la langue et il ne veut surtout pas s’épancher par inadvertance sur son moi intérieur. Et ceci d’autant
qu’il s’est construit et projette à l’extérieur une image d’hyper-masculinité. Cette dichotomie le
ronge peu à peu. Tous les désirs et émotions qu’il réprime transpirent, ici, avec beaucoup de subtilité
et de doigté. Phil a un dégoût de lui-même ; c’est un mécanisme de défense psychique qui lui permet
de rejeter un pan de son moi intérieur. Cet homme souvent répugnant mais également incandescent
et parfois tendre est habité par un souvenir récurrent, celui d’un fantôme (qui hante ses pensées et
qui semble le suivre comme son ombre) : Bronco Henry, un cow-boy disparu (vingt ans plus tôt) et
dont il ne parvient pas à faire le deuil. Il n’a d’ailleurs de cesse de relater à ses vachers, les exploits
de son icône.
Dans la grange, qui s’apparente à un sanctuaire, trône sur un socle, la selle de cheval de son
pygmalion (elle est assortie d’une plaque de cuivre mentionnant son nom ainsi que les années de sa
naissance et de son décès, telle une stèle) qu’il s’échine à polir comme une précieuse relique avec
une extrême douceur, exposant ainsi sa propre vulnérabilité. Bronco Henry n’apparaît jamais à
l’écran (on relève d’ailleurs très peu d’éléments sur le passé de l’ensemble des protagonistes, aucun
flashback) mais sa présence est omniprésente dans la psyché de Phil, c’est en quelque sorte le
cinquième personnage du film subtilement représenté par des objets lui ayant appartenus et qui sont
idolâtrés par Phil. Ainsi Campion laisse clairement deviner que bien plus qu’une simple amitié, c’est
plutôt une romance amoureuse qui liait les deux cow-boys. La révélation de Phil évoquant le
souvenir de leurs deux corps (probablement nus) qui se sont réchauffés l’un contre l’autre lors d’un
grand froid y contribue également. Mais Phil refoule sans cesse son attirance homosexuelle (ce qui
n’est pas sans rappeler Ennis 64 , pour qui le désir n’est psychologiquement pas montrable et qu’il
porte comme un fardeau, dans « Le Secret de Brokeback Moutain » de Lee Ang en 2005).

Si lors de ses promenades en solitaire Phil porte un regard appuyé voire concupiscent sur les vachers
se baignant nus, il ne se joint pas à eux, préférant regagner en toute discrétion son jardin secret ;
c’est à dire un petit coin de nature dissimulé derrière d’épais buissons de sauges où coule un bras de
rivière. « Le soleil n’est pas plombant, il est filtré par les arbres et les arbres fredonnent des
chansons, leurs feuillages s’embrassent…. C’est un lieu vivant où bruissent tous les évènements de la
nature …, c’est comme un compagnon pour lui  65 », précise la réalisatrice. Dans cet antre, qui tient de
l’Eden, il fait tomber le masque d’une virilité exacerbée. On le découvre nageant en toute quiétude
ou bien prenant le soleil allongé dans les hautes herbes où il extirpe de son entrejambe un foulard
(brodé aux initiales de Bronco Henry) qu’il utilise ensuite pour caresser longuement son torse nu,
et son visage puis plonge sa main dans son pantalon pour se masturber. La grande faiblesse de Phil,
c’est qu’il ne possède aucun ami ; Rose lui a enlevé son frère. Or il a manifestement besoin de
compagnie masculine et d’affection ; il est à la recherche d’une relation platonique (son attirance
envers Peter est indéniable). Finalement Phil n’est pas un si mauvais bougre, mais il est contraint de
dissimuler ses fêlures de sorte que l’on ne sait plus trop s’il on doit aimer ou pas le personnage ; il
doit se protéger parce que les conventions sociales le condamnent à ne pas être lui-même (il n’y a
pas de place pour ses désirs intimes). Les normes sociétales patriarcales écrasent les protagonistes
masculins et féminins en conditionnant leurs comportements.

Le duel Phil/Rose : le prédateur et sa proie
La vie au ranch semble un éternel recommencement, l’acheminement des bovins d’un emplacement
à un autre ; une monotonie, mais surtout une solitude, qui ne sied plus à Georges qui souhaite
rompre avec un célibat qui lui pèse et, peut-être par la même occasion, se délester de l’omnipotence
et de la misogynie de son frère, comme une tentative d’émancipation. Cette intention loin d’être
anodine vient semer le trouble (un pavé dans la mare) dans la vie du ranch, réglée comme du papier
à musique et représente un défi à l’ordre établi jusqu’alors. C’est lors d’une étape, après une journée
de transhumance du bétail, où les deux frères doivent se restaurer et passer la nuit à Beech au Red
Mill Hotel (l’unique auberge du coin) que le cadet s’éprit de la tenancière de l’établissement au doux
prénom de Rose. Ce fut la rencontre de deux êtres esseulés. Georges épousa cette femme veuve en
catimini sans aucunement y associer Phil qui est ainsi placé devant le fait accompli (il y a cette scène
où Georges confie à Rose sa joie et son émotion de partager désormais sa vie à ses côtés et laisse
échapper une larme). L’arrivée de Rose au ranch perturbe irrémédiablement les liens qui unissaient
les deux frères ; Phil le ressent comme une trahison : « Si tu veux de la fesse … t’es pas obligé de
signer un contrat », dit-il à Georges. Rose lui a volé son frère ; il est convaincu que celle-ci ne
convoite que la fortune familiale. Très possessif envers « Georgie boy » comme il le surnomme
souvent et profondément frustré, il n’accepte pas l’idée que celui-ci puisse lui échapper et ainsi
accéder au bonheur conjugal (les ébats du couple, audibles de sa chambre, lui sont insupportables) ;
Phil, lui, ne se nourrit que de souvenirs, son frère, c’est la seule attache qui lui reste.
Phil n’accepte pas la présence de cette pièce rapportée qu’il considère comme une intruse, une
opportuniste.  Jusqu’ici tout était sous son emprise ; or il ne contrôle pas cette femme pas plus que
son fils issu d’un premier lit, un étudiant en médecine qui paraît aussi fragile et anachronique qu’une
pièce de porcelaine dans l’univers du ranch. Il entre en rage, après l’annonce du mariage, frappant

avec violence son cheval en professant des insultes misogynes qui sont en fait adressées à sa belle-
sœur. Phil affiche ouvertement son aversion pour Rose qui d’ailleurs représente un sexe pour lequel
il n’éprouve aucune inclination ; dans une scène préliminaire, tandis qu’il est en ville, il ne prête
guère d’attention aux prostituées du saloon, pas le moindre regard, tandis que ses employés dansent
avec entrain le fox-trot 66 au bras de ces femmes. Pour Rose, son union avec Georges est une aubaine,
elle lui permet de s’extraire de sa condition et d’assurer un avenir à son fils. Mais elle éprouve bien
des difficultés à s’intégrer dans ce milieu bourgeois dont elle ne possède pas vraiment les codes (la
différence sociale est d’ailleurs plus accentuée dans le roman que dans le film). Dans cette nature
immense, Rose comme Ada (dans « La leçon de piano ») se retrouve confinée dans une cage dorée
d’où il semble bien difficile de s’extirper. Le ranch est un monde d’hommes où les femmes sont
recluses dans le foyer (et où chaque individu a une place bien déterminée dans la hiérarchie sociale) ;
un espace qui est replié sur lui-même, comme coupé du monde, avec néanmoins quelques incursions
de la modernité en ce début de l’ère industrielle- premier quart du XXᶱ siècle- avec l’automobile
familiale conduite par Georges qui épouse ainsi son époque. La maison d’habitation à plusieurs
étages et aux larges dimensions est très confortable, disposant de l’électricité (grâce à un
générateur), d’une plomberie intérieure et du chauffage central ainsi que d’une salle de bain avec
baignoire (que ne fréquente jamais Phil). Toutefois, la demeure est lugubre avec ses murs sombres et
lambrissés, ses meubles en acajou, son style oriental, ses tapis persans surmontés de peaux d’ours.
Lorsque Rose emménage dans le ranch, l’accueil de Phil est glacial ; le feu est éteint dans l’âtre. Il
s’applique tout d’abord à ignorer sa belle-sœur honnie. Puis il n’aura de cesse de la narguer et de la
rendre malheureuse, de la tourmenter sans répit en lui rendant la vie impossible ; elle devient son
souffre-douleur (sur le plateau, en dehors des scènes, Kirsten Dunst gardait ses distances avec
Benedict Cumberbatch pour conserver une certaine tension dans le jeu à venir). Il martèle chaque
moment de sa présence dans le manoir en sifflotant ou encore avec le bruit, sur le sol, de ses bottes
avec des éperons à molette. Dans la maison, le grincement des fenêtres, le claquement des portes
traduisent un espace dont la vie se serait retirée et qu’exprime également la présence de multiples
trophées de chasse, en l’occurrence une volumineuse tête de cerf empaillée qui orne la cheminée 67
et plusieurs autres dans la montée d’escalier. Ce vide peut aussi s’expliquer par le départ des
parents, il symbolise également la vie cachée de Phil, le déséquilibre de sa vie sentimentale.
L’affrontement entre Phil et Rose ne relève que très peu du verbal mais s’inscrit dans les non-dits
entre autres, à travers une joute musicale mémorable qui est l’une de plus belles scènes du film.
Tandis que Rose est à la peine avec une partition qu’elle a entrepris de répéter avec application mais
qu’elle ne maîtrise pas, multipliant les fausses notes (La Marche de Radetzky de Johann Strauss père,
une pièce qui fut composée en 1848), Phil, muni de son banjo interprète avec brio la même mélodie
soulignant ainsi la pauvreté du jeu de sa belle-sœur dont le registre musical est habituellement bien
plus populaire (Jonny Greewood pour traduire le son du banjo a utilisé un violoncelle et a appris à en
jouer comme un banjo 68 ). Ce camouflet ramène Rose à son origine sociale, il l’affecte et la déstabilise
un peu plus. Elle a déjà subi par le passé une lourde épreuve, la mort précoce et subite de son époux,
John Gordon qui était médecin. Une information qui est réduite dans le film à sa plus simple
expression avec les images d’une pierre tombale que vient fleurir Peter avec des fleurs en papier.
Thomas Savage avait développé le personnage du docteur Gordon indiquant que Phil avait un jour

publiquement humilié dans un saloon cet homme, qui était devenu alcoolique, et  qui mis fin à ses
jours le lendemain de l’altercation. Mais Campion fit le choix de ne pas relater ce pan de la vie de
Rose ; une adaptation est toujours une vision, une interprétation.
Rose avec son visage pâle est douce, sensible, mélancolique (elle dessine une étoile avec du sucre en
poudre sur une table). Si elle paraît robuste, elle devient néanmoins de plus en plus anxieuse,
n’extériorisant rien et se contentant de souffrir 69 et se fane progressivement ; elle est finalement au
bord de l’effondrement précise Kirsten Dunst (une situation qui rappelle Justine, la mariée très
morose, plongée dans la torpeur, que l’actrice incarnait dans « Melancholia » de Lars von Trier,
2017 70 ). Peu de temps après son arrivée au ranch, Georges, qui semble attentionné, offre à sa femme
un piano demi-queue de la marque Mason et Hamelin (lequel possède une qualité sonore proche
d’un piano de concert) qu’il fait livrer et qui trône dans le salon ; un instrument qui est familier à
Rose puisqu’elle accompagnait au piano les films (qui étaient encore muets dans les années 1920)
pour le cinématographe. Entre les deux époux, après le mariage, il y a ce moment chaleureux, de
complicité amoureuse et de grâce lorsque sur le trajet automobile qui les mène au manoir Burbank,
ils se sont arrêtés au sommet d’une colline 71 pour un pique-nique impromptu où ils prennent une
tasse de café. Elégante avec son chemisier en tricot de couleur crème, Rose réussit à faire faire
quelques pas de danse à Georges 72 puis ils s’enlacent tendrement ; une situation qui ne se reproduira
que dans le dernier plan du film à la plus grande satisfaction de Peter. Mais on sait que Phil n’est
jamais loin et qu’il a fini par miner le peu confiance que Rose avait dans ses capacités musicales. Par
ailleurs, Georges, sans véritablement le mesurer, exerce avec insistance une pression sur sa conjointe
en la chargeant d’interpréter avec le piano nouvellement acquis un ou deux morceaux de musique
afin d’impressionner ses invités, en l’occurrence ses beaux-parents et des notables de la région (le
gouverneur Edward 73 et son épouse) lors d’une réception au ranch. Dans cette scène magistrale, à la
fin du repas, les convives prennent leurs chaises pour s’installer près du piano à l’arrière-plan et tous
leurs regards sont tournés sur Rose Burbank (vêtue d’une robe en dentelle blanche) qui est
demeurée assise à la table, la lumière est concentrée sur elle ; on décèle qu’elle est envahie par le
désespoir, tous attendent sa performance à laquelle elle ne saurait se soustraire. Elle rejoint
l’instrument du supplice, mais tétanisée, elle échoue, ne parvenant pas à effleurer les touches
d’ivoire suscitant quelques instants plus tard les railleries de Phil. La cruauté que déploie ce dernier
sur l’épouse de son frère peut rappeler celle de Stanley Kowalski (Marlon Brando) sur sa belle-sœur,
Blanche Dubois (Vivien Leigh), dans « Un tramway nommé Désir » d’Elia Kazan en 1951.
Rose désœuvrée et dépressive se réfugie dans l’alcool. Kirsten Dunst mentionna que le moment
précis où Rose se mit à boire n’était pas dans le script et son idée, qui fut reprise par Campion, était
qu’il apparaisse à l’écran 74 . C’est-à-dire à la fin de la scène précitée où après les remarques acerbes
de Phil sur son incapacité à jouer devant les hôtes de son mari, elle finit par ingurgiter le contenu de
son verre à cocktail déposé sur le piano. Et son état mental ira de mal en pis. On remarque, ici, que le
piano est une source de stress et de mortification tandis que cet instrument dans « La leçon de
piano » se révèle pour Ada, pianiste talentueuse, une libération (elle s’accomplit à travers l’art où elle
peut exprimer ce qu’elle ressent). Pour Rose s’étourdir dans les vapeurs de l’alcool s’avère la seule

échappatoire qui s’offre à elle pour survivre dans ce climat délétère et d’oppression sournoise. Elle
est une épouse délaissée, Georges est souvent en ville pour ses affaires. Et lorsqu’il assiste aux
humiliations de son épouse par son frère, il ne dit mot, fait le dos rond, feignant de ne pas
comprendre son mal-être ; son regard baissé au sol est particulièrement révélateur de sa totale
impuissance ainsi que de son absence de volonté à faire cesser les tourments de son aîné, lesquels
malmènent l’harmonie de son couple. Rose se retire le plus souvent dans sa chambre (dont le
mobilier lourd n’est pas vraiment reposant souligne Grant Major) où elle se terre. Elle commence à
perdre pied, déambule en titubant à la recherche de fonds de bouteilles de bourbon entreposées
autour de la maison ; une situation qui n’échappe pas à Phil qui en sifflotant lui signifie cruellement
qu’il est le témoin oculaire de son ivrognerie. Un jour en état d’ébriété, elle donne à des Amérindiens
de passage des peaux de bêtes qui séchaient au soleil que Phil entendait brûler ultérieurement. Son
habillement évolue au fur et à mesure de la narration, on la retrouve en chemise de nuit de ton rose
pâle lorsqu’elle est sous l’effet de l’alcool avec ses cheveux mouillés. Dans le rapport entre Phil et
Rose, le cowboy est filmé en contreplongée, ce qui accentue son aspect prédateur, tandis que Rose
est souvent toute petite dans un cadre, faisant d’elle une proie sans défense.

Le duel Phil/Peter : mutation et basculement des rapports de domination.
Peter est un garçon discret, introverti, craintif, calme et créatif, il confectionne méticuleusement des
fleurs en papier blanches avec un cœur rouge (symbole universel de la féminité en raison de sa
troublante anatomie). Phil, le rencontra une première fois dans l’auberge tenue par sa mère avant
qu’elle n’épouse Georges. Le jeune homme qui aide sa génitrice dans son activité a l’idée originale
d’embellir et ainsi d’égayer les tables du restaurant avec ses créations florales. Par ailleurs, il porte
avec distinction, une serviette immaculée pour assurer le service de table dans un lieu qui n’était
guère propice au raffinement. Autant de délicatesses qui sont brocardées par Phil et ses acolytes qui
n’ont aucune considération pour ce genre d’attention. Provocateur, Phil n’hésite pas à enflammer
avec une bougie l’une des fleurs artificielles pour ensuite allumer sa cigarette sous le regard de Peter
qui ne broncha pas ; une nuisance qui affecta particulièrement Rose qui sanglote. Peter est un
étudiant en médecine, il s’enferme souvent dans sa chambre et dissèque d’un geste sûr des animaux
(qu’il a piégé) afin de parfaire son savoir en anatomie ainsi que sa dextérité dans le maniement du
scalpel ; plus tard dans la narration, il pratique cette activité avec une froideur et une distanciation
qui met bien mal à l’aise Lola (Thomasin Mckenzie 75 ) l’aide cuisinière qui épaule Madame Lewis
(Genevieve Lemon 76 ), la maîtresse de maison du ranch. Son angélisme tend également à s’estomper
lorsqu’il rompt le cou d’un lapin blessé, de sang-froid, en hors champ, avec pour seules images les
gouttes de sang qui ont giclé et perlent sur l’herbe jaune.
Lorsque Peter rejoint à son tour le manoir des Burbank, il semble bien perdu comme égaré, décalé et
maladroit dans ce monde de cow-boy qui lui manifeste une franche hostilité dès ses premiers pas
dans le ranch. Son apparence particulièrement soignée, ses manières précieuses irritent au plus haut
point. Le chapeau blanc surdimensionné qu’il arbore, sa chemise immaculée bien trop ample pour
lui, son style cosmopolite du début des années 1900 avec des jeans neufs et des tennis de toile
blanche, le singularisent également. La rivalité entre Phil et Peter est le cœur du récit. Dans un

premier temps, l’aîné des Burbank recourt au dédain, au dénigrement, et à l’intimidation. Comme
Peter représente à ses yeux tout ce qu’il ne veut pas être, il l’affuble de sobriquets : « Miss Nancy »,
« Petit Lord Fauntleroy 77  », « chochotte », n’ayant de cesse de se gausser de lui et de le ridiculiser
avec la complicité des fermiers. Ce fut bien plus tard qu’il l’appela finalement par son véritable
prénom. Rien ne semble en effet devoir rapprocher le cow-boy et l’étudiant fluet, qui est aux
antipodes de l’étoffe d’un super héros, s’exprimant avec un léger trouble du langage (un
zozotement) et dont la démarche est raide (Jane Campion suggéra d’ailleurs à Kodi Smit-McPhee de
consulter des spécialistes de la technique Alexander 78 pour mieux reproduire cette posture 79 ). Timoré,
réservé, replié sur lui-même mais constant dans son attitude, comme une chrysalide, il va s’ouvrir
pour le meilleur et pour le pire.
S’il ne laisse rien paraître, Peter n’est néanmoins pas épargné par les situations d’anxiété qu’il apaise
de façon névrotique  en pratiquant le hula hoop avec vigueur (il s’agit de faire tourner un cerceau
autour de sa taille) dans l’arrière-cour à la tombée de la nuit ; ou bien encore il fait grincer les dents
de son peigne pour gérer au mieux les émotions qui le traversent. Il est très proche de Rose et
dévoué ; son amour filial est très fort. Dévasté de constater que sa génitrice depuis son départ à
l’université sombre peu à peu dans l’alcool (elle était sobre auparavant), il redoute qu’elle ne soit
tentée de mettre fin à ses jours comme le fit son père. Peter est déterminé à la libérer ; ceci apparaît
très nettement lors du générique d’ouverture, où en voix off, le jeune homme fait part de cette
confidence sous forme d’une promesse : « Après la mort de mon père, je ne désirais que le bonheur
de ma mère. Quel homme serais-je si je n’aidais pas ma mère ? Si je ne la sauvais pas ? ». C’est ce
leitmotiv qui finalement guide sa démarche et il ira jusqu’à l’extrême dans cette quête. Tout au long
du récit, on remarque que Peter est bien peu loquace sauf pour énoncer quelques banalités, ce qui
est primordial c’est qu’il formule parfois de pertinents sous-entendus lorsqu’il questionne Phil sur sa
relation intime avec son mentor.
« Dans cette histoire de David et Goliath 80  », confronté à la malveillance de Phil, Peter résiste. Dans
une scène, il circule parmi les cowboys médusés par son apparence et sa nonchalance ; en dépit
des insultes qui fussent, il n’en continue pas moins, tête haute, sa déambulation animé par son
intérêt scientifique pour des oiseaux nichés dans les branches des arbres. Une telle contenance ne
laisse pas Phil de marbre. Ce dernier est secrètement ébranlé par ce jeune homme qui ne perd pas la
face, qui est libre dans l’expression de sa féminité, se tenant à l’écart des stéréotypes de son genre.
Par ailleurs, Peter ne se soucie aucunement des sarcasmes dont il fait l’objet ni des jugements, de qui
que ce soit, portés sur lui en continuant à avancer ; « il ne cherche pas à répondre aux attentes de
quelqu’un, il a un esprit inébranlable  81  ». Phil ne peut que jalouser une telle manière d’être, lui, qui
doit continuer de cultiver un simulacre de virilité sans faille.
Tout laisse penser, dans cette même scène, que la posture de Peter est intentionnelle afin
d’impressionner Phil ; mais comme le souligne Kodi Smit-McPhee cela exige beaucoup de courage,
de fierté 82 pour braver tous ses regards de mépris. On constate que Peter partage avec Phil une

même curiosité intellectuelle, un même sens aigu de l’observation (ce n’est que lorsque Phil se
montrera moins attentif qu’il chutera) ; ils sont, en outre, les seuls qui ont la capacité d’identifier
parmi les formations rocheuses la silhouette d’une tête de chien (ces montagnes voisines avec
l’ombre en forme de chien sont la chaîne Hawkdun dont le point culminant est de 1857 mètres).
Dans cette lutte insidieuse, un fait permettra à Peter de reprendre l’avantage sur son adversaire. Par
hasard, il découvre le havre de Phil où ce dernier se baigne en toute quiétude dans la tenue d’Adam.
Et près de là, il déniche dans une malle qui contient, parmi différents effets, des vieux magazines de
culture physique (agrémentés de photos d’athlètes nus) pieusement conservés. Si on prête attention,
on peut percevoir le nom de Bronco sur la couverture des revues. Ce legs est une information
précieuse pour Peter parce qu’il suggère que les liens entre Phil et son mentor allaient au-delà de
l’amitié et qu’ils ont probablement vécu une romance amoureuse (Jane Campion fait émerger par
petites touches l’homosexualité refoulée de Phil en recourant à de multiples symboles, des attitudes
plutôt explicites et des silences face à des questions posées qui demeurent sans réponses tandis que
l’ouvrage de Savage le sous-entend avec beaucoup plus de retenue laissant même place aux doutes,
à l’ambivalence). Peter a percé un secret ignoré de tous et il escompte en tirer profit.
Curieusement et contre toute attente, Peter se laisse approcher et parvient à attendrir Phil. Chacun
s’ouvre progressivement à l’autre, ils s’apprivoisent. Le cow-boy veut conquérir l’étudiant, le prendre
sous sa coupe, lui prodiguer de précieux conseils et ceci dans une stratégie de déstabilisation de Rose
en la dépréciant aux yeux de son fils et en attirant l’attention de ce dernier sur l’addiction très
prononcée à l’alcool de sa mère. Mais il souhaite également l’aguerrir, « faire de lui un homme »,
c’est-à-dire couper le cordon ombilical avec sa génitrice : « Ne laisse pas ta mère faire de toi une
lopette ! », dit-il à Peter.  Selon lui, le comportement et les faiblesses du jeune homme s’expliquent
par l’absence d’une figure paternelle qu’il entend ainsi combler. Il l’initie au tressage des cordes, lui
apprend à se tenir en selle. S’instaure entre eux une relation professeur-élève. Phil désire
profondément transmettre un savoir-faire dans la continuité et la veine de Branco Henry qui lui
enseigna toutes les ficelles du métier. Les deux personnages aux corps antagonistes deviennent de
plus en plus complices, devisent entre eux (se livrent des confidences) au grand dam de Rose qui se
sent de plus en plus démunie et abandonnée. Dans une scène très sensuelle, se déroulant dans la
grange, lorsqu’ils se retrouvent face à face, Phil enveloppe tendrement de sa main la nuque de Peter
; la corde qu’il tresse alors patiemment et fiévreusement à son intention est une puissante
métaphore érotique (comme la pêche dans « Call me by your name » de Luca Guadagnino ;
adaptation en 2017 du roman éponyme d’André Aciman) 83 . Dans un registre tout aussi suggestif
s’inscrit également le passage d’une cigarette des lèvres de l’un à l’autre des deux protagonistes.
La proximité entre les deux hommes est interrompue par la mort de Phil ; triste ironie pour ce
dernier qui avant sa mise en bière, est rasé de près et revêtu d’un complet, c’est-à-dire d’un
accoutrement qu’il abhorrait (et ce n’était pas certainement pas le souvenir qu’il souhaitait laisser de
lui). Sa disparition subite et la responsabilité de Peter à cet égard sont sujettes à diverses
interprétations. Il ne fait guère de doute que Phil ait succombé à l’anthrax, une maladie animale
transmissible à l’espèce humaine (il s’agit d’une bactérie dont les spores peuvent pénétrer
l’organisme par une coupure et entraîner une infection qui peut être fatale). Mais il pourrait s’agir
d’un simple aléa puisque rien n’indique que Peter savait lorsqu’il découvrit, lors d’une expédition en
83 Dans une scène Elio (brûlant de désir et frustré par l’attitude d’Oliver à son égard) extirpe le noyau d’une pêche et pénètre le fruit jusqu’à
l’orgasme. Dans le roman, Oliver finit par manger le fruit.

cheval en solitaire dans la montagne, que le cadavre de la vache dont il découpa soigneusement la
peau (les mains gantées) était infecté par la fièvre charbonneuse. Ce serait ainsi en toute naïveté
qu’il donna les lanières de cuir contaminées à Phil. Mais l’hypothèse la plus plausible est ailleurs. Il
est bien plus vraisemblable que Peter ait agi en toute connaissance de cause pour mener à bien son
funeste dessein, profitant de plusieurs occurrences favorables : l’entaille profonde et accidentelle à
la main de Phil ; l’absence de matières premières pour que ce dernier puisse achever de tresser son
lasso ; la possession d’un poison (la peau souillée qu’il avait judicieusement mis de côté). C’est un
acte qui semble ainsi prémédité  (son promoteur assiste d’ailleurs impassiblement à la contamination
de sa victime lorsque celle-ci plonge sa main blessée dans une bassine d’eau « parmi des tentacules
de cuir qui valsent dans les volutes de sang 84  »). Peter, qui a toujours le nez dans les livres de
médecine de son père, avait toute latitude pour puiser tout le savoir scientifique nécessaire sur le
bacille du charbon ; il a ainsi atteint son objectif avec une précision chirurgicale. En endossant le
costume d’un ange exterminateur, il s’avère ainsi aussi cruel que son persécuteur. A la masculinité de
Phil qui était malfaisante s’y substitue une autre qui semble tout aussi nuisible. Le rôle de Peter dans
la fin tragique de Phil se dessine d’une manière encore plus explicite dans autre scène, qui fut
tournée, mais finalement non retenue dans le film. Le monteur Peter Sciberras révéla ainsi que le
dernier plan du long métrage était un lent panoramique sur le bureau de Peter dans sa chambre qui
montrait un livre médical puis la camera se focalisait sur la définition de l’anthrax 85 (cette fin reflète
d’ailleurs plus fidèlement celle du roman de Savage). On peut considérer que Peter a toujours eu
l’intention d’éliminer Phil depuis l’affront des fleurs en papier réduites en cendres dans le restaurant
de sa mère si l’occasion se présentait (une idée qui est soutenue par Kodi Smit-McPhee 86 ). Sa
machination diabolique consista à tisser patiemment un lien de confiance avec son ennemi afin de
l’endormir puis à saisir le moment opportun pour le terrasser en toute discrétion (soit au moment où
Phil ému baisse la garde). Peter a supprimé l’obstacle à l’épanouissement du bonheur de sa mère ; il
a tenu son engagement, la préserver du mal.
Peter recèle une grande violence en lui ; il a probablement souffert de sa différence à l’école et
enduré diverse brimades d’autant que son père a mis fin à ses jours (à l’époque le suicide était
considéré comme un acte lâche) ; s’il n’indique pas verbalement son orientation sexuelle, plusieurs
actes peuvent induisent à penser qu’il est homosexuel (selon Jane Campion Peter, comme Phil, est
gay 87 ). Mais des humiliations subies, il en a tiré une force destructrice en reproduisant une
masculinité pernicieuse. Toutefois, après son forfait, tout semble rentrer dans l’ordre et il n’endosse
pas la carapace de Phil pour se protéger ; il a rangé ses bottes de cow-boy et son chapeau pour
recouvrer son apparence initiale avec ses baskets blanches. Kodi Smit-McPhee a d’ailleurs pertinent
bien résumé l’état d’esprit de son personnage en ces termes : « Vous pouvez toujours être fort, peu
importe votre apparence et votre comportement 88  ».
On peut encore s’interroger sur les motivations de Peter à conserver l’arme du crime (le lasso) qu’il
glisse subrepticement sous son lit. Il est vraisemblable qu’il ait agi ainsi en raison des sentiments qu’il
commençait à ressentir pour cet homme qui contribua à l’aider à surmonter certaines de ces peurs
(« où va l’homme qui obéit toujours à sa maman ? » affirme Peter, qui s’il aime sa mère, cherche aussi à s’émanciper). Il n’est pas certain que le futur médecin ressorte totalement indemne de cette
tragédie ; il devra vivre avec le poids écrasant de la culpabilité.

1 Jean-Luc Douin, « Jane Campion, héroïne complexe », www.lemonde, 6 octobre 2010.
2 www.lesinrocks.com, 30 novembre 2021.
3 Pour « La leçon de piano » (Oscar du meilleur scénario original).

4 Thomas Savage est décédé à l’âge de 83 ans en 2003.
5 Ce roman passa inaperçu lors de sa première parution et fut vendu autour de mille exemplaires.
6 Le livre est ressorti en France dans une nouvelle traduction (Editions Gallmeister, février 2019).
7 Kimberly Peirce, entretien avec Jane Campion, https://netflixqueue.com, 12 janvier 2022.
8 François Lévesque, « Jane Campion : rêver le cinéma », www.ledevoir.com, 8 octobre 2021.
9 Il a produit une cinquantaine de films dont « Le déclin de l’empire américain » (1986) de Denys Arcand, « Un zoo la nuit » (1987) de Jean-
Claude Lauzon …
10 Roger Frappier expliqua avoir découvert cette œuvre après avoir lu en 2010 une interview de Gérard Depardieu dans un magazine qui
faisait l’éloge de ce roman. Il est devenu l’un des coproducteurs de l’œuvre (Max Films).
11 Coproductrice britannique.
12 « 64 anecdotes sur le Pouvoir du Chien », https://m.imdb.com.
13 The Life and Fiction of Thomas Savage, octobre 2020.
14 Théo Ribeton « Jane Campion : les murs sont tombés, le silence est tombé », www.lesinrocks.com, 30 novembre 2021.
15 Surnom donné au Montana.
16 Michel Ciment, Jane Campion par Jane Campion, Editions Cahiers du Cinéma ; entretien mené par Pierre Eisenreich, Lyon, 15 octobre
2021, p. 211.

17 Augustin Trapenard, « La leçon de Jane Campion », France inter, Boomerang, www.radiofrance.fr, 29 novembre 2021.
18 Construite entre 1903 et 1906, la gare en basalte de Dunedin possède une somptueuse architecture (style renaissance flamboyante) qui
ne pouvait être montrée à l’écran puisque l’action est censée se dérouler au Montana.
19 Oamaru est la ville la plus importante de la région d’Otago.
20 64 anecdotes sur le Pouvoir du Chien, op. cit.
21 Flossie Skelton, « Le pouvoir du chien : comment Ari Wegner a créé le Far West de Jane Campion », www.dazeddigitale.com, 7 mars
2022.
22 Son expérience est plutôt modeste ; elle travailla sur « The Young Lady » de William Oldroyd (2016) ; « True History of the Kelly Gang » de
Justin Kurzel (2019) ; « Zola » de Janicza Bravo (2020).
23 Directeur Photo.
24 Lisa Wong Macabascu, «The Power of the Dog, le directeur de la photographie, Ari Wegner », www.vogue.com, 3 décembre 2021.
25 RonPrince,www.cinematography.word/discover-how-dp-ari-wegner-acs-delivered-dark-and-dramatic-visual-landcapes-for-jane-campion,
29 décembre 2021.
26 Mark Salisbury, www.screendaily.com, 19 janvier 2022.

27 Il a obtenu un Oscar pour « Le retour du roi », le troisième volet de la trilogie, Le Seigneur des Anneaux en 2003.
28 C’était son premier film en tant que décorateur.
29 Bill Keith and Brookie McIlvane, « Grant Major », https://netflixqueue.com, 11 janvier 2022.
30 Installée au Montana avec son mari qui était ornithologue, Evelyn Cameron (1868-1928) a entre autres, capturé des images des pionniers
dont elle admirait l’ingéniosité et la propension au travail acharné.
31 Cette mini-série de 12h et demie fut réalisée par Stephen Ives et produite par Ken Burns.
32 Peintre réaliste américain (1917-2009) dont « Chritina’s world » est certainement la toile la plus connue.
33 Kaitlin Hill, « Une conversation avec le directeur photo, Ari Wegner », www.middleburglife.com, novembre 2021.
34 1922-2011.
35 L’un des personnages, (le lieutenant Fontaine) fabrique une corde avec du fil de fer et des bandes de nylon.
36 Https://digismak.com, 9 mars 2022.
37 Théo Ribeton, op. cit.
38 Avec une mise en scène particulièrement élégante.
39 La réalisatrice américaine avait déjà exploré le genre du western avec « La Dernière Piste » en 2010.

40 Chloé Friedmann, « Jane Campion rafle l’Oscar de la meilleure réalisatrice », https://madame.lefigaro.fr, 11 janvier 2022.
41 Ce psaume a une portée prophétique puisque l’on y trouve les traces de la venue, des souffrances, de la mort et de la résurrection du
Christ.
42 1035-970 av. JC.
43 Le verset qui lui succède est le suivant : « Sauve-moi de la gueule du lion, Délivre moi des cornes des buffles !
44 Anne Thompson, www.indiewire, 19 janvier 2022.
45 A noter que la guitare, qui est associée au western, est absente de la Bo.
46 Jonny Greenwood a également composé la musique de trois autres longs métrages de Paul Thomas Anderson, « The Master » (2012) ;
« Phantom Thread » (2017) et « Licorice Pizza » (2021).
47 Elle a étudié à la Chelsa School of Arts à Londres puis au Collège of Arts à Sydney où elle obtint son diplôme en peinture en 1979.

48 Scénarisée par le dramaturge Tom Stoppard, la mini-série fut diffusée en 2013.
49 Parmi ses rôles : Julian Assange ; le mathématicien Alan Turing ; Hamlet (théâtre) ; Sherlock Holmes ….
50 Selon cette méthode mise au point par le professeur d’art dramatique russe, Constantin Stanislavski (1863-1938), l’acteur doit puiser
dans ses propres expériences et ses émotions pour jouer vrai (« Peu importe que le jeu soit bon ou mauvais, ce qui importe c’est qu’il soit
vrai »). Cette technique a servi de base à l’enseignement de Lee Strasberg à L’Actors Studio.
51 Dans « There Will Be Blood », il incarnait un prédicateur.
52 La réalisatrice indiqua qu’elle attira son attention sur le fait qu’elle allait développer son personnage de telle façon qu’il serait différent
de ce qu’il avait interprété jusque-là, Michel Ciment, « Jane Campion par Jane Campion », Cahiers cinéma, p. 208.
53 Récemment, il a joué dans le film « Elwis » de Baz Luhrmann où il incarnait le chanteur country, Jimmie Rodgers (un petit rôle).
54 Entretien avec Jane Campion mené par Pierre Eisenreich, op. cit, p. 211.
55 David Canfield, « Jane Campion : interview-vérité avec la réalisatrice oscarisée, www.vanityfair.fr, 9 mars 2022.
56 « Ari Wegner : L’autre femme derrière The Power of the Dog », https://whatsnow.news, 22 mars 2022.
57 Netflix a déjà soutenu d’ambitieux films d’auteurs à l’instar de  « Irishman » de Martin Scorsese, « Mank » de David Fincher, « Roma »
d’Alfonso Cuaron, « Okja » de Bong Joon-Ho.

58 Interprété par l’acteur australien, Peter Carroll.
59 Incarnée par l’actrice américaine Frances Conroy.

60 Ordonnée par le Président Jefferson à l’époque de l’administration du territoire de la Louisiane par les Etats-Unis, ce fut la première
expédition terrestre à travers le futur territoire américain jusqu’à la côte pacifique (exploration de l’Ouest sauvage).
61 Cette marque de chapeau, créé par John B. Stetson en 1860, est devenue emblématique du Far West (on le retrouve sur la tête de James
Dean dans  « Giant » (Géant) de Georges Stevens (1956).

62 « Où elles sont jetées dans le feu et explosent comme du pop-corn », précise le roman de Thomas Savage.
63 Chloé Leroy, www.citizenside.fr, 18 mars 2022.
64 Tandis que Jack, l’autre cow-boy avec qui il a eu une relation sexuelle, accepte son désir.

65 Augustin Trapenard, « La leçon de Jane Campion », op. cit.

66 Suite de pas rapides et rythmés très en vogue dans les années 1913-1918.
67 La présence d’une tête de cerf est également récurrente dans la série « Top of the Lake ».
68 Laure Narlian, « Jonny Greenwood nommé aux Oscars », www.francetvinfo.fr, 25 mars 2022.

69 Radhika Seth, « Kirsten Dunst nous parle de son rôle dans Le Pouvoir du chien », www.vogue.fr, 1er décembre 2021.
70 Une performance qui lui valut le Prix d’interprétation à Cannes en 2011.
71 Il s’agit de la colline de Queenstown qui surplombe la ville du même nom et le lac Wakatipu.
72 Une situation qui n’apparaît pas dans le roman.
73 Intreprété par Keith Carradine.
74 Radhika Seth, op. cit.

75 Actrice Néo-zélandaise.
76 Chanteuse et actrice australienne, elle apparaît dans plusieurs films de Jane Campion (« Sweetie », « La Leçon de piano », « Holy
Smoke ».

77 Titre d’un roman pour la jeunesse écrit par Frances Hodgson Burnett et publié en 1885.
78 Cette méthode, reconnue internationalement, fut mise au point par l’acteur australien Frederick Matthias Alexander (1869-1955) ; son
principe repose sur un réapprentissage d’une coordination psycho-physique.
79 Kimberly Peirce, op. cit.
80 Jane Campion, cité par Anne Thompson, www.indiewire.com, 19 janvier 2022.
81 « Kodi Smit-McpHee choisi un renard comme archétype animal pour Power of the Dog », https://actualnewsmagazine.com, 20 mars
2020.
82 Op. cit

84 Adrien Gombeaud, « Morsure et cicatrice », Positif, n°730, décembre 2021.
85 Lewis Knight, www.radiotimes.com/movies/power-dog-ending-explained, 21 mars 2022.
86 Glenn Whipp, « Power of the dog ending explained : Phil and Peter’s fates », www.latimes.com, 5 décembre 2021.
87 Anne Thompson, op. cit.
88 Movieweb.com/kodi-smit-mcphee-best-performances, 5 mars 2022.

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