Kateri Tekakwitha, la sainte amérindienne

Un tableau religieux représentant la Vierge Marie est exposé dans une église. Un tableau religieux représentant la Vierge Marie est exposé dans une église.
Automne 1677. À la Mission Saint-François-Xavier, le long de la rive sud du Saint-Laurent, le jésuite Jacques Frémin s’affaire, comme d’habitude. Depuis dix ans, le quotidien s’est légèrement adouci en Nouvelle-France. De nombreux Agniers, de la famille des Iroquois, ont d’eux-mêmes accepté un traité de paix et demandé aux « Robes noires » de s’installer au Sault-Saint-Louis pour y créer une mission chrétienne. Désormais, les Agniers, ou Mohawks, font même bon ménage avec les Hurons.

Comme chaque jour, le père Frémin visite les cabanes. Il y en a environ soixante. Chacune abrite deux familles. Tout est paisible. Ici, personne ne consomme d’alcool, ce poison donné aux « sauvages » par des Européens qui, sans eux, ne sauraient pas chasser, puis vendre des peaux, chaque année de plus en plus chères. Blancs et Amérindiens défrichent, cultivent, élèvent des bêtes, cueillent des baies, tannent des peaux, construisent des canots d’écorce et des raquettes. À l’heure de la messe, dans la chapelle, toute la communauté prie le Christ, Marie et le Saint-Esprit. Lorsqu’on en sort, on contemple l’île sur laquelle une ville grandit chaque jour : Montréal.

Pourtant, l’harmonie n’est pas encore acquise dans ce pays que l’Europe s’approprie au fil des arrivages de colons. Les guerres et les massacres, en effet, perdurent parmi les tribus. Souvent, on accueille des Indiens qui ont tout perdu ou qui sont persécutés par les leurs parce qu’ils cachent dans leur tente un catéchisme traduit en iroquois. Or les jésuites protègent les cinq nations iroquoises contre les Français qui, trop nombreux, les pervertissent et les exploitent…

À l’entrée du village, le père Frémin aperçoit soudain un groupe de missionnaires. Une vision insolite. Des hommes soutiennent une jeune fille aux longs cheveux noirs. Elle marche d’un pas chancelant. En s’approchant, le jésuite constate que le visage de la jeune fille est couvert de petites cicatrices et que ses yeux, hagards, semblent regarder sans voir. L’inconnue tient une lettre signée de la main d’un jésuite de la Mission Saint-Pierre de Gandaouagué. Jacques Frémin déchiffre en vitesse les quelques mots tracés à l’encre : « Je vous envoie un trésor. Gardez-le bien. »

L’instant est historique. La jeune fille que Frémin accueille dans sa mission deviendra la protectrice du Canada et la patronne des cinquante-six nations amérindiennes : Kateri Tekakwitha, la Vierge iroquoise, que le Vatican canonisera le 21 octobre 2012.

Cette nuit-là, on écoute l’histoire de cette étrange Indienne venue de si loin – des centaines de kilomètres en canot – pour trouver la paix. Kateri s’exprime avec une grande douceur. La bonté et la sagesse émanent de tout son être même si son existence n’a été qu’une suite d’épreuves. Sa mère, une très belle Algonquine chrétienne, est née et a grandi aux Trois-Rivières. Elle a séduit d’emblée un chef guerrier de la tribu de la Tortue, l’Agnier Kenhoronkwo, qui l’a emmenée à Ossernenon. Elle y a eu une fille et un garçon, qu’elle a élevés discrètement dans la foi jusqu’à ce qu’une épidémie de petite vérole fasse fuir la tribu à Gandaouagué, le village voisin. Seule la petite fille, alors âgée de quatre ans, a survécu. Mais la maladie a laissé des marques indélébiles sur son visage et l’a rendue presque aveugle. Jamais elle ne pourra supporter la lumière du jour. L’oncle et les tantes qui l’ont recueillie l’ont surnommée Tekakwitha, ce qui veut notamment dire « celle qui avance en tâtonnant ».

Cependant, ce nom ne reflète en rien l’âme de l’orpheline. Habitée par le souvenir de sa mère, Kateri croit profondément en Dieu. Sa maladie, l’éloignant des autres enfants, l’a naturellement conduite à se recueillir. Son amour pour le Christ et Marie l’habitent tout entière. Elle veut recevoir le baptême. Mais sa famille, hostile au christianisme, lui interdit de fréquenter les amies converties de sa mère. Elle accomplit ses tâches avec vigilance, mais on lui reproche d’être un fardeau. Tekakwitha prie. Elle prie toute la journée.

En 1666, dans le but de mâter les Iroquois, Tracy, lieutenant-général des armées du roi de France, incendie Gandaouagué et toutes les récoltes de la communauté. La tribu terrifiée est obligée de passer l’hiver dans la forêt. Au printemps, elle demande la protection des Robes noires et construit un nouveau village. Les missionnaires visitent d’abord la « maison-longue » de Tekakwitha. Prémonition ? Cadeau du ciel ? L’enfant redécouvre avec passion les pratiques religieuses que sa mère lui a inculquées dans sa toute petite enfance.

Pendant des années, malgré les menaces de mort que lui fait son oncle, la jeune fille avancera sans douter sur la voie de sa clarté intérieure. Lorsqu’on la poussera à se marier, et qu’on la forcera à porter des bijoux de perles pour attirer des prétendants, elle s’insurgera. Tekakwitha veut être libre et se consacrer à Dieu. Les parures et les unions terrestres ne sont pas faites pour elle, même si un guerrier du village l’aime vraiment… Son intransigeance lui vaudra la hargne de sa famille adoptive, car un époux, protecteur et pourvoyeur, aurait contribué à rapporter des poissons, du gibier – la sécurité. Chassée par les siens, Tekakwitha se réfugie quelque temps chez des voisins.

À Gandaouagué, les jésuites ont construit une petite église que Tekakwitha fréquente assidûment : elle y prie et y suit des cours de catéchèse. Elle peut enfin se consacrer à ses dévotions avec la permission des siens lorsqu’elle a terminé son travail journalier : labours dans les champs de maïs, cueillette de courges, de haricots verts, de baies et de noix, préparation des repas, nettoyage de la maison-longue, confection de mocassins, de rubans d’anguille, de bandeaux, de seaux. Cependant, toutes les fois que Tekakwitha se rend à la chapelle, beaucoup d’Agniers lui jettent des pierres, l’insultent et la traitent de paresseuse ; Tekakwitha n’est heureuse qu’au pied de l’autel, ou seule, dans les bois et au bord de la rivière où elle puise l’eau. Alors, sa communication avec la Nature, Dieu et l’Esprit des siens atteint le sublime tandis que tout semble s’orchestrer de soi-même pour qu’elle avance sur son chemin spirituel…

Un jour, Kryn, un grand chef indien converti au christianisme, débarque au village et demande l’hospitalité à l’oncle de Tekakwitha. Comprenant aussitôt que cette orpheline est persécutée par les siens, il sollicite l’honneur d’être son parrain, l’obtient, et exige aussitôt qu’on la baptise. L’oncle est furieux mais ne peut refuser. C’est ainsi que, le 18 avril 1676, à Pâques, Tekakwitha reçoit le baptême. C’est le jour le plus heureux de sa vie. Le chapelet ne quittera plus ses mains. Pour le père Jacques de Lamberville, il ne fait aucun doute que Kateri est une âme d’exception, une véritable mystique.

Après le départ de Kryn, toutefois, Kateri Tekakwitha ne pourra plus pratiquer en paix. Le père de Lamberville doit continuer de la protéger contre les attaques de sa famille et de sa tribu. On la traite de sorcière. On l’accuse d’adultère et d’inceste. Un guerrier agnier entrera même dans sa cabane et la menacera de son tomahawk. Mais, devant le courage de cette jeune fille attendant calmement la mort s’il doit en être ainsi, il battra en retraite. Une nuit, de connivence avec des missionnaires sensibles à la cause de la jeune fille, le guerrier Poudre Chaude enlève Kateri. Son oncle la poursuivra en vain avec son fusil. On réussira à la conduire, à pied et en canot, jusqu’à la mission Saint-François-Xavier, en Nouvelle-France, à trois cent cinquante milles de son village.

Enfin, Kateri est libre. Et heureuse. Elle partage la cabane d’une Iroquoise, Anastasie Tegonhatsiongo, qui l’aime comme une sœur. Au Sault-Saint-Louis, Tekakwitha a même retrouvé des amies de sa mère. Tout le village, frappé par son charisme, lui demande de parler de la vie, de la mort, du Christ. Chacun, blanc ou indien, vibre à ses qualités : bonté, gentillesse, gaité, égalité d’humeur et patience. Jamais Tekakwitha ne se plaint de sa santé fragile, de sa vue précaire, des froids insupportables qui ne l’empêchent pas d’aller à l’église deux fois par jour et d’y passer tous ses dimanches. Devant l’autel, elle demeure agenouillée pendant des heures, priant pour le salut des âmes mais également pour que Dieu lui permette de faire sa première communion. Or les jésuites ne célèbrent ce sacrement que lorsqu’un chrétien a traversé quelques années d’épreuves.

Kateri Tekakwitha

Cependant la foi de Kateri est si totale (elle ne croit ni aux chamans, ni aux grands manitous ou esprits malfaisants de son peuple) et ses vertus sont si nombreuses, que le père Cholenec, profondément ébranlé, décide de la faire communier dès Noël 1677. La joie de Kateri émeut profondément tout le village. Le père Chauchetière, nouveau à la mission, observe la jeune fille, convaincu de la grandeur de son âme. Le soir, il écrit sur la Sainte Iroquoise ou la Sainte Sauvagesse. Après la mort de Kateri, à la suite d’une vision, il peindra son portrait. Kateri, vêtue d’une tunique, d’une cape bleue et de mocassins, tient fermement un crucifix et ne touche pas terre. Dans ses yeux, presque aveugles à ce monde, il y a une immense commisération, un savoir, un amour absolu.

Et pourtant, malgré son dévouement, sa participation aux travaux de la communauté, son aide auprès des enfants à qui elle enseigne la vie du Christ, Kateri n’est pas au bout de ses peines. Car n’est-elle pas une jeune fille comme les autres, vertueuse, certes, mais tout de même en âge de se marier? Chaque jour, été comme hiver, elle descend au bord du fleuve Saint-Laurent, et passe des heures à prier auprès d’une croix qu’elle a sculptée dans un arbre. Au village, les femmes jasent, puis une rumeur circule : Kateri Tekakwitha rencontre un homme en ce lieu secret ? Un soir, un Indien de la cabane, se trompant de paillasse, est même venu dormir tout près de la sienne au lieu de s’allonger, comme d’habitude, auprès de sa femme… C’est bien mal juger l’Iroquoise qui, dans son cœur, ne souhaite que s’unir à Dieu. Elle confie alors au père Cholenec son désir de prononcer le vœu de virginité, telle une vraie religieuse, comme celles qu’elle n’a rencontrées qu’une seule fois à l’Hôtel-Dieu, à Montréal. Le père, étonné, ne peut que céder devant tant de conviction et de détermination. Le 25 mars 1679, Kateri promet au Christ une virginité perpétuelle et demande à la sainte Vierge de bien vouloir être sa mère.

À l’instar de nombreuses mystiques, Kateri Tekakwitha contemple les souffrances du Christ. Elle observe une discipline austère et s’inflige des sévices jusqu’à ce que son directeur spirituel le lui interdise. Au cours de l’hiver 1680, très affaiblie par ces traitements et par des migraines terrassantes, elle contracte une grave maladie de poitrine. Une dernière fois, elle ira puiser de l’eau au fleuve. De retour à la cabane, elle s’effondrera près du feu pour ne plus se relever, attendant la mort patiemment, pendant des mois.

Toute la journée elle prie, recevant parfois la visite d’enfants et de villageois qu’elle continue d’instruire. « Je t’aimerai dans le ciel, je prierai pour toi ; je t’aiderai! », promet-elle à une de ses amies. La mort survient le 17 avril 1680, le mercredi saint, vers trois heures et demie. Kateri dit trois fois au Christ qu’elle l’aime et rend son dernier souffle, en paix. Beaucoup se sont regroupés à son chevet. Beaucoup verront alors son visage se transformer et perdre toutes ses marques pour atteindre, dans une étrange lumière, une fascinante beauté.

À la Mission Saint-François-Xavier, chacun a la conviction intime que, disparue, Kateri Tekakwitha ne les protège que mieux. Aussitôt les preuves affluent : nombreuses faveurs et guérisons inespérées. Entre les tortures et l’immense courage qu’il leur a fallu pour quitter leur France natale et venir s’installer dans cette terre à feu et à sang, les jésuites en ont vu d’autres. Ils sont les premiers à savoir que les miracles sont rares. Ainsi Kateri ne peut qu’être cette sainte qu’ils ont eu le privilège de côtoyer pendant de si courtes années. Lorsque les Agniers du sud attaquent la mission et l’église de Montréal, les jésuites implorent ardemment la Sainte Iroquoise devant ses ossements précieusement conservés : la mission et l’église seront sauvées du massacre. Dès lors, Kateri, dite le Lys des Agniers, fera l’objet d’un culte auprès des Blancs et des Indiens chrétiens. Parmi les très nombreuses guérisons obtenues par son intercession, il faut mentionner celle de l’intendant, M. de Champigny. En remerciement, sa femme fit graver à Paris de nombreuses images de Kateri. Dès 1695, ces images circulèrent en France et à la cour de Louis XIV…

Kateri vénérée par Pie XII, béatifiée par Jean-Paul II et canonisée par Benoît XVI. Ses restes reposent à Kahnawake, à l’église Saint-François-Xavier. On ne peut aller dans ces lieux sans ressentir une sorte d’énergie bienfaisante – l’amour incommensurable que cette enfant ressentit dès sa venue au monde et qu’elle transmet toujours par son souvenir.

Les restes de Kateri à l’église Saint-François-Xavier à Kahnawake

Web :  https://www.cursillos.ca/action/modeles/050m-kateri-tekakwitha.htm

Mains LibresLe Pois Penché

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.