Si le rôle de l’artiste est de questionner la société, le peintre et
photographe Manuel Bujold tape droit dans le mille avec l’exposition Le Grand Détour, Not Made in China, présentée à la galerie Art mûr. On en sort la tête bourdonnante de questions. Qui est le véritable artiste, à l’ère du sampling et des copies de
tableaux à la chaîne? Quelle est la valeur d’une oeuvre de maître, quand
on peut la reproduire au même prix que la photo d’une chanteuse pop?
Quelle est la valeur du travail de ces copistes au talent certain? Et
le rôle du marché de l’art? Et à la limite, que reste-t-il du travail
de Manuel Bujold lui-même?
« Si j’imprimais mes photos sur une toile et que je les retouchais, la
question ne se poserait pas », explique-t-il. Il pourrait en théorie
vendre plusieurs « copies » d’un même tableau. Il suffirait de passer une
commande aux ateliers asiatiques et de les corriger, comme il a fait
pour les pièces de l’exposition. « Mais en pratique, ce ne sera jamais
exactement le même ». Manuel Bujold est débarqué à Shenzhen avec l’idée de rassembler des
copistes de grandes usines dans un endroit public, afin qu’ils se
copient eux-mêmes, dans une démarche proche du reportage. Les
dirigeants communistes locaux lui demandant beaucoup d’argent – et même
une voiture – il s’est tourné vers de plus petits ateliers de
copistes, qu’il a pu prendre en photo. Il a ensuite remplacé certains
des tableaux apparaissant sur les photos à l’aide de Photoshop.
Et puis, il a travaillé avec des copistes pour reproduire ses propres
photos. Le résultat? Un mélange d’oeuvres de différentes époques et
de styles, grand fourre-tout où les tableaux de maîtres côtoient les
chiens husky et la peinture sur velours. Et où on sent aussi la
présence des ouvriers : ventilateurs, ordinateur, distributrice d’eau,
chaises de patio, pinceaux, scooter. Quand les copistes n’apparaissent
pas eux-mêmes au travail… On perd vite le compte des mises en abyme dans cette entreprise de
(dé)mystification : le copiste apparaissant dans la copie d’une photo de
lui faisant des copies… L’artiste fait quelques clins d’oeil aux
peintres : ici, un tableau de singe peignant un tableau; là, des
personnages eux-mêmes entourés de tableaux.
Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux? Difficile aussi de ne
pas faire un parallèle avec la démarche d’Orson Welles dans F for Fake (Vérités et mensonges), vrai faux-documentaire sur un vrai faussaire. Serait-il le premier artiste à se sous-traiter lui-même en Asie?
« J’aurais pu les peindre moi-même, mais cela m’aurait pris beaucoup
plus de temps, deux ou trois ans », dit-il. À titre de cofondateur du
Mouvement art public, il ne peut s’opposer à ce que l’art se
démocratise. « Tout ce qu’ils font, c’est de rendre l’art accessible. Je
suis très content d’avoir chez moi La jeune fille à la perle », payée 10 $ avant transport.
Mais il questionne aussi le marché de l’art. Les millions de tableaux
qui quittent le port de Shenzhen. Et ces galeries de Hong-Kong, où les
copies entassées « déforment le sens de l’oeuvre à outrance et
anéantissent le statut de l’artiste ». Ironie du sort, le travail de Bujold pourrait déjà être plagié. Un de
ses amis à Saigon a pris une photo de ce qui semble être une
reproduction d’une de ses pièces, qu’aurait commandée un galeriste de
New York…
Le Grand Détour, Manuel Bujold, à la Galerie Art Mûr, jusqu’au 5 décembre.
Source : PC