Ça fait bien
longtemps. Ce jour-là, celui qui allait faire comme toujours le Père Noël dans
le grand magasin se dirigeait vers son casier pour enfiler son beau costume
rouge et blanc. Il avait à peine ouvert la porte de son casier qu’il voit
arriver soudainement mademoiselle Smith, la secrétaire personnelle du grand
patron du magasin, M. Dunn.
Elle lui dit : « Monsieur, ce
n’est pas la peine de mettre votre costume aujourd’hui. M. Dunn veut absolument
vous voir à son bureau ».
Bâton! Qu’est-ce que
qu’il veut bien me dire de si important…
Depuis vingt-cinq ans
qu’il travaillait au grand magasin, jamais il n’avait vu la binette du patron,
à part en photo… où il avait l’air bien bête.
Notre homme suivit
donc la secrétaire jusqu’au neuvième étage, l’air songeur.
– Bonjour Père Noël,
dit M. Dunn avec un grand sourire qui n’annonçait rien de bon. Voulez-vous un
bon cigare ?
Le Père Noël n’a même
pas eu le temps de formuler une réponse qu’il se voyait visser au bec un énorme
Monte-Cristo, gros comme un barreau de chaise, un truc qu’il n’aurait même pas
été capable de se payer lui-même.
Le bureau de M. Dunn
était immense, glacial. Le grand patron avait toujours chaud. De sorte que même
en décembre, l’air climatisé fonctionnait à plein régime.
En plus, le plancher
était recouvert d’une grosse moquette, qui donnait la frousse au Père Noël, qui
n’avait pas eu le temps d’enlever se grosses bottes et qui redoutait en plus
que de la cendre de son énorme cigare ne tombe dessus.
Il n’avait pas à
s’inquiéter. Tout près de lui se trouvait une domestique qui tenait à la main
une ancienne patène pour ramasser les hosties et qui se tenait prête à
intervenir.
LA SENTENCE REDOUTÉE
– Père Noël, vous
savez que les temps changent. Et c’est normal. Il faut que ça change. Même que
la seule chose qui est stable aujourd’hui, c’est le changement. Des histoires
qu’un type naisse et meure dans l’entreprise, c’est fini. Moi-même, je ne sais
pas ce qui peut m’arriver. Vous travaillez pour nous depuis longtemps, on vous
aime tous au magasin. Mais notre siège social à Tokyo a décidé de faire des
coupures de postes. Comme personne n’est vraiment indispensable, ils ont décidé
de couper le vôtre. On est obligé de faire ça, parce que nos profits sont en
baisse.
– Oui mais M. Dunn,
il me semble qu’il y a deux mois vous annonciez des profits record de onze
milliards de dollars.
– Oui, oui. C’est
bien vrai, Père Noël. Mais par rapport aux vingt milliards de dollars qu’on
anticipait, on se trouve en déficit de neuf milliards. Ça ne peut plus
continuer…
Le Père Noël avait à
peine le temps de réfléchir à l’absurdité du raisonnement que M. Dunn le
reconduisait à la porte, une grosse tape dans le dos en guise d’adieu.
DÉSEMPARÉ
Le Père Noël ramassa
ses affaires et s’en alla bien tristement vers la maison. Le monde s’écroulait
autour de lui. Les jours défilaient. Le Père Noël passait tout son temps derrière
la fenêtre, les yeux pleins d’eau. Il bourrait sa pipe. C’était la première
fois de sa vie qu’il allait être privé des petits enfants qui venaient le voir.
Notre vieux bonhomme était perdu dans ses réflexions. Quand tout à coup, la
sonnerie du téléphone vint briser le silence. C’était un des petits nains qui
travaillait avec lui au grand magasin. Choqué par le triste sort réservé
au Père Noël, il avait décidé d’organiser une conférence de presse. Le petit
nain s’était dit : « Le Père Noël a certainement des droits qu’il
faut faire reconnaître aux médias ».
Le Père Noël accepta
l’idée, car il ne voyait pas d’autre façon de s’en sortir.
UN POINT DE PRESSE
ÉPROUVANT
Faute de ressources,
le petit nain avait réservé, ça va de soi, une petite salle au-dessus d’un
delicatessen miteux. Dix minutes après l’heure convenue, aucun journaliste ne
s’était déplacé. C’était à désespérer. Quand miracle, surgit une grande femme,
d’allure assez déterminée, représentante de l’important quotidien de la ville.
Après s’être informée de l’infortune du Père Noël, elle se contenta d’un seul
commentaire.
– Mais dites-moi,
Père Noël. Est-il vraiment nécessaire que ce soit toujours un homme qui tienne
votre rôle?
Le Père Noël n’en
revint pas. Pour son malheur, il était tombé sur une féministe radicale.
Décidément, le monde n’était plus pareil.
FINALEMENT UNE
SOLUTION
De retour à la
maison, le Père Noël se sentit assez mal en point. Un peu plus et il sombrait
dans le désespoir. Le téléphone se remit à sonner. Au bout du fil, la voix d’un
jeune homme qui, apprenant les misères du Père Noël, s’offrit à venir le
rencontrer. Il avait, paraît-il, une solution pour le sortir du pétrin.
– Je vous remercie
bien, répondit le Père Noël. Mais pourquoi tenez-vous tant à m’aider de même?
– C’est que voyez-vous,
la vie est ainsi faite, que les bonnes actions finissent toujours par
rapporter.
Ce jeune homme, en
bout de ligne, était allé voir le Père Noël quand il était petit, au grand
magasin, justement.
Le Père Noël lui
avait dit alors : « Oh! Oh! Oh! Mon petit bonhomme. Qu’est-ce que tu
veux pour Noël, un « nénane »? Un petit train électrique? »
Et le petit garçon,
qui venait tout juste de perdre sa mère, lui répondit qu’il voulait des
nouvelles de sa maman.
Le Père Noël, assez
décontenancé, finit par trouver les bonnes paroles rassurantes qui finirent par
apporter de la consolation dans le cœur de ce petit bout d’chou.
Quinze ans plus tard,
c’est ce petit homme devenu grand qui s’en venait voir le Père Noël avec une
solution toute trouvée.
PARTONS NOTRE
BUSINESS
Arrivé à la maison,
le jeune homme avait eu l’idée suivante.
– Quand vous étiez au
grand magasin, le plaisir des touts petits, à part que de vous parler, c’était
de se faire photographier avec vous. Et ces photos, c’était pas donné et ça
rapportait des sous à la direction du magasin. Or justement, en face du grand
magasin, il y a un petit commerce désaffecté que je vais louer pour vous durant
tout décembre. Vous vous y installerez et les parents pourront apporter leur
propre appareil photo et faire autant de clichés qu’ils veulent. Ils laisseront
une contribution volontaire. Ainsi, vous pourrez gagner des sous et avoir la
chance de garder le contact avec vos chers petits enfants.
– Pourquoi pas.
Le commerce fut loué
et décoré en un rien de temps. Et la recette marcha immédiatement. Entretemps,
voyant la file de monde qui s’allongeait, attendant patiemment pour faire des
photos, l’opinion publique apprit du même coup la mésaventure du légendaire
personnage.
Des gens indignés
écrivirent des lettres ouvertes, tandis que d’autres appelèrent sur les lignes
ouvertes des radios. Tous dénoncèrent la décision de la direction du grand
magasin. La foule continuait de se masser devant le petit commerce, délaissant
le grand magasin, qui fit l’objet d’un boycottage systématique. Les allées du
grand magasin étaient complètement vides de toute clientèle.
Toujours est-il que
pendant que notre Père Noël faisait ce qu’il connaissait le mieux, distribuant
une joie retrouvée ses « Oh! Oh! Oh! », voilà qu’arrive tout penaud
le patron du grand magasin, qui le supplia de revenir prendre sa place au grand
magasin. Il venait d’être à son tour congédié pour avoir pris la stupide
décision de mettre à la porte le Père Noël.
Le Père Noël lui
dit :
– Mon cher Monsieur
Dunn. Je suis bien ici et je vais y rester. Et apprenez donc, une fois pour
toutes, que le changement dont vous étiez si fier a des limites. Qu’il faut des
choses permanentes, dans la vie. La meilleure preuve, essayez donc de payer vos
comptes domestiques à temps partiel. Vous allez voir que ça ne va pas durer
longtemps. Un compte domestique, ça c’est permanent. Un Père Noël, ça doit
l’être aussi. Au revoir, M. Dunn et retenez la leçon.
Là-dessus, pendant
que M. Dunn s’en retourna abattu, la foule entonna en chœur « Petit Papa
Noël ». Et jamais plus le Père Noël ne fut ennuyé.