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Libre comme l’air À 98 ans !

Elle vit seule et autonome dans un coquet studio de la rue Saint-Jacques, près de la rue Atwater. C’est elle-même qui vient m’ouvrir avec l’aide d’une marchette. « Ce n’est pas à cause de mon âge, c’est que j’ai été victime d’un accident dans un autobus de transport adapté, parce qu’on m’avait mal attachée ». Elle sent bon, je crois avoir reconnu Trésor de Lancôme. Pour le reste, elle est très alerte intellectuellement, avec une mémoire que n’ont souvent plus des jeunes de vingt ans (trop de joints, peut-être).

CÉLIBATAIRE DEPUIS TOUJOURS

Madame ou Mademoiselle? Car elle est célibataire depuis toujours. « Appelez-moi Claire.  Pour dire Mademoiselle, faut l’avoir vue avant », lance-t-elle dans un grand éclat de rire. « C’est ça la raison de ma vitalité, le célibat ». Elle ne s’est jamais laissé embêter par quiconque. Cette native de Montréal en avait jusque là de sa famille trop catholique à son goût. Elle a pris ses cliques et ses claques à dix-sept ans et est allée cohabiter chez une cousine. Fallait le faire, dans le contexte du temps, C’était en 1929 et la majorité était encore à 21 ans.

« SI VOUS VOULEZ AUTRE CHOSE
                                          VOUS ME FLATTEZ »

Elle a d’abord travaillé au palais de Justice de Montréal et au ministère fédéral du Revenu pendant la deuxième guerre mondiale. « Quand la guerre a été terminée, les hommes revenant du front, on nous a retournés à la maison ». Elle passera 30 ans au département des contrats chez Eaton, au centre-ville. « Quelle compagnie. C’était une véritable famille. On avait un fonds de retraite. Et même quand Eaton a fermé ses portes, on a honoré les engagements jusqu’à maintenant. Et ma pension est indexée de 3 % chaque année! » Elle est drôle pour mourir. Elle raconte qu’un jour, elle s’inquiétait pour une amie qui sortait tard le soir. « Et savez-vous ce qu’elle m’a dit? « Si vous voulez mon sac à main,  prenez-le. Si vous voulez autre chose, vous me flattez » ».

BIEN MANGER ET LIRE

Elle a toujours eu de bons médecins qui n’avaient pas la main sur le « pad » à prescriptions. « J’étais décevante pour eux, car j’ai toujours eu une bonne santé ». Ce qui ne l’a pas empêché de connaître son lot de fractures. Mais le tout s’est ressoudé très bien. Elle a toujours pris la peine de mastiquer ses aliments. Elle bannit le lait  : « C’est du lait mort, car pasteurisé. Et puis dans le règne animal, la mère va donner du lait jusqu’à la fin du sevrage. Pas toute une vie ». Puis bannit aussi le pain blanc et le sucre. Elle se lève le matin à 7 h 30 pile. Après un léger petit déjeuner, elle prend le temps de respirer. L’été, vous la verrez sur son balcon, allongée à se faire bronzer. Ce qu’elle aime le soleil.

CESSER DE SE FAIRE DES PEURS INUTILEMENT

Passé neuf heures, une bénévole du CLSC vient l’aider quotidiennement pour le ménage. Et toute sa journée, elle la passe à lire. Elle est au courant de toute l’actualité et pour la situation au Japon, elle vous dira que de toute façon on doit bien mourir de quelque chose. Et de cesser de se faire des peurs inutilement. Elle se met au lit à 22 h après les nouvelles télé. En ce moment, elle se tape une biographie de Louis-Joseph Papineau. Elle a toujours milité pour le parti libéral fédéral et la photo de Pierre-Elliott Trudeau trône sur le mur.

COÛT DE LA VIE ET ENDETTEMENT

Elle considère que les gens vivent très mal. « La place des mères est à la maison. En ce momentm vous les voyez courir comme de vraies folles. Et les enfants paient le prix de cet éloignement en garderie ». Elle dit que les hommes de jadis respectaient beaucoup mieux les femmes que maintenant. « Actuellementm ils ne savent plus comment agir avec elles ». Claire trouve que le coût de la vie pour cette génération est inabordable. « Les gens consomment trop et n’épargnent pas. Dans mon jeune temps. tu avais des sous pour sortir et la vie était plus aisée.  En 1935. un studio se louait 35 $ par mois. En 1950, le même studio coûtait, rue Bishop, 50 $ par mois et on touchait 35 $ par semaine. Durant la guerre, une bouteille de vin coûtait aussi peu que 1,25 $ ».

VIEILLESSE ET SPIRITUALITÉ

Ouverte à la modernité, elle a de bons amis gais qui viennent la voir. C’est un couple charmant. Elle s’est toujours éloignée de l’église : « La spiritualité, c’est une affaire de conscience personnelle ». Et puis à notre époque où dès l’apparition de la première ride, c’est l’injection de Botox, que pense-t-elle du fait de vieillir? « Bien honnêtement, je n’ai même pas eu le temps de m’arrêter à ça. Je suis, et j’ai toujours été occupée par mon travail, mes engagements sociaux (entre autres l’Union française), mes loisirs, mes lectures. » Et l’ennui? « Connais pas, voyez, j’ai d’autres livres en chantier ».

Moi qui écris ces lignes, je veux en faire ma nouvelle amie. Tellement bouleversante d’intelligence. Je vous le dis, si la tendance se maintient, pour reprendre l’expression consacrée, elle va finir par devenir la doyenne de l’humanité et pour longtemps. Et j’irai même plus loin, Dieu va l’oublier.