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Un recours collectif de 27 g$

Les trois
plus importantes compagnies de tabac du Canada affronteront un groupe de
fumeurs québécois dans une poursuite civile destinée à faire jurisprudence. Le
recours collectif est considéré comme le plus important de l’histoire du pays,
les cigarettiers risquant jusqu’à 27 milliards $ en pénalités. Le champ
de bataille sera une salle d’audience montréalaise, et les défendeurs sont
Imperial Tobacco Canada, Rothmans Benson & Hedges, et JTI-Macdonald. Il s’agira
de la première fois où les compagnies de tabac se retrouveront en cour dans le
cadre d’une poursuite civile au Canada.

Le recours collectif est le résultat de
deux procédures juridiques intentées en 1998, certifiées et fusionnées en 2005
par la Cour
supérieure du Québec, et émaillées de motions, délais et appels. Une
poursuite intentée par un groupe anti-tabac québécois au nom de Jean-Yves Blais
vise à obtenir 105 000 $ en dommages compensatoires et punitifs pour les
fumeurs qui ont souffert de cancer des poumons, du larynx ou de la gorge,
d’emphysème ou qui ont développé un tel problème de santé depuis le dépôt des
documents. Au total, 10 milliards $ sont réclamés.

Forcé, en
1997, de faire retirer une partie d’un poumon en raison d’un cancer, M. Blais a
fumé pendant 57 ans et continue encore aujourd’hui. Cette poursuite fut tout
d’abord évaluée à 5,1 milliards $. « J’ai
tenté [d’écraser] à cinq ou six fois au cours des 14 dernières années », a
dit M. Blais lors d’une entrevue réalisée chez lui, près de Montréal, mais il a
précisé que certains remèdes avaient déclenché des dépressions. « Je fume
un peu plus d’un paquet par jour, peut-être 30 cigarettes par jour. » M. Blais a
commencé à fumer à 10 ans. Il dit n’avoir commencé que dans les années 1970 à
prendre conscience des effets néfastes de la cigarette.

L’autre
poursuite, évaluée à 17 milliards $, a été intentée par Cécilia Létourneau au
nom des près de 18 million de fumeurs qui sont dépendants de la nicotine et qui
le sont demeurés ou qui sont morts depuis sans avoir écrasé. Mme Létourneau,
selon les documents déposés au tribunal, a commencé à fumer à l’âge de 19 ans
en 1964. Malgré ses tentatives répétées pour arrêter de fumer, elle dit avoir
été incapable de le faire. Mme Létourneau réclame 10 000 $ en dommages
compensatoires et punitifs pour chaque plaignant.

Puisqu’une
très longue période de temps s’est écoulée depuis le dépôt original des
documents juridiques, le lobby anti-tabac croit que le montant réclamé a été
modifié en raison du délai depuis le début de la poursuite, atteignant un total
variant entre 25 et 27 milliards $. Les
allégations dans les deux affaires sont similaires, soit que l’industrie du
tabac connaissait pleinement les effets de ses produits depuis des années, mais
n’en a pas informé ses clients, qu’elle a sous-estimé les preuves reliant le
tabac à ses effets nocifs, et qu’elle s’est engagée dans des campagnes de
marketing sans scrupules et qu’elle détruit des documents.

François
Damphousse, de la section québécoise de l’Association pour les droits des
non-fumeurs, affirme que bien que le procès se penchera sur les gestes posés
dans le passé, l’un des buts est de forcer les cigarettiers à modifier leurs
comportements à l’avenir. « L’industrie
du tabac connaissait très bien les problèmes qui étaient causés par ses
produits… mais elle n’a pas divulgué ces informations », a dit M.
Damphousse. « Nous
ne voulons pas qu’elle renseigne mal le public à propos des risques de leurs
produits, et nous voulons également qu’elle renseigne mal la population, à
l’avenir, à propos des dangers de leurs produits. »

Lorsque
les deux recours collectifs ont reçu l’aval du juge en exercice, Pierre Jasmin,
celui-ci a identifié une série de points qui devront être considérés. Parmi ces
sujets, on retrouve la question à savoir si les compagnies ont minimisé les
risques du tabagisme, ou les ont clairement niés. Existait-il une politique de
non-divulgation? Les entreprises ont-elles intentionnellement mis en danger la
santé des plaignants? Les
allégations sont toutes férocement démenties par les cigarettiers.

Ceux-ci
soutiennent que les risques médicaux associés au tabagisme sont bien connus et ont
été documentés en détail par les gouvernements et les responsables de la santé
publique. Ils affirment également s’être pliés aux lois et directives
gouvernementales, tel que l’ajout d’avertissements visuels sur les emballages
des produits du tabac. Un
représentant de l’une des trois compagnies _ Rothmans Benson & Hedges (RBH) a déclaré lors d’une entrevue qu’il n’existait pas de conspiration.

« Cette
affaire ne vise pas à déterminer si les cigarettes sont nuisibles ou créent une
dépendance, cela est clairement véridique », a dit Chris Koddermann,
directeur des affaires corporatives chez RBH, lors d’une entrevue réalisée la
semaine dernière. « Cette
affaire vise à déterminer si RBH a fourni de mauvaises informations aux fumeurs
et anciens fumeurs du Québec à propos des risques de santé du tabagisme et de
la difficulté d’écraser une fois que vous commencez à fumer. » « Je
crois qu’il est clair que cela n’est pas le cas. »

M.
Kodderman affirme qu’aucun autre produit de consommation n’est autant
réglementé que l’industrie de la cigarette et que les risques associés au
tabagisme sont bien connus depuis des années. Il
mentionne entre autres des sondages gouvernementaux et des articles parus aussi
tôt que durant les années 1950, qui suggéraient que les risques étaient bien
connus. La
poursuite devrait s’articuler autour des témoignages de nombreux experts,
d’anciens dirigeants et d’avocats. Des millions de pages de documents font
partie de la preuve.

Des
témoins de grande importance sont également attendus, comme Jeffrey Wigand, un
ancien dirigeant de l’industrie devenu informateur et dont le rôle a été
interprété par Russell Crowe dans le film L’Initié. Simon
Potter devrait également témoigner; l’homme est un ancien président de
l’Association canadienne du Barreau qui a représenté Imperial Tobacco par le
passé, dans une affaire de destruction alléguée de documents. Tous ces
témoignages devraient offrir un aperçu de ce qui se passe dans l’industrie.

« Il
doit y avoir un sens de la justice et de la vérité qui ressort de ce procès
pour que le public puisse véritablement comprendre la taille de la
conspiration », soutient M. Damphousse. « Les
gens vont en apprendre beaucoup sur le comportement de l’industrie au cours de
ce procès. » À moins
d’un délai de dernière minute, le procès débutera lundi devant le juge Brian
Riordan de la Cour
supérieure du Québec. Il ne s’agira toutefois que du début. Après la
présentation des arguments des plaignants, celle de la défense ne commencera
qu’en 2013.

D’éventuels
appels seront inévitables, au final. Le
gouvernement fédéral est nommé comme défendeur en garantie, l’équivalent d’un
défendeur tiers. L’industrie affirme qu’en cas de défaite, les compagnies
tenteront de récupérer les pénalités imposées auprès du gouvernement fédéral. Ottawa a
laissé entendre qu’il se défendra lui-même au cours du procès et nie toute
responsabilité. Une autre
poursuite civile qui a été certifiée est issue d’un dépôt de documents
juridiques en 2003, en Colombie-Britannique, touchant les cigarettes légères et
douces.

Une date
de début du procès n’a pas encore été déterminée, et d’autres affaires
semblables, un peu partout au Canada, sont encore très loin du passage en cour.
Le cas québécois aura nécessité plus de 13 années de procédures pour le faire
atterrir devant un juge, après les délais, les motions et les appels. « La
chose la plus difficile pour un recours collectif est d’être certifié et de se
rendre au tribunal et, dans ce cas-ci, ces objectifs ont été atteints »,
explique Rob Cunningham, un analyste de politique publique pour la Société canadienne du
cancer.

« Cela
peut être long et coûteux de poursuivre l’industrie et c’est l’avantage d’un
recours collectif, où un grand nombre de personnes peuvent mettre leurs
ressources en commun. » Séparément,
les provinces veulent également obtenir le droit de poursuivre les compagnies
de tabac pour récupérer les coûts en frais de santé. Quatre provinces ont déjà
déposés des documents juridiques en ce sens : la Colombie-Britannique,
l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et Terre-Neuve. Les six autres ont indiqué leur
intention de faire de même.

Aux
États-Unis, l’industrie du tabac s’est entendue avec les États désirant
récupérer les coûts de santé reliés au tabac dans le cadre du Tobacco Master
Settlement Agreement. Cette
entente, signée en 1998, demande aux compagnies de payer un minimum de 206
milliards $ US au cours des 25 premières années de l’entente. En 2006, le
gouvernement américain a gagné un procès pour fraude contre les principales
compagnies de tabac américaines. Aucune des
poursuites impliquant les provinces canadiennes ne s’est encore rendue en cour.