Maintenant, quand je vois ce qui se fait sur
scène ou sur disque, je crois être revenu de tout. Mais hier, à la salle du Gesù,
Danielle Oddera nous a servi une classe de maître. J’aurais voulu que tous ceux
de la génération actuelle et qui s’estiment chanteurs soient dans la salle pour
apprendre comment on doit chanter. Pas de bébelles électroniques, pas de lasers
qui traversent la scène. Juste une voix et un piano. C’est l’excellent Benoît
Sarrazin qui a été rien de moins qu’un orchestre au clavier.
Intitulé « De
Marseille à Montréal », c’était comme elle l’a raconté, une sorte de
biographie chantée. En partant de ce fameux jeudi 25 janvier 1962 chez
Clairette, sa sœur, dans la boîte à chansons de la rue de la Montagne. D’abord
des chansons qui racontent le charme de la Provence qu’elle a quittée à vingt
ans pour prêter main forte à sa sœur Clairette, qui venait de perdre son mari,
qui gérait la boîte. Danielle tenait la caisse et un jour, elle est montée sur
scène avec deux chansons. Et au fil du temps elle a grossi son répertoire.
Danielle Oddera et Jacques Brel – Novembre 1965
JACQUES BREL LA VEUT
EN PREMIÈRE PARTIE
Tout au long de sa prestation éblouissante,
Danielle Oddera n’avait plus de 70 ans passé, mais 20 ans. Avec une fougue,
une voix inchangée qui nous laisse pantois. Le public applaudissait à tout
rompre. Elle a remercié ceux qui l’ont aidé dans le métier, dont Jacques Brel,
qui l’avait entendu chez Clairette et qu’il voudra pour faire la première
partie de la Comédie-Canadienne, là où se trouve maintenant le TNM. Et pour le
segment Brel, elle a invité Jean Marchand, ce pianiste de très haut calibre et
comédien. Avec un jeu savamment déstructuré, il l’a accompagnée magistralement
dans Amsterdam. Je n’ai jamais entendu une interprétation de la sorte. À
l’applaudmètre, ç’a été le délire. Puis ce fut Vésoul, et La valse à mille temps,
et enfin la Quête, qui a conclu ce récital mémorable.
UN HOMMAGE À SYLVAIN LELIÈVRE
Elle a dit de Sylvain Lelièvre qu’il a été
le frère qu’elle n’a pas eu. C’est celui qui lui écrira le plus de chansons.
Elle a sélectionné parmi ses belles chansons, dont selon moi sa plus émouvante,
« Venir au monde », dans laquelle il est dit qu’il faut rompre les
amarres avec le passé et renaître. C’est un hymne à la résilience sans pareil.
Puis Danielle a invité son compagnon de vie, Roberto Medile, qui a interprété
Lelièvre en italien. Génial. Et quelle belle voix que la sienne.
ON SORT DE LÀ EN VOLANT
Dans un premier temps, on se prend à
déplorer que notre époque ne laisse plus la place à la chanson à textes comme
on vient de l’entendre. Puis, dans un second mouvement, on se dit que ces
chansons-là, servies par des interprètes du calibre de Mme Oddera, ont encore
leur place. Parce que les thèmes qui sont véhiculés sont indémodables. Dans la
loge, après la fin du spectacle, une toute jeune fille a témoigné à la chanteuse
le plaisir qu’elle a éprouvé. Dans la vie, Madonna, Rihanna et tutti quanti,
c’est fait pour danser, peindre vos orteils et rouler à vive allure sur
l’autoroute.
Mais quand vous voulez gravir des cimes émotionnelles qui vont
venir vous chercher par toutes les fibres de votre être, alors là ce sont des
artistes comme Danielle Oddera qui tracent la voie à suivre. Le public aussi
avait l’air de dire à Danielle Oddera « Ne me quitte pas ».