Et cette
lettre évoquait trois options, dont son départ de l’unité où il était arrivé
depuis quelques mois seulement, a-t-il témoigné, mercredi, devant la Commission Charbonneau
sur l’industrie de la construction. « On
sentait qu’il y avait une tension qui montait, ça n’avançait pas au rythme où
on voulait que ça avance. Malgré l’arrivée des enquêteurs le 12 avril, on
n’avait toujours pas de moyens. On n’était que des citoyens qui allaient poser
des questions aux gens », a relaté l’ancien chef de l’Unité anticollusion.
Il a
raconté qu’il n’avait jamais eu de budget de fonctionnement en 18 mois. Durant
les premiers mois, son équipe n’avait même pas de bureau elle devait
« squatter » les bureaux du sous-ministre des Transports , et certains
enquêteurs devaient travailler depuis leur domicile. Quand ils
se rendaient sur les chantiers de construction pour vérifier comment les
relations avec les entrepreneurs se passaient, les enquêteurs de son Unité
n’avaient même pas de carte professionnelle.
Dans sa
lettre de plainte au sous-ministre des Transports le ministère auquel son
unité était rattachée au départ , il se plaignait d’un « mandat
flou », d’un manque de coopération du ministère, de n’avoir « aucun
droit de parole ». « On
n’avait pas d’outils », a-t-il relaté à la commission. « On ne va nulle
part », alors que « la pression se fait importante pour qu’on
livre ». Il a aussi
découvert une directive d’un sous-ministre des Transports, mais non du
ministre, invitant les employés à ne pas lui parler. Il affirme toutefois que
la directive a été changée après qu’il s’en soit plaint.
M.
Duchesneau a pu obtenir que des pouvoirs de commissaire-enquêteur soit octroyés
à son équipe, afin d’avoir davantage de moyens pour agir, mais là encore, il a
rapporté qu’on lui a tout de suite suggéré de ne pas les exercer, à cause d’un
« flou juridique » concernant ces pouvoirs. Après
quelques mois, après cette lettre de 10 pages et après avoir réussi à
rencontrer le sous-ministre, les choses ont fini par se tasser et le climat de
travail est devenu « beaucoup mieux », a témoigné M. Duchesneau.
LETTRE » INSULTANTE »
L’ancien
directeur du Service de police de la
Ville de Montréal a également relaté que dès les premiers
jours après sa nomination, en février 2010, comme chef de l’Unité
anticollusion, des gens qu’il identifie « à une instance supérieure »,
« au niveau politique, mais je ne sais pas de qui ça vient », ont tenté
de lui faire signer une lettre, avant même que son contrat soit signé. Dans cette
lettre qu’on voulait lui faire signer, il devait notamment assurer qu’il
n’avait jamais transgressé les règles électorales lors de son passage en
politique municipale à Montréal, une douzaine d’années auparavant. Il devait
également certifier qu’il n’avait pas de liens avec des membres du crime
organisé.
M.
Duchesneau s’est dit « insulté », « jeté par terre », outré
qu’on ait ainsi mis en doute son intégrité, en abordant vaguement de tels
doutes sur son intégrité dans un affidavit qu’on voulait lui faire signer,
après l’avoir nommé publiquement le 23 février 2010, mais avant de lui avoir
fait signer son contrat le 19 mars. « A
chaque point nouveau qui était amené, je sursautais. J’ai été, vraiment,
honnêtement, insulté par la proposition qui était faite, donc j’ai refusé de
signer. On faisait des références, des allégations qui étaient totalement fausses
et qui étaient indignes. J’ai refusé de signer ça. On a eu plusieurs
discussions. Finalement, ça s’est soldé par une lettre que j’ai préparée en
réplique à ça. »
Il a alors
indiqué que si son curriculum vitae imposant en matière de services policiers et
de sécurité ne suffisait pas, il s’en irait, tout simplement. M.
Duchesneau a dirigé le Service de police de la Ville de Montréal, soit le deuxième plus
important corps de police au Canada, de même que l’Administration canadienne de
la sûreté du transport aérien, en plus d’occuper un poste à Interpol.
« Le
sous-ministre m’a dit: ‘Écoutes, Jacques, si tu ne signes pas l’affidavit, il
n’y a pas de contrat’. Alors, je me suis levé et je me suis en allé. Il m’a
dit: ‘reviens, on va se parler’. Finalement, l’entente qu’on a eue, c’est que
je signerai cet affidavit quand tous les membres du conseil des ministres
signeront le même affidavit, et ça me fera plaisir de le signer », a-t-il
relaté. Comme compromis, il a finalement prêté le même serment que celui exigé
des membres du conseil des ministres.
L’ancien
chef de l’Unité anticollusion a également rapporté que les gens, au départ,
avaient peur de parler à son équipe, mais que les langues se sont déliées après
qu’il les eut assurés qu’il ne formait pas l’escouade policière Marteau, mais
une équipe chargée d’identifier les façons de faire les
« stratagèmes ». Selon lui,
le fait de taire les noms de ces quelque 500 personnes qui ont accepté de
parler était une « condition sine qua non » pour qu’elles racontent ce qu’elles
savaient ou avaient vu.
On a aussi
appris que c’est M. Duchesneau lui-même qui a décidé de rédiger un rapport ce
n’était pas précisé dans son mandat. Fait
intéressant, il a aussi souligné qu’à sa toute première rencontre avec la
ministre des Transports d’alors, Julie Boulet, il l’a informée, en tant que
policier expert du crime organisé, des façons de faire de ce milieu. Il lui a
notamment dit que le crime organisé cherchait à « détruire la réputation
des gens » qui devenait gênants.
LE MINISTRE HAMAD N’ÉTAIT PAS
INTÉRESSÉ PAR SON RAPPORT
Mise à jour le 14 juin 2012 à 21:50
Jacques Duchesneau a
affirmé jeudi, à la
Commission Charbonneau, que l’ancien ministre des Transports
Sam Hamad n’était même pas intéressé par son rapport choc sur la collusion dans
l’industrie de la construction, quand il le lui a présenté, le 1er septembre
2011, avant qu’il soit rendu public. Il ne voulait même pas y toucher.
Au cours de la
deuxième journée de son témoignage, jeudi, l’ancien chef de l’Unité
anticollusion du ministère des Transports a raconté que son rapport avait été
accueilli froidement par le ministre Hamad, qui ne l’écoutait même pas quand il
le lui présentait verbalement, à son bureau. «Quand mon adjoint, monsieur Bélanger, a voulu lui donner une copie des
rapports, il n’a pas parlé beaucoup mais son non-verbal… il ne voulait pas le
voir! Là, il s’est reculé, puis a dit ‘je ne veux pas le voir, le rapport, mes
adjoints vont s’en occuper’. Et c’est de même que la réunion s’est terminée», a
rapporté M. Duchesneau.
Il lui a tout de même laissé quelques copies de son rapport, qui traite de la
collusion entre les firmes de génie, les entreprises de construction et le
financement des partis politiques. «On n’est pas reparti avec les copies qui
appartenaient au ministère. Lui n’a pas voulu mettre ses empreintes digitales
dessus, là, mais il avait ça devant lui», a relaté M. Duchesneau. Il a compris, lors de cette rencontre, qu’il valait mieux ne pas élaborer sur
le chapitre portant sur le financement des partis politiques devant le ministre
Hamad. «J’y ai fait allusion, mais j’ai compris qu’on était mieux de passer à
d’autre chose. Ça a toujours été, bien évidemment, un sujet épineux, avant et
après la rencontre avec monsieur Hamad», a commenté M. Duchesneau.
Après cet accueil glacial, il était convaincu que son rapport serait relégué
aux oubliettes, ce qui le frustrait énormément. «Les membres de l’équipe, nous
n’avons pas fait ce travail pour que ça aille sur une tablette. Après ma
rencontre avec le ministre Hamad, j’étais convaincu que c’était pour aller sur
une tablette. Je parlais au nom d’à peu près 500 personnes. Moi, je sais les
engagements qu’on avait pris auprès de ces personnes. Il n’en était pas
question que ça s’en aille sur une tablette!» Jacques Duchesneau voulait que son travail serve à quelque chose. Il a donc
décidé de refiler lui-même son rapport final à une journaliste, qui s’apprêtait
de toute façon à sortir la version préliminaire.
Il décrit ainsi l’attitude selon lui indifférente du ministre Hamad, lorsqu’il
lui faisait une présentation verbale de son rapport: «J’ai tenté de faire une
présentation. Ça s’est déroulé vite; ce n’était pas la saveur du jour. J’ai
commencé ma présentation, pour m’apercevoir, un moment donné, qu’il n’écoutait
même pas. Je n’ai pas été impressionné par la réception que j’ai eue du
ministre. En fait, je n’ai pas senti que ça l’intéressait. Quand je m’adresse à
vous, vous me regardez, je sens une interaction, mais si je commence à vous
parler et que vous regardez s’il fait beau dehors, ça enlève de la concentration.
Et je le lui ai dit».
STRATAGÈMES
Plus tôt dans la journée, jeudi, M. Duchesneau s’était rappelé qu’au fil des
enquêtes, son équipe avait identifié 66 stratagèmes permettant de contourner
les règles d’octroi des contrats dans la construction. Mais il a corrigé le tir
dans son témoignage, en évoquant «plus d’une centaine de stratagèmes». Des entrepreneurs au départ honnêtes sont plus ou moins contraints de respecter
«la règle», a-t-il dit. Si un entrepreneur dépose une offre pour un projet
quand d’autres lui disent de ne pas le faire, il va en payer le prix.
M. Duchesneau a cité le cas d’entrepreneurs qui ont été menacés physiquement et
battus, ou d’autres qui ont été «asphyxiés de façon économique». Par exemple,
certains avaient besoin d’une garantie financière mais soudainement, leur
compagnie d’assurances ne voulait plus les couvrir. Dans d’autres cas, des
paiements à un entrepreneur étaient retenus parce qu’il ne manquait que
quelques mètres de tourbe pour terminer un chantier. Ce dernier ne pouvait
alors plus payer ses employés.
«Tout le monde dans le milieu de la construction est, un jour ou l’autre,
obligé de jouer selon les règles édictées par d’autres», a-t-il témoigné.
AUTRE MENACE DE DÉMISSION
Plus tôt dans son témoignage, jeudi, M. Duchesneau a révélé qu’il avait menacé
de démissionner une autre fois de son poste, à la fin de 2010, cette fois après
que le milieu politique soit devenu frileux, à la suite de reportages laissant
planer des doutes sur son intégrité lors de son passage en politique
municipale. Il a exprimé sa lassitude de voir ce qu’il appelait «une vieille histoire»
revenir ponctuellement dans l’actualité pour laisser planer des doutes sur le
financement de sa campagne électorale municipale en 1998.
Quand le réseau TVA et le Journal de Montréal ont ressorti cette histoire, il a
été convoqué au ministère, où le ton a monté. Après un échange qu’il a qualifié
de «musclé», on lui a dit qu’on voulait le suspendre. Il a juré qu’il n’avait
rien à se reprocher, mais ses interlocuteurs répliquaient que c’était une
question de perception. Ensuite, M. Duchesneau a affirmé que c’est le cabinet du premier ministre qui a
voulu le suspendre. Encore une fois, il a juré de sa probité. «J’ai dit: ‘je
n’ai rien à me reprocher et vous ne me suspendrez pas, sinon je vais
démissionner et faire ma propre conférence de presse’.»
Finalement, il a invité le ministre à demander au Directeur général des
élections de faire enquête sur ces allégations. L’enquête a duré trois mois
son «purgatoire». Il est revenu à l’Unité anticollusion en février 2011, après
avoir été blanchi par l’enquête du DGE. La Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans
l’industrie de la construction fait relâche ce vendredi. Le témoignage de M. Duchesneau
se poursuivra lundi et toute la semaine prochaine.