Tant il était devenu habile à réclamer à la Ville des extras pour les entrepreneurs qui lui versaient des pots-de-vin. L’ancien
surveillant de chantier a poursuivi son témoignage, jeudi, devant la Commission Charbonneau,
lui qui a déjà admis avoir touché 500 000 $ en argent comptant de la part des
entrepreneurs, sans compter les voyages, tournois de golf, billets de hockey,
bouteilles de vin, paniers de Noël et autres.
Interrogé
par le commissaire Renaud Lachance, il a admis que même si son supérieur avait
voulu le coincer, parce qu’il aurait soupçonné l’existence de corruption, il
lui aurait été difficile de le faire. Il prenait la peine de toujours partir de
véritables travaux imprévus réalisés par l’entrepreneur pour gonfler la facture
de ces extras. Il a aussi
dépeint le climat de proximité qui existait entre les entrepreneurs et les
ingénieurs, puisque lui les voyait quotidiennement comme surveillant de
chantiers, les tutoyait, jouait au golf avec eux. Dès 1990, les cadeaux de Noël
des entrepreneurs arrivaient par camions pour des employés.
LES CADEAUX ÉTAIENT LA CULTURE D’ENTREPRISE
ce qu’il a qualifié de « culture d’entreprise », soit une culture de
tolérance face à la proximité entre les ingénieurs et les entrepreneurs qui
leur offraient des cadeaux. Ces
cadeaux sont arrivés « pour tout le monde » par camion dès Noël 1990, a relaté l’ancien
chargé de projets au service de la voirie. Il a
raconté qu’à Noël 1990, quelqu’un est entré dans son département et a dit
« mettez vos manteaux, on sort dehors ». Un premier camion
« pickup » est arrivé rempli de cadeaux.
« Mon
nom est là; je prends le cadeau et mets ça dans la voiture comme les
autres », s’est-il souvenu. La scène
de la livraison des cadeaux s’est répétée « deux ou trois fois dans la
journée » et « pendant plusieurs jours avant Noël », s’est remémoré
le témoin. « C’était
la culture d’entreprise. Ça faisait des générations que ça se faisait comme
ça », a-t-il raconté. Et le phénomène s’est répété d’année en année, sans
que personne ne sourcille au plan éthique.
La
situation s’est compliquée quand son département a déménagé de la rue Viger à
la rue Duke. Il passait alors d’un plain-pied à un immeuble où il fallait
prendre l’ascenseur, ce qui compliquait la vie de ceux qui devaient sortir en
manteau et repasser devant tout le monde avec leur cadeau sous le bras. Les
employés récompensés devaient donc se rendre eux-mêmes au bureau de
l’entrepreneur ou bien ce dernier faisait une « livraison à domicile »
à l’employé gratifié, a-t-il raconté.
Lui qui
avait précédemment travaillé à la défunte Communauté urbaine de Montréal a
admis que là-bas, ça ne fonctionnait pas de telle façon. C’est à la Ville que les cadeaux ont
afflué et que le climat de proximité s’est instauré avec les entrepreneurs. Les
pots-de-vin se sont multipliés quand il a déployé son talent pour réclamer des
« extras » de la Ville
pour des travaux censément réalisés par l’entrepreneur. Le plus
gros pot-de-vin a atteint 25 000 $ et ce fut le cas à quelques reprises.
Mercredi, il a estimé avoir reçu 500 000 $ comptant au total, sans compter les
tournois de golf, les bouteilles de vin, les repas à 100 $ par convive au
restaurant et les billets de hockey. Les bouteilles de vin, « il n’y en a
pas qui n’en donnaient pas; c’était universel ».
M. Leclerc
déployait ce qu’il a appelé son « service cinq étoiles » pour favoriser
les entrepreneurs généreux à son égard. Ce service consistait à utiliser une
méthode de calcul plus favorable à l’entrepreneur, comme le fait de payer
l’entrepreneur à l’heure, par exemple. Ou bien il veillait à ce que les
dossiers se règlent vite au service administratif, afin que l’entrepreneur soit
plus rapidement payé par la
Ville.
POSSIBLE DE LE COINCER?
En réponse
à la question du commissaire Renaud Lachance, il a indiqué qu’il aurait
« été très difficile » pour un supérieur honnête et rigoureux de le
coincer, tant il était devenu habile dans ses manigances. Du même
souffle cependant, il a souligné qu’il ne se cachait pas de jouer au golf avec
des entrepreneurs en construction et qu’il avait une entente « tacite »
avec les surveillants des travaux, à défaut d’entente ouverte, pour disposer
d’une certaine marge de manoeuvre dans ses recommandations de paiements. Il
savait aussi, avec son supérieur Gilles Vézina, ce qui pouvait
« passer » et ce qui ne pouvait pas passer comme extras.
Il prenait
la peine de toujours partir de véritables travaux imprévus réalisés par
l’entrepreneur pour gonfler la facture des extras. Sans ces véritables travaux
imprévus, « je n’avais pas beaucoup d’espace pour faire place à mon
imaginaire », a-t-il lancé. « Je ne peux pas inventer des choses. » L’ancien
chargé de projets a aussi soutenu que l’adoption du code de conduite à la Ville de Montréal en 2009 a eu un effet dissuasif
et les gens se sont autodisciplinés. Il a pris sa retraite en 2010. La
procureure de la Commission,
Me Sonia Lebel, lui a toutefois fait admettre que même avant ce code, il était
lié par un code de déontologie en tant qu’ingénieur.
Mais il a
prétendu que si on lui avait expliqué la portée d’un code, il aurait peut-être
pris cela plus au sérieux. « Moi, personnellement, ça m’aurait peut-être
fait allumer, fait peur, fait prendre conscience plus rapidement », a-t-il
avancé. M. Leclerc
a aussi affirmé qu’à cause des compressions budgétaires au fil des ans à la Ville de Montréal, le
personnel de son service avait été considérablement réduit depuis 1990, ce qui
a ouvert la voie aux profiteurs.
Lui-même se
retrouvait constamment face aux mêmes entrepreneurs et il s’est créé des liens,
dans un contexte où il y avait peu de surveillance. « On était plus
vulnérable, parce qu’on était moins nombreux et qu’on avait moins de
ressources », a-t-il opiné. Son interrogatoire
en chef est terminé. Son contre-interrogatoire commencera quand la Commission reprendra
ses travaux, le lundi 12 novembre.