Lorsqu’il
ne réprimandait pas les ménages canadiens parce qu’ils n’économisent pas assez,
il reprochait aux chefs d’entreprise de laisser dormir trop d’argent dans leurs
coffres, ou bien alors il tentait de déterminer si l’économie canadienne
souffrait du syndrome hollandais. Qui plus
est, il a continué à exhorter les institutions financières mondiales à se
réformer dans la foulée du carnage qu’elles ont causé en déclenchant la crise
de 2008, tout en avertissant qu’il avait bien l’intention d’utiliser toutes les
ressources à sa disposition,
en tant que grand patron du Conseil de stabilité
financière (CSF) pour s’assurer qu’elles le fassent. Puis, il y
a eu cette nomination surprenante: M. Carney a été désigné pour devenir le premier
gouverneur de la Banque
d’Angleterre à ne pas être britannique en 318 ans d’histoire. Le chancelier de
l’Échiquier, George Osborne, a dit du Canadien qu’il était « le gouverneur
de banque centrale d’exception de sa génération ».
Même ses
admirateurs les plus fervents de ce côté de l’océan se sont demandé si Mark
Carney était vraiment digne d’une telle adulation. Les
récentes révélations voulant que M. Carney ait jonglé avec l’idée d’abandonner
l’une des institutions publiques les plus vénérées et non partisanes du pays
pour entrer dans le ring des prétendants au leadership du Parti libéral ont
fait tourner les têtes pour des raisons moins prestigieuses et ont soulevé
certaines questions sur son jugement.
Mais même
avant ce récent pavé dans la mare, le gouverneur de la banque centrale
canadienne s’était démarqué comme le choix évident du sondage annuel réalisé
par La Presse
Canadienne auprès d’éditeurs et de diffuseurs pour déterminer
la personnalité 2012 du monde des affaires. M. Carney
a obtenu 59 pour cent des votes. Celui qui a fini deuxième, avec 17 pour cent
des votes, n’était même pas une personne en tant que tel: il s’agissait du
« Canadien endetté ».
L’ex-patron
de SNC-Lavalin tombé en disgrâce, Pierre Duhaime, a fini troisième avec neuf
pour cent, comparativement à huit pour cent pour le ministre des Finances, Jim
Flaherty.
UN RÔLE REMARQUÉ
« Voici
les principales exportations canadiennes: le bois d’oeuvre, le pétrole, l’eau,
le blé et Mark Carney », illustre Rick Hughes, responsable des pages affaires
du Hamilton Spectator, pour expliquer son choix.
« Son
rôle en tant que gouverneur de la banque centrale a été remarqué en raison de
son bon conseil et de sa stabilité, et le système bancaire britannique sera
bien servi sous son leadership. Il offre ce que le Canada développe de mieux:
la stabilité, la démocratie, et une autre chose… c’est un joueur de
hockey. »
Même si
Daniel Tencer, responsable de la section affaires pour le site internet The
Huffington Post Canada, estime que « la contribution de M. Carney à la
performance relativement forte de l’économie du Canada ces dernières années est
probablement exagérée », il a malgré tout accordé son vote au gouverneur. « Il
est si rare pour un gouverneur de banque centrale, particulièrement un
Canadien, de devenir une célébrité internationale que cela rend l’exploit’ de
M. Carney significatif. »
Le sondage
annuel de La Presse
Canadienne a par ailleurs sacré la dette personnelle comme la
nouvelle de l’année du monde des affaires ce qui n’est pas surprenant quand
on sait que le ratio d’endettement des ménages a atteint cette année le niveau
record de 164,6 pour cent.
Si la
dette personnelle a remporté 24 pour cent des votes, le rachat de Nexen par la
chinoise CNOOC pour 15,1 milliards $ s’est classé en deuxième place avec 20
pour cent des votes et les difficultés de Research In Motion sur le long chemin
menant au dévoilement du système d’exploitation BlackBerry 10 et de nouveaux
appareils en janvier a été souligné par 19 pour cent des répondants. M. Carney,
pour sa part, a gardé la dette personnelle bien haut dans les manchettes tout
au long de l’année, avec ses avertissements répétés aux Canadiens. Il a
notamment insisté sur le fait que les faibles taux d’intérêt actuels seraient
appelés à grimper éventuellement.
LA DÉCEPTION D’UN FLIRT
Mais
l’éclat de M. Carney a bien failli être terni en fin d’année, avec le
dévoilement d’histoires de séduction politique. Le
gouverneur a été blanchi d’allégations de conflit d’intérêt par le conseil
général de la banque centrale après avoir fait un séjour au chalet
néo-brunswickois du critique libéral en matière de Finances, Scott Brison.
Reste qu’il a plus que déçu mis en colère, dans certains cas plusieurs
personnes au sein du gouvernement Harper.
Le silence
de M. Flaherty, qui avait appelé M. Carney « mon ami » en novembre lors
de l’annonce de son départ pour la
Banque d’Angleterre, était lourd de sous-entendu. Alors
qu’il aurait eu plusieurs occasions de défendre l’homme qu’il a lui-même choisi
en 2008 pour occuper un des postes les plus prestigieux du monde économique
canadien, M. Flaherty a choisi de ne rien dire. « Je n’ai aucun commentaire
sur rien de cela », a-t-il répété aux journalistes, « et j’ai
l’habitude de commenter sur tout ».
Certaines
personnes à Londres se sont aussi demandé si M. Carney était bien l’homme de la
situation pour eux. « Il
devra être beaucoup plus prudent ici pas de tour d’automobiles avec (le
premier ministre David) Cameron ou de ski avec M. Osborne », a averti le
porte-parole libéral démocrate du Trésor, Matthew Oakeshott, aux médias
britanniques. D’autres ont estimé que M. Carney connaîtrait une audience de
confirmation parlementaire plutôt difficile le 7 février.
Plusieurs
observateurs estiment que le manteau de téflon que porte M. Carney depuis sa
nomination à titre de gouverneur, en février 2008, a été endommagé,
sinon percé. Même s’il
n’a pas techniquement dépassé les limites, il s’agit d’un cas évident
d' »apparence de conflit d’intérêt », juge Mike Moffatt, professeur
assistant à l’école de gestion Richard Ivey de l’Université de Western Ontario.
M. Moffatt
se souvient notamment d’un discours de M. Carney dans lequel il rejetait le
diagnostic du syndrome hollandais qu’avait posé le chef néo-démocrate Tom
Mulcair en blâmant le boom pétrolier de l’Alberta et la subséquente
appréciation du dollar canadien pour la plupart des problèmes connus par les
fabricants du centre du pays.
Ce
discours avait été fait le 7 septembre, et à l’époque, M. Carney était courtisé
par les libéraux. « Nous
devons maintenant regarder la politique monétaire et les discours qu’il a fait
à travers la lunette politique. C’est une question qu’on ne veut jamais se
poser au sujet de la Banque
du Canada; ils devraient être au-dessus des considérations politiques. » De son
côté, M. Carney s’est défendu en disant avoir aussi été courtisé par d’autres
partis, et en assurant n’avoir jamais sérieusement donné suite à ces offres.
Selon
Roger Martin, doyen de l’école de gestion Rotman de l’Université de Toronto,
ces problèmes surviennent en raison de l’âge de M. Carney. À 47 ans, celui-ci
est extrêmement jeune et tout le monde s’attend à ce qu’il poursuive sa
carrière dans un autre rôle après son passage à la Banque du Canada et à la Banque d’Angleterre. Pour
la plupart de ses prédécesseurs, la nomination de gouverneur était plutôt le
couronnement de longues carrières.
DES PRÉVISIONS TEINTÉES DE ROSE
Outre son
flirt avec le monde politique, M. Carney a eu une année productive, mais pas
nécessairement parfaite, font valoir certains analystes. L’économiste
en chef de la Banque
de Montréal, Doug Porter, croit que M. Carney « mérite les
applaudissements » qui lui sont réservés, mais doit tout de même essuyer
certaines critiques pour son évaluation trop optimiste de l’économie canadienne
et son signal, émis en mars, laissant croire qu’il se préparait à hausser les
taux d’intérêt. Il s’est depuis rétracté, même si plusieurs estiment que ses
prévisions restent trop roses.
Mais M.
Carney s’est aussi prononcé tout au long de l’année sur plusieurs autres sujets
économiques. « Il a prononcé certains des discours clés de l’année: en
exhortant les ménages à contrôler leur dette, en encourageant les entreprises à
dépenser leurs réserves d’argent ou en dénigrant le syndrome hollandais »,
note M. Porter. « Il a
connu une année assez active sur le front économique. »