Si en Amérique du Nord on peut rouler pendant des jours dans un paysage imperturbable, ou presque, en Europe c’est très exactement l’inverse. En cent kilomètres, tout change : le paysage, le climat, la végétation, l’Histoire et le tempérament, l’accent et bien sûr, la gastronomie, les aliments, les spécialités, les fromages et les vins qui à eux seuls témoignent de cette extraordinaire bigarrure. Cela reste tout particulièrement vrai en France.
Dans cette série estivale, je vous propose des voyages lointains par le regard d’écrivains du lieu, ou ayant écrit sur le lieu. Mais parvenue à la France, je me suis vraiment demandé par où j’allais bien pouvoir commencer. La France, mon pays, constitue aussi mon mal du pays et me manque tous les jours depuis que je vis à Montréal, voici plus de vingt ans. La France, je la connais très bien, d’un bout à l’autre de son territoire hexagonal tellement diversifié, sur tous les plans et tout particulièrement sur le plan littéraire. Car plus que tout autre pays sans doute (à part peut-être l’Allemagne…), la France demeure aujourd’hui caractérisée par son attachement consubstantiel à la littérature. Au fait que la littérature contient et transmet l’appartenance au genre humain. Alain Clavet, le rédacteur en chef de La Métropole, me le disait encore récemment : « La France c’est vraiment le pays des livres, ça me frappe chaque fois » et il a raison. Comme il faut aller loin pour se voir de près, cette évidence m’a moi-même frappée depuis que je ne vis plus en France, tout comme d’ailleurs, plus fondamentalement, je me suis rendu compte à quel point je suis Française alors qu’en vivant en France, je me percevais volontiers comme « citoyenne du monde » – une étiquette chic, bien sûr, mais présomptueuse aussi. Ce que j’ai compris au fil des décennies, c’est que mon identité française contient toutes les autres, de la même façon que, par-delà les cinq langues que je parle, je n’écris qu’en français, car c’est ma langue de vie, celle, la seule en fait, dans laquelle je sais avec précision, nuances et richesse exprimer ma vision du monde. L’identité française va avec une exigence d’amélioration, d’esprit critique, de controverse, de goût de la ripaille et la conversation qui en est indissociable, de goût des proportions et de la pondération, mais aussi avec une curiosité pour le voyage, l’ailleurs et l’altérité. Cette dernière caractéristique explique que les Français soient depuis toujours un des peuples qui s’expatrie le plus, mais qui à 80 % finit par rentrer plus ou moins vite chez lui. Cela explique aussi l’attachement à ce qui demeure le point de ralliement centralisateur, la langue, et subséquemment la littérature. Ainsi, considérant ces deux aspects, cela explique aussi, dans la littérature française, l’importance caractéristique des écrivains voyageurs et du récit de voyage tout à la fois comme introspection et extrospection. Les écrivains voyageurs français, depuis des siècles, la liste est longue… et mériterait d’y revenir dans un autre chapitre de cette série.
Ainsi, proposer un voyage littéraire en France semble une tautologie. Et où donc vous convier ? À Paris, où j’ai vécu de 3 à 30 ans ? Une autre fois. Dans mes villes et lieux préférés ? Trop long. Non, finalement, le choix s’est imposé. Je vous convie le long de la Loire, des environs d’Orléans aux environs d’Angers plus précisément puisqu’il faut bien délimiter ce territoire immense et extraordinairement changeant que trace ce fleuve emblème de la France. J’y ai vécu sept pleines et heureuses années de ma trentaine après avoir quitté Paris pour des raisons professionnelles, mon fils aîné y a grandi de ses 3 à 10 ans, mon fils cadet y est né, je m’y suis déployée et épanouie, puis j’ai voulu partir, plus loin là-bas, vers Montréal, sans autre raison que d’aller voir ailleurs si j’y étais aussi. Mais cette région, que j’ai découverte à 30 ans (outre les châteaux de la Loire évidemment, que j’avais déjà visité avec mes parents, mais je n’en parlerai pas ici, car ce serait à la fois trop long de relater ici mes souvenirs personnels des châteaux, et pas forcément des plus célèbres, et jamais aussi complets que ce que d’excellents guides et reportages peuvent dire de ces châteaux par ailleurs innombrables et inoubliables) n’a jamais quitté mon esprit et surtout mes cinq sens. Car à une heure exactement au sud de Paris commence un autre monde : celui de la Loire.
Sables de Loire l’été
Tout Français sait, car il se l’entend dire depuis l’enfance à longueur de bulletins météo, que la Loire constitue une frontière déterminante que même les nuages respectent, partageant du coup la France en deux dans le sens de la largeur entre le sud ou le nord de la Loire. Deux territoires distincts qui de fait constituent des zones distinctes sur le plan météorologique aussi bien que géographique et historique, linguistique, socioculturel et tout ce qui en découle. De sa source dans les montagnes du côté de Saint-Étienne à son embouchure à Nantes, le plus long fleuve de France n’est pas un fleuve tranquille, tant s’en faut ! Indomptable Loire qu’il a fallu dompter néanmoins pour contrer les dévastations que durant des siècles elle a perpétrées. Presque à sec l’été, formant ces lagunes de sable sur lesquelles il fait bon paresser dans l’inimitable lumière blonde, si n’était les sables mouvants, les îlots qui changent de place, disparaissant d’un jour à l’autre et créant encore des noyades, autant que lorsque printemps après hivers, la fantasque Loire enfle, déborde, gronde, entraîne encore des corps sur son passage, malgré le canal de Loire (ouvert en 1838) et la célèbre levée de Loire, unique en France, la digue érigée depuis le 12e siècle déjà, en différentes étapes jusqu’au milieu du 20e siècle où l’administration centrale s’organise pour bâtir une levée efficace et insubmersible pour protéger les vals des crues spectaculaires. Pas de Loire donc sans ses ponts, son canal et sa levée sur laquelle on roule désormais en voiture ou en vélo, pour le plaisir des sens, la joie du palais, le goût de l’histoire. Une promenade dédiée à la beauté et à la douceur de vivre, où vécurent tous les Rois et leurs cours, entre vignobles, cathédrales, bâtisses séculaires, marchés alléchants, profusions florales (particulièrement les roses.)
Canal de la Loire à Combleux
À l’est d’Orléans, l’abbaye bénédictine originelle de Fleury à Saint-Benoît-sur-Loire (651) où les moines suivent la règle de leur fondateur et chantent des chants grégoriens lors de la messe dominicale très courue. Tout près de là, l’oratoire carolingien de Germigny-des-Près (806) avec des fresques byzantines incroyablement préservées. Puis le château de Sully-sur-Loire (Sully, dignitaire protestant et compagnon d’armes d’Henri IV) imposant et intact avec ses douves, son pont-levis, sa charpente de bois en forme de coque de navire inversée. Puis Combleux et sa promenade de rêve entre Loire et canal, Chécy et son lavoir du Moyen-Âge, puis la chapelle du 13e siècle à Saint-Jean-de-Braye. Puis Orléans, la majesté de sa cathédrale, mais aussi du jardin de son échevé, la maison de Jeanne-d’Arc et sa porte d’accès rue de Bourgogne, la rue Royale qui descend vers le pont d’Orléans et sa promenade fluviale. Quittant Orléans, Beaugency, les ruelles qui mènent au marché et les vitraux bleu roi de l’église Saint-Étienne. Blois et son château, celui de Louis XII et son emblème d’hermine, de François 1er et son emblème de salamandre et de tellement de strates d’histoire de France, jusqu’au château de Chambord, évidemment, le plus ésotérique de tous, puis Amboise, où François 1er logea Léonard de Vinci (qui y est enterré) au Clos-Lucé qui jouxte de château construit en terrasses au-dessus de la Loire à ses pieds.
Château d’Amboise
Jusqu’à Tours, la grande ville célèbre, capitale de la France à trois reprises : durant toute la guerre de Cent Ans (1422 à 1528) le roi de France ayant fui Paris ; entre 1588 à 1594 lorsque Henri III est forcé à l’exil ; puis durant quelques jours en juin 1940, le gouvernement fuyant l’entrée des Allemands à Paris, ce qui vaudra à Tours d’être détruite. Tours reconstruite, ville universitaire dynamique, avec notamment un célèbre jardin botanique. Poursuivant le long de la Loire, jusqu’à Chinon, le château en promontoire au-dessus de la Loire, adorable ville du Moyen-Âge, fleuron gastronomique et vinicole, mais sans oublier de passer par les petites villes enchanteresses alentour, Saché l’élue de Balzac et Chédigny appelé le village des roses. Enfin, Angers, à la réputation de douceur et de langueur méritée, entre art et gastronomie. Qui a dit qu’il fallait s’arrêter ? Je vous enjoins au contraire à poursuivre le long de la levée de Loire, absolument, jusqu’à Nantes, mais pour de vrai.
Ce Val de Loire, situé au centre de la France, représente un concentré de l’histoire de France autant que de l’art de vivre à la française, gastronomie et culture fusionnée. Mais aussi un incroyable concentré de l’histoire de la littérature française ! Non seulement les rois, non seulement les architectes, les peintres, les musiciens, non seulement les agronomes, vignerons et gastronomes de tous acabits, mais aussi – forcément puisque comme nous l’avons dit au début la littérature est indissociable de la vie française -, les écrivains, et pas les moindres ! Jugez-en plutôt.
Chateaubriand, Alfred de Vigny, Descartes, Balzac, Rabelais, Ronsard, Jean de la Fontaine, Voltaire, Joachim du Bellay, Charles Péguy, Maurice Genevoix, Marcel Proust, Georges Courteline, Jean-Jacques Rousseau, George Sand, Charles d’Orléans, Victor Hugo, Molière (dont la première représentation du Bourgeois Gentilhomme en 1670 s’est déroulée au château de Chambord). Nous avons tous lu au moins un classique d’un de ces auteurs. Et ils ont tous écrit au moins une œuvre sur le Val de Loire, ses richesses, ses histoires, ses espoirs. Reprenons donc le parcours d’Orléans à Angers dans les pas cette fois de quelques-uns de ces écrivains.
La Loire est donc une rivière
Arrosant un pays favorisé des cieux,
Douce, quand il lui plaît, quand il lui plaît, si fière
Qu’à peine arrête-t-on son cours impérieux.
Elle ravageroit mille moissons fertiles.
Le long du coteau courbe et des nobles vallées
Les châteaux sont semés comme des reposoirs,
Et dans la majesté des matins et des soirs
La Loire et ses vassaux s’en vont par ces allées.
Cent vingt châteaux lui font une suite courtoise,
Plus nombreux, plus nerveux, plus fins que des palais.
Ils ont nom Valençay, Saint-Aignan et Langeais,
Chenonceau et Chambord, Azay, le Lude, Amboise.
Et moi j’en connais un qui s’élève plus haut (…)
Et c’est le souvenir qu’a laissé sur ces bords
Une enfant qui menait son cheval vers le fleuve.
Son âme était récente et sa cotte était neuve.
Innocente elle allait vers le plus grand des sorts.
Le grand Balzac succomba lui aussi au charme de la région ! C’est au château de Saché, à quelques kilomètres d’Azay-le-Rideau, chez son ami Jean Margonne, que Honoré de Balzac aimait se rendre. Fuyant Paris, ses créanciers et ses maîtresses, Balzac a trouvé en Saché un lieu d’inspiration idéal. Il y a d’ailleurs écrit La Comédie humaine, Le Lys dans la vallée, César Birotteau, Le Père Goriot et Illusions perdues, soit la plus grande part de son œuvre ! Aujourd’hui devenu plus communément le Musée Balzac, le château de Saché continue de faire vivre la littérature en organisant des activités pour découvrir ou redécouvrir des classiques littéraires du 18e et 19e siècle. En 1842, il écrit :
Ils se promenèrent sur la levée, au bord des eaux, aux dernières lueurs du soir, presque silencieusement, disant de vagues paroles, douces comme le murmure de la Loire, mais qui remuaient l’âme.
Pierre de Ronsard naît en 1524 au château de la Possonnière, près du village de Couture-sur-Loir en Vendômois (le pays des maisons troglodytes) et meurt en 1585 au prieuré de Saint-Cosme en Touraine1, est un des poètes français les plus importants du 14e siècle. Dit « Prince des poètes et poète des princes », il est une figure majeure de la littérature poétique de la Renaissance. Auteur d’une œuvre vaste, il emploie d’abord les formes de l’ode (Mignonne, allons voir si la rose) et de l’hymne, considérées comme des formes majeures puis utilise de plus en plus le sonnet transplanté en France par Clément Marot, puis est reconnu comme le maître moderne de l’alexandrin. Mais fut-il heureux ? Son épitaphe, son dernier poème, reprend un extrait de son recueil Les Amours :
CELUY QUI GIST SOUS CETTE TOMBE ICY
AIMA PREMIÈRE UNE BELLE CASSANDRE
AIMA SECONDE UNE MARIE AUSSY,
TANT EN AMOUR IL FUT FACILE A PRENDRE.
DE LA PREMIÈRE IL EUT LE CŒUR TRANSY,
DE LA SECONDE IL EUT LE CŒUR EN CENDRE,
ET SI DES DEUX IL N’EUT ONCQUES MERCY
Ce monument de la littérature française que sont Pantagruel et Gargantua, le médecin qu’était François Rabelais, né en 1483 et mort en 1553, le doit-il à Chinon et à son art de vivre, entre vignes, gastronomie, paysages reconnaissables dans ses livres et aussi inspiration ésotérique et symbolique ? En grande partie. Non loin de la forteresse Royale de Chinon, on visite sa demeure, la Devinière, à ne pas rater. Plusieurs des plats dont il donne la recette dans ses livres sont devenus des plats traditionnels de la ville de Chinon. Rabelais écrit dans Gargantua, qui constitue avant tout un manifeste anticlérical, en 1534 :
« Le grand Dieu fit les planètes et nous faisons les plats nets. »
Angers
Avec son ami et partenaire Pierre de Ronsard, Du Bellay est sans doute le poète classique le plus connu et le plus étudié dans les écoles. Qui n’a récité Mignonne allons voir si la rose… de Ronsard, et Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… de Du Bellay, poème écrit lors de son exil à Rome et qui témoigne de sa nostalgie pour sa bonne ville d’Angers à la lumière et au microclimat légendaires. Né à Liré, non loin d’Angers, en 1522, il est surtout connu pour son recueil Les Regrets, et pour avoir fondé La Pléiade avec Ronsard avec pour but de définir de nouvelles règles poétiques et rendre la langue française moins «barbare et vulgaire». Maître du décasyllabe (vers de dix pieds) il meurt d’apoplexie à sa table de travail à 37 ans, en 1560. Lui qui revendiquait Plus que l’air marin la douceur angevine, mais déjà semblait faire un aveu intime en écrivant dans un de ses derniers poèmes Plus l’homme est grand, plus il a de soucis.
Le moins que l’on puisse dire c’est que ce Val de Loire, réputé béni des cieux, s’est avéré être un creuset d’inspiration littéraire. Mais comment finir sans évoquer, et même si pour cela il faut traverser la Loire vers le sud et se diriger vers Lamotte-Beuvron (où les sœurs Tatin ratant leur tarte inventèrent la tarte Tatin) puis Nancay (et ses fameux biscuits au beurre) pour arriver en pleine, riche, féconde et mystérieuse terre berrichonne, à Nohant, en ce Berry plein de légendes et de sorcelleries, qui inspirèrent celle qui fut sans doute l’une des plus libre, audacieuse, talentueuse, aussi gourmande et jardinière qu’elle fut audacieuse, divorcée, mère monoparentale, amante fougueuse et passionnée jusqu’à la fin où elle prit pour ultime amant le meilleur ami de son fils de 30 ans son cadet, je veux bien sûr parler de George Sand. En s’éloignant des bords de Loire pour aller vers Ménetou-Salon (grand cru) et la magnifique ville de Bourges, capitale du Berry. Bourges, sa cathédrale, ses marais, son palais Jacques-Cœur (ville originelle de Jean-Christophe Rufin dont il faut au moins lire ou relire Le grand Cœur), on passe par cette terre vallonnée et âpre dans laquelle Aurore Dupin alias George Sand depuis sa prime enfance et jusqu’à sa mort, au long de sa vie épique, puisa son inspiration plurielle.
Il faut relire George Sand, mais aussi visiter sa maison, son jardin, son potager et sa chapelle, à Nohant. Qui dit que son âme n’y flotte pas encore, chevauchant son cheval par les nuits de pleine lune comme elle aimait tant à le faire de son vivant ?…
Aline Apostolska www.alineaecriture.com et www.alineapostolska.com
* La photo principale: La Loire et le Canal de Loire à Orléans
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