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La spiritualité. (Texte no. 11) 

Comment se fait-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? Nous l’ignorons. Selon des sources scientifiques, le système solaire s’est formé il y a environ 4,56 milliards d’années. Certaines traces de vie remontent à 3,5 milliards d’années. La vie demeura exclusivement aquatique durant plus de 3,4 milliards d’années. Les premiers végétaux terrestres apparurent il y a environ 500 millions d’années. Ce n’est que 400 millions d’années plus tard que des animaux se mirent à vivre sur la terre ferme.

L’apparition de l’Homo habilis remonte à environ 2, 7 millions d’années et celle de l’Homo sapiens il y a environ 200,000 ans.

Force est de constater que l’effet du Soleil sur une sorte de soupe prébiotique a fait en sorte que la vie soit apparue. Cela signifie qu’avant que celle-ci ne surgisse, la vie était « en puissance » (possible ou virtuelle) et que les lois naturelles étaient compatibles avec cet événement. Tout se passe comme s’il y avait un flux cosmique faisant en sorte que la matière évolue vers une complexité croissante de telle manière que la vie, l’intelligence, la conscience et l’autoconscience finissent par advenir. Mais les événements de cette évolution ont-ils obéi à une chaîne causale inéluctable ? Se sont-ils produits conformément à un schéma déterministe selon lequel chacune des étapes est entièrement déterminée par celle qui la précède ? Ou faut-il plutôt donner raison à Henri Bergson qui, dès 1907 dans son livre « L’Évolution créatrice », présente l’univers comme une « aventure » se déroulant dans le temps et créant toujours du nouveau ?

Au début du 20e siècle, le déterminisme absolu faisait largement consensus, si bien que le point de vue de Bergson a d’abord fait peu d’adeptes. Mais peu à peu la physique quantique, en découvrant notamment que les particules atomiques présentent un nombre infini de configurations dont on ne peut connaître que des probabilités, est venue influencer la réflexion philosophique et donner du poids à l’intuition de Bergson. En parlant de l’évolution de l’univers, avec un vocabulaire bergsonien, Hubert Reeves a déclaré que celle-ci ressemble « à une gigantesque aventure où des événements contingents arrivent, qui à leur tour modifient le présent d’une façon imprévisible. » La pensée bergsonienne a certes pu inspirer la cosmologie scientifique, mais elle se présente aussi comme un « réalisme spiritualiste », reflet de « l’amour divin ». 

L’esprit humain est placé devant cette antinomie selon laquelle se compénètrent le monde phénoménal (celui du changement, de la multiplicité, de l’espace-temps, de la finitude et de la quantité) et la réalité nouménale (celle de l’Unité principielle enracinée en le Néant, de l’Éternité et de l’Infini). Conscients de la différence entre les discours spirituel et scientifique, plusieurs savants ont témoigné de leur sensibilité spirituelle. La rigueur scientifique et l’ouverture à ce qui est non objectivable ne sont pas incompatibles, mais conduisent à des discours différents. C’est par des symboles, des analogies et des antinomies que des poètes et des philosophes tentent de faire communiquer l’éphémère et l’éternité. Ils témoignent de cette puissance qui nous fait voir les choses particulières dans une Lumière qui les dépasse toutes. Il y a un lien mystérieux entre le monde phénoménal et la réalité nouménale.

Les récentes acquisitions de la physique disqualifient le vieil empirisme qui faisait de l’expérience sensible l’origine de toute connaissance. La pluralité participe à l’unité, et celle-ci se laisse en quelque sorte participer par la pluralité. L’étonnement et la contemplation favorisent une dilatation de la conscience et permet le développement d’une intuition qui s’associe à l’imagination créatrice. Nous pouvons intuitionner ce foyer vivant qu’est la divine présence. Le sujet intégral est une créature de Dieu, alors que l’objet (issu d’une « conscience secondaire ») est une création du sujet. Ni l’objet connu ni le sujet connaissant mais la personne en chair et en os comporte une dimension nouménale. Dans la nuit de tous les savoirs, notre être authentique requiert une lumière et une espérance que la simple confiance rend accessible. Le Soi, au sens jungien, manifeste une mystérieuse présence reliée au moi et à la conscience. En transcendant mystérieusement sa nature incréée pour se donner, Dieu naît éternellement du Néant en posant une Liberté initiale au fondement de la liberté humaine. La spiritualité vive est une réponse humaine à l’amour divin. 

Platon, ce père de la culture occidentale, en est arrivé à la conclusion que le monde sensible n’est pas la réalité telle qu’elle est vraiment, mais un monde d’apparences. À ce dernier, il oppose la « réalité intelligible ». Selon lui, notre âme est dotée d’une intuition intégrale de cette réalité, mais cette vision a été voilée au moment de l’incarnation. Cependant, nous pouvons nous ressouvenir de ce que notre âme a déjà contemplé. Le grand philosophe grec en est arrivé à penser que ce ressouvenir, aussi appelé « réminiscence », permet d’accéder à une vision unifiée de nature intuitive de Formes intelligibles comme la Beauté, le Bien et la Justice, aussi appelées « Idées ». Pour devenir accessibles, celles-ci supposent une ouverture, une disposition à accueillir des expériences existentielles impliquant tout ce qui se trouve en nous. Ces expériences de nature intuitive ne s’obtiennent pas par l’accumulation de perceptions ni par des constructions mentales, mais par la réappropriation d’une connaissance innée, celle-ci passant, dirions-nous de nos jours, de l’inconscient au conscient. Selon cette perspective, l’âme humaine est un intermédiaire entre les choses sensibles et la réalité intelligible ; et la vie incarnée, une médiation entre celles-ci. Bien que voilée, l’intuition de la réalité intelligible est une dimension tellement constitutive de notre être que sa privation est sentie comme un manque.

Avec la puissance de l’instinct, la conscience de ce manque peut être éveillée par des formes matérielles et provoquer une réminiscence puissante à l’origine d’une expérience proprement humaine irréductible au seul instinct. Rudolf Otto parle d’une expérience numineuse. Le numineux est ce qui saisit l’individu, un tremblement de tout l’être face à une mystérieuse présence, un sentiment de présence absolue irréductible aux formes qui l’ont suscité. Son effet peut être instantané et fulgurant à la manière d’une lampe qui élimine l’obscurité simplement parce qu’elle est allumée, peu importe le temps passé dans l’obscurité. Celui qui désire éprouve un manque qu’il souhaite combler, mais on ne peut désirer sans d’abord se souvenir d’une « abondance ». Si la perception d’une forme matérielle peut déclencher la réminiscence, ce n’est pas moins l’âme qui se souvient, car ce niveau unifié de la connaissance n’est pas accessible aux seules sensations et concepts, ceux-ci résultant de la généralisation d’un ensemble de choses perçues et de l’abstraction des particularités. L’éveil spirituel passe donc par le ressouvenir d’une Lumière et d’une « abondance » déjà présentes en notre âme. 

La vraie nature de la matière est une question qui a obsédé de nombreux penseurs depuis des siècles : de la théorie de l’atome de Leucippe à l’idée de particules de Newton, du modèle des quatre éléments des présocratiques à l’approche de la mécanique quantique (fondée sur une sorte de dualité entre ondes [qui existent partout sauf en leurs points d’origine] et corpuscules [sources de matière qui existent en un seul point], en passant par la théorie d’Eischen et Silverberg selon laquelle la matière serait intégralement constituée de « fragments d’énergie » (énergie ramenée en un seul point par l’influence de l’énergie psychique). En réalité, nous ignorons ce qu’est la matière. Le philosophe allemand Eugen Fink (1905-1975) affirme même que la question est insoluble et que l’impénétrabilité de celle-ci est le principe même de la matière. Il est convaincu que la volonté de percer ce secret traduit une peur fondamentale devant une matière qui ne se montre pas comme elle est. Pour masquer cette puissance souterraine tapie à l’intérieur des choses, l’esprit humain leur prête une substance. Que l’on parle d’atome, de particule, d’onde, de corpuscule ou de « fragment d’énergie », la logique est la même : il s’agit de débusquer à tout prix la nature de la matière, de l’objectiver, de la conceptualiser au détriment de sa profondeur originelle avec sa capacité d’apparaître. Pour Fink, l’obscurité de la profondeur de la matière traduit le sens le plus originel de ce qui fait le tissu du monde.

La physique quantique nous apprend que ce que nous appelons une chose n’est pas un point de départ déterminé et que la totalité de l’univers est présente d’une façon ou d’une autre à tout endroit et à tout moment. Du point de vue de la totalité du continuum espace-temps, l’univers est indivisible et notre manière spatio-temporelle de l’appréhender est une « instanciation » [l’avènement d’une chose particulière] à l’intérieur de cette totalité fondatrice. Les choses possèdent une identité non pas à cause de l’existence d’une substance [d’une essence en soi] ou de quelque autre substrat spécifique, mais résulte d’une « relation » où les propriétés perçues sont psychiquement rattachées ensemble. Une chose comme telle est un ensemble complexe qui possède indéniablement des propriétés, mais qui résulte d’un processus unificateur de nature relationnelle la rendant momentanément identique à elle-même dans l’espace-temps, la faisant exister en tant que chose spécifique pour une conscience. En considérant les larges consensus dans la perception matérielle, particulièrement dans la contemplation des beautés de la nature et du cosmos, tout se passe comme si les entités psychiques étaient connectées à une source commune. 

Filtré par nos facultés cognitives, le monde phénoménal est celui que nous percevons à travers nos sens et notre expérience quotidienne. Kant a raison de dire que l’unification de nos connaissances ne vient pas des choses, mais de formes a priori de la pensée, antérieures à l’expérience des choses. Toutefois, il prétend que ces « formes » ne correspondent qu’à des structures subjectives de la raison. En réduisant la spiritualité seulement à une affaire de croyance, Kant rejette la possibilité de toute connaissance expérientielle de la réalité nouménale. Bien qu’ils aient accordé une grande importance à la connaissance du monde physique, les Sages de l’Orient et de la Grèce, dont nous sommes les héritiers, étaient convaincus que la Vérité absolue réside en nous-mêmes. En centrant leur volonté, en développant leurs facultés latentes, ils atteignaient à ce foyer vivant qu’ils nommaient Dieu. 

À une prochaine fois pour le texte no. 12.

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.

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