Les abîmes de l’inconscient peuvent s’ouvrir et montrer le gouffre d’où nous sortons, mais aussi les hauteurs vertigineuses où nous aspirons. Le matérialisme, qui rejette tout principe spirituel et n’admet pour seule réalité que la matière, enferme l’être humain dans un horizon étroit et réducteur. De nos jours, la physique montre la profondeur originelle de la matière (sa capacité d’apparaître à partir du néant quantique). De plus, en associant matière et énergie, elle présente une concordance (un lien par analogie) avec le dynamisme spiritualiste traditionnel. Toutefois, de nombreux reportages scientifiques destinés au grand public sont enrobés de commentaires apparemment inoffensifs mais propagandistes d’une conception matérialiste du monde, souvent dans une perspective déterministe comme si le principe d’incertitude de Heisenberg n’était pas avéré. À la fin du 19e siècle et au début du 20e, des postulats scientifiques matérialistes et déterministes (des principes considérés comme vrais, mais qu’on ne peut démontrer) ont été exploités par des idéologies ennemies de la liberté.
Sur fond d’ignorance docte, la vie spirituelle découle d’un choix libre, par amour. La confiance qui fait foi n’est pas l’ennemi de la raison, mais son flambeau. La vie spirituelle suppose la reconnaissance d’une Vérité éternelle qui transcende la spatiotemporalité. Grâce à la conscience symbolique, il est possible d’en témoigner. Ainsi, l’histoire biblique est une métahistoire qui propose une signification au monde et à l’existence. Par exemple, le mythe du Paradis terrestre présente d’abord le monde comme étant une réalité belle et bonne où l’être humain décèle l’essence spirituelle des choses et vit en harmonie avec elles. Adam et Ève donnent un nom aux animaux, et Dieu s’intéresse à cette activité : « Le Seigneur Dieu modela du sol toute bête des champs et tout oiseau du ciel qu’il amena à l’être humain pour voir comment il les désignerait. Tout ce que désigna l’être humain avait pour nom « être vivant » (…) » (Genèse 2, 19). Mais le premier homme et la première femme, en voulant devenir comme des dieux (c’est-à-dire accéder à une autonomie dissemblable), mangèrent du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. « Leurs yeux s’ouvrirent », mais au prix d’un oubli partiel de l’image de Dieu atteignant d’une manière vitale leur possibilité de ressemblance. Dès lors, ils furent privés de leur vraie nature (de leur déiformité). La hiérarchie cosmique fut alors affublée d’une sorte de maladie, mais l’image ne fut pas corrompue. En effet, la transcendance peut apparaître dans l’immanence selon des expériences existentielles que la pensée objective ne peut pas s’incorporer. Le mythe de la Chute est le drame d’un éloignement du divin et de l’humain, rendu possible par la liberté.
En Occident, le christianisme a largement contribué à surmonter le fatalisme antique. L’être humain s’est découvert comme sujet actif de sa destinée. Nous pouvons suivre les mutations spirituelles de l’Époque moderne par le prisme de « la dialectique existentielle du divin et de l’humain » (Nicolas Berdiaeff). Celle-ci commence avec le Moyen Âge où le sens de l’individualité naît et vient consolider la lutte contre l’emprise des forces élémentaires de la nature. Mais cette avancée s’accomplit dans un contexte où, dans l’Occident chrétien, il y a confusion entre le Royaume de Dieu et celui de César, où le sens spirituel de la liberté est grandement diminué en importance. Avec les Joachim de Flore, les Dante, les François d’Assise et les Giotto, la première Renaissance (la Renaissance italienne dans ses débuts) est sans doute le moment de la culture spirituelle le plus élevé de l’Europe occidentale. L’humanisme de cette période se caractérise par un effort pour relever la dignité de l’esprit humain et le mettre en valeur dans une perspective divino-humaine. Mais l’expérience de création de la Renaissance, aussi extraordinaire fut-elle, dut finalement abandonner les voies que lui indiquait l’idéal médiéval. La réalisation d’un soi-disant royaume de Dieu sur la terre par la contrainte ne pouvait conduire qu’à une impasse.
À partir du 16e siècle, d’abord en Italie puis en France, la Seconde Renaissance se caractérise par un retour à l’Antiquité qui se manifeste comme la recherche de la perfection formelle dans tous les domaines. Issu de la conscience immanente du naturalisme antique, l’idéal de perfection en ce monde entre en collision avec l’aspiration chrétienne au monde transcendant. L’art de la Renaissance exprime magnifiquement cette hésitation de l’âme entre des formes renaissantes du paganisme et la pensée chrétienne. Cependant, celle-ci ayant ouvert des horizons qui ne peuvent se réaliser parfaitement dans la culture historique, aucun retour à l’Antiquité avec sa recherche de formes parfaites n’était plus possible. La Seconde Renaissance permet à la liberté humaine de s’éprouver, mais son humanisme reconnaît de moins en moins les forces transcendantes. À la fin de la Renaissance, un certain scepticisme tend à étouffer l’enthousiasme du début et les occidentaux pénètrent dans une époque qui ne sera plus aussi pleine de sève créatrice.
Étendu sur toute l’Europe, l’esprit de la Renaissance influence non seulement les 15e et 16e siècles mais aussi toute l’histoire moderne. Il est à l’origine de l’humanisme des Temps modernes. Au plan spirituel, le passage du Moyen Âge à la modernité est celui d’un glissement du divin vers l’humain entraînant un déchainement de forces autonomistes de plus en plus éloignées des profondeurs spirituelles. Ainsi, l’humanitarisme moderne comporte une profonde contradiction. Il signifie bien entendu une exaltation de l’être humain. C’est son aspect positif. Mais il ne se fonde pas sur l’idée de l’être humain à l’image de Dieu et pouvant participer à Ses énergies. Il élève et rabaisse en même temps la personne humaine. L’oubli puis la négation de la déiformité conduit à l’affirmation de l’être humain sans Dieu et bientôt contre Dieu. Au début du 20e siècle, en Union soviétique, le Parti communiste détruit des églises, des synagogues et des mosquées, harcèle, incarcère et exécute des chefs religieux, inonde les écoles et les médias d’enseignements antireligieux et introduit « l’athéisme scientifique ».
La Rédemption signifie que Dieu attend de l’être humain une réponse libre à son appel, c’est-à-dire la réciprocité de son amour et une coopération créatrice. La perspective spirituelle affirme une interdépendance du divin et de l’humain dans une action réciproque de la liberté et de la grâce. La philosophie allemande a joué un rôle important dans l’histoire contemporaine, mais sans accéder à « l’équilibre du divin et de l’humain » (voir : texte no. 3). Par exemple, la pensée de Hegel peut être interprétée soit comme une absorption définitive du divin par l’humain (ce qui exalte l’orgueil), soit comme une absorption non moins définitive de l’humain par le divin (ce qui vient nier l’intégrité de l’être humain). Feuerbach défend la thèse selon laquelle ce n’est pas Dieu qui a créé l’être humain, mais l’être humain qui a créé Dieu à sa ressemblance (causant ainsi l’aliénation de sa propre nature dans une sphère transcendantale). Pour lui, Dieu n’est qu’un produit de la faiblesse et de la misère humaine, et l’idée de Dieu doit faire place à celle de l’être humain. Il se fit le héraut de la religion de l’humanité où est absolutisée, non pas les individus, mais l’espèce en général, l’être humain générique. Comme chez Hegel, il s’agit d’une philosophie du général, de l’universel abstrait. C’est aussi le cas de Marx qui élève le collectif social au rang d’une sorte d’absolu. Chez lui, la personne humaine concrète est réduite à n’être qu’un élément d’un tout abstrait. En puisant sa philosophie à des sources humanitaristes, Marx étend à la sphère sociale l’idée de Hegel et de Feuerbach sur l’aliénation. Il lutte contre le capitalisme qui aliène la nature humaine en réduisant l’être humain à l’état de marchandise. Mais son humanisme se transforme en antihumanisme : après avoir considéré que l’être humain possède la valeur la plus haute (le divin n’étant qu’un opium), il finit par nier l’être humain concret en le soumettant au général, au collectif social absolutisé.
Le mensonge du communisme d’origine est davantage un mensonge spirituel que social. La négation de Dieu entraîne en effet la négation de la valeur de l’être humain concret. « L’homme générique » et la collectivité sont des concepts abstraits allant contre la liberté. Au début du 20e siècle, le communisme est une sorte de religion inversée qui divinise la collectivité sociale et justifie une dictature prétendument temporaire. Même si sa vérité consiste à proposer une plus grande justice distributive, Berdiaeff, dans le premier numéro de la revue « Esprit » (octobre 1932), déclare que son mensonge est plus grand que sa vérité du fait que l’être humain est ramené à n’être qu’une chose parmi d’autres (« Vérité et mensonge du communisme », pages 104 à 128). Il ajoute encore : « Le communisme a franchi la zone moyenne où l’humanisme s’était maintenu. Il rejette Dieu non pas au nom de l’homme, comme il arrive souvent, mais au nom d’un principe troisième, au nom de la collectivité sociale, de la nouvelle divinité » (pages 120 et 121). Le communisme révolutionnaire s’est d’abord présenté comme une antireligion dont le peuple élu est le prolétariat appelé au grand soir de la révolution sanglante afin qu’adviennent des lendemains qui chantent. Le « collectif social » constitue une idole pouvant être mise au service de la volonté de puissance, au prix de la liberté.
Sans une Vérité s’élevant au-dessus du monde, l’être humain finit par être entièrement soumis à la nécessité ou à la nature, à la société ou à l’État. L’affirmation de la grandeur de l’être humain en tant que Visage divin est un rempart contre l’esclavage. La voie véritable de réalisation de soi est celle qui libère de l’emprise de la nécessité. Ni de gauche ni de droite, elle revêt un aspect révolutionnaire, car elle implique un essor spirituel défiant les mirages de ce monde et transfigurant celui-ci en lui communiquant la grâce par l’activité créatrice. Défendre la dignité de l’être humain implique de lutter contre les forces voulant le soumettre à ce qui lui est inférieur. La déiformité est la vérité profonde de l’être humain et la justification intérieure de sa lutte pour la liberté.
À une prochaine fois pour le texte no. 13.