ONU : une hypothétique force d’imposition de la paix. Par Radhia Kelibi, juriste et ancienne diplomate.
Depuis longtemps, de nombreux pays font fi des résolutions des Nations unies, et plus particulièrement du Conseil de sécurité. Dans ce monde où, semble-t-il, seule la force des armes compte, les Nations unies devraient-elles avoir une armée pour faire respecter le droit international et la paix ?
En effet, le maintien de la paix et de la sécurité internationales est l’objectif premier des Nations unies. Ainsi, à cette fin, l’organisation peut prendre des mesures collectives militaires et non militaires en vue de prévenir les conflits, d’écarter les menaces à la paix et, enfin, de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix[1]. Elle peut également régler les différends entre États par des moyens pacifiques[2]. C’est le Conseil de sécurité qui, principalement, a la responsabilité du maintien de la paix et de la sécurité internationales que lui confèrent les États membres de l’organisation, et ce dernier agit en leur nom [3]. Ces membres conviennent d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité, conformément à la Charte des Nations unies dans son article 25.
Il faut savoir que ledit article a donné lieu à interprétation et à débat, notamment autour de la question de savoir si toutes les décisions prises par le Conseil de sécurité étaient obligatoires, ou seulement celles ayant été prises dans le cadre du recours aux mesures coercitives envisagées au Chapitre VII de la Charte. L’argument selon lequel le caractère obligatoire des décisions du Conseil de sécurité ne s’applique qu’au Chapitre VII a été défendu par Israël, par exemple, qui maintient que les résolutions la concernant ont toutes été adoptées dans le cadre du Chapitre VI (ce qui est vrai) et que, par conséquent, elles ne sont pas contraignantes et peuvent seulement être mises en œuvre par la négociation, la conciliation ou l’arbitrage entre les parties au différend. Israël semble tenir un discours différent quand il s’agit d’autres États. Elle justifie ainsi son invasion du Liban en 2006 en partie à cause de la non-application par ce pays de la résolution 1559 adoptée par le Conseil de sécurité le 2 septembre 2004 dans laquelle la dissolution et le désarmement de toutes les factions libanaises et non libanaises est demandée.
Selon l’ambassadeur d’Israël au Conseil de sécurité, la manière d’éviter la crise entre Israël et le Liban était claire : il s’agissait de remplir les obligations imposées sans condition dans les résolutions 1559 (2004) et 1680 (2006) adoptées toutes les deux sous le chapitre VI de la Charte. La voie à suivre exigeait le désarmement et la dissolution du Hezbollah et des autres milices, ainsi que l’exercice par le Liban de son contrôle et de son autorité sur l’ensemble du territoire national, comme le fait tout État souverain. Mais la volonté d’imposer cette solution a fait défaut et, au cours du dernier mois, les peuples israélien et libanais ont payé cher cette inaction. Comme on n’avait pas veillé à ce que les obligations énoncées dans ces résolutions soient remplies, Israël n’a eu d’autre choix que de faire ce que le Liban n’avait pas su faire[4].
Par ailleurs, il convient de rappeler l’avis consultatif rendu par la Cour Internationale de Justice (CIJ), l’organe principal judiciaire des Nations unies, le 21 juin 1971 en réponse à une demande faite auprès de la CIJ par le Conseil de sécurité sur les conséquences juridiques de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie. À cette occasion, la CIJ, notant qu’il avait été soutenu que l’article 25 ne s’appliquait qu’aux mesures coercitives prises en vertu du chapitre VII de la Charte, a affirmé que rien dans la Charte ne venait appuyer cette idée. Pour la Cour, compte tenu du fait que cet article n’est pas placé sous le chapitre VII et qu’il existe déjà deux articles 48 et 49 sous ce chapitre qui, lus ensemble, affirment l’obligation des États membres d’appliquer les décisions du Conseil, alors il est clair que l’article 25 a une portée plus large. Autrement dit, toutes les décisions du Conseil de sécurité ont un caractère obligatoire [5].
Durant les discussions ayant conduit, en 1920, à l’établissement de la Société des Nations, précurseur de l’organisation des Nations Unies, et à nouveau dans les années 1930 et début 1940, des propositions relatives à la mise en place d’une armée internationale permanente ou police internationale furent émises par la France mais rejetées à la Conférence de Dumbarton Oaks en faveur de contingents militaires nationaux en réserve qui seraient placés sous commandement international, le Conseil de sécurité décidant de leur emploi. Les détails d’une telle disposition donnèrent lieu à des opinions diverses. Les Soviets, par exemple, proposèrent d’inclure une obligation pour les États membres de mettre des bases militaires à disposition, mais l’idée fut rejetée. Le pouvoir donné au Conseil de sécurité de décider de l’emploi de ces contingents fit craindre aux Américains que leurs troupes puissent être utilisées sans leur approbation spécifique.
Afin de réduire ce risque, il fut proposé sous l’article 43 de la Charte que les accords qui devaient réglementer la subordination des contingents nationaux à un commandement international devraient être ratifiés par les États contributeurs et négociés entre eux[6]. Toutefois leur emploi serait soumis à l’approbation du Conseil de sécurité. Le Canada, quant à lui, était préoccupé par le fait que le Conseil de sécurité puisse dicter l’envoi de troupes canadiennes pour résoudre des crises, peu importe le lieu et le moment. Cette préoccupation conduisit à l’inclusion de l’article 44[7] de la Charte qui réglemente la participation dans les décisions du Conseil relatives à l’emploi de la force armée, des États qui ont mis à la disposition du Conseil des contingents nationaux.[8]
Pour les rédacteurs de la Charte, l’article 43 était l’une des pierres angulaires de ce nouveau système centralisé de sécurité collective. L’idée maîtresse sur laquelle repose la notion de sécurité collective, telle que l’envisage la Charte est la suivante : lorsque les moyens pacifiques échouent, les mesures visées au Chapitre VII doivent être utilisées, si le Conseil de sécurité le décide, pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales en cas de « menace contre la paix, de rupture de la paix, d’acte d’agression ». La Charte prévoit des mesures non militaires dans son article 41, appelées communément des sanctions. Si ces dernières sont jugées inadéquates ou qu’elles sont révélées telles par le Conseil de sécurité, celui-ci peut, selon les termes de l’article 42, décider du recours à la force. Pour ce faire, les États membres doivent s’engager à fournir au Conseil de sécurité les forces armées conformément à des arrangements spéciaux entre les États concernés et l’organisation prévues à l’article 43.
En 1946, le Conseil de sécurité a demandé au Comité d’état-major prévu à l’article 47 de la Charte de soumettre un rapport sur la mise en œuvre de l’article 43 d’un point de vue militaire. Le rapport présenté contenait 41 articles, mais seuls 25 avaient été approuvés par tous les membres du comité. Le contentieux portait notamment sur la composition et le nombre des troupes que les membres permanents du Conseil de sécurité devaient mettre à disposition, et sur le lieu où ces troupes devaient être stationnées. La question du commandement de ces troupes fut également discutée, la Charte se contentant d’énoncer que le Comité d’état-major était responsable, sous l’autorité du Conseil de sécurité, de la direction stratégique de toutes forces armées mises à la disposition du Conseil, et que les questions relatives au commandement de ces forces seraient réglées ultérieurement. Par conséquent, les accords prévus à l’article 43 devant être conclus entre le Conseil de sécurité et les États membres ne l’ont jamais été. Résultat : les États membres ne sont pas obligés de mettre des troupes à la disposition du Conseil dans une situation donnée.
Cela ne veut pas dire pour autant que des opérations militaires sont totalement impossibles, mais, selon le professeur Frowein et le docteur Krisch, celles-ci ne pourraient être conduites qu’avec des troupes ad hoc mises volontairement à la disposition du Conseil [9]. L’impossibilité pour le Conseil ou le Secrétaire général de faire jouer les dispositions du Chapitre VII (surtout dans leur dimension coercitive) a conduit, selon Jacques Lefrette, ambassadeur de France, à la création de forces de maintien de la paix, construction originale située en marge de la Charte. Lefrette a ajouté que ces forces de maintien de la paix ont quelque peu sauvé les Nations Unies d’un bilan totalement négatif en matière de maintien de la paix[10].
Il faut savoir que les opérations de maintien de la paix ont été traditionnellement distinctes des mesures coercitives autorisées par le Conseil de sécurité sous le chapitre VII parce qu’elles ont toujours été déployées avec le consentement des parties au conflit. Toutefois, la distinction entre le maintien de la paix et l’imposition de la paix a de plus en plus été brouillée par de nouveaux types d’opération de maintien de la paix (opérations dites de maintien de la paix de seconde génération ou maintien de la paix mixtes) qui contiennent des éléments d’imposition de la paix, notamment pour la protection des civils.
Dans son rapport intitulé « Agenda pour la paix[11] », présenté le 17 juin 1992 à la demande du Conseil de sécurité afin de rendre ce dernier plus réactif aux menaces contre la paix et la sécurité, le Secrétaire général de l’ONU a tenté de relancer les négociations en vue de rendre l’article 43 opérationnel, estimant qu’étant donné la situation politique qui prévalait pour la première fois depuis que la Charte avait été adoptée (fin de la guerre froide et dislocation de l’URSS), les obstacles qui s’étaient toujours opposés à la conclusion de ces accords spéciaux ne devaient plus exister. Il a souligné à cet effet que le fait que des forces armées soient immédiatement disponibles pourrait, en soi, servir de moyen de dissuasion, car un agresseur potentiel saurait que le Conseil a un moyen d’action à sa disposition.
Reconnaissant la possibilité que les forces prévues à 1’Article 43 ne soient jamais suffisamment nombreuses ou suffisamment bien équipées pour faire face à la menace d’une armée importante équipée d’armements modernes, il a mis l’accent sur le fait qu’elles seraient utiles en cas de menace militaire de moindre ampleur, d’agression caractérisée, en cours ou imminente. Il a par ailleurs recommandé que dans le cas où des cessez-le-feu aient été conclus mais non respectés, le Conseil envisage de faire appel, dans des circonstances clairement définies, à des unités d’imposition de la paix dont le mandat serait défini à l’avance, fournies par des États Membres, et tenues en réserve.
Dans son « Supplément à l’Agenda pour la paix »[12] soumis trois ans plus tard, le Secrétaire général revient à la charge. L’un des mérites de la Charte des Nations unies, souligne-t-il, est d’autoriser l’Organisation à prendre des mesures coercitives contre les responsables de menaces à la paix, de rupture de la paix ou d’actes d’agression. Toutefois, ni le Conseil de sécurité ni le Secrétaire général n’ont pour l’instant la capacité de déployer, diriger, commander et contrôler les opérations menées à cet effet, sauf peut-être à une échelle très limitée. Il estime souhaitable à long terme que l’ONU se dote d’une telle capacité, mais il remet cela à plus tard, estimant que l’Organisation manque désespérément de ressources à cet égard, et a du mal à faire face aux responsabilités moins ardues qui lui sont confiées. Il y a lieu de noter que dans le Nouvel Agenda pour la paix présenté le 20 juillet 2023 sous forme d’une note d’orientation[13], le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, ne mentionne plus l’article 43. Comme s’il avait jeté l’éponge.
Dans l’impossibilité d’activer l’article 43, le Conseil de sécurité a choisi dans certaines situations d’autoriser les États membres à prendre des mesures en son nom. Ainsi, en 1950, il a autorisé un groupe d’États Membres, disposés à le faire, à entreprendre une action coercitive dans la péninsule coréenne. Nouvelle autorisation en 1990, à la suite de l’agression contre le Koweït. Au cours des 30 dernières années, il a autorisé des groupes d’États à entreprendre, si besoin était, une action de ce genre pour permettre à des opérations de secours humanitaires de se dérouler en Somalie et au Rwanda, ainsi que pour faciliter le rétablissement de la démocratie en Haïti. En Bosnie-Herzégovine, le Conseil de sécurité a autorisé des États Membres (à titre national ou dans le cadre d’arrangements régionaux) à user de la force pour assurer le respect de l’interdiction des vols militaires qu’il avait imposée dans l’espace aérien de ce pays pour appuyer les forces des Nations Unies en ex-Yougoslavie dans l’accomplissement de leur mission, y compris pour défendre le personnel en danger, et décourager les attaques contre les zones de sécurité.
Les États Membres concernés ont décidé de confier ces tâches à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Dans son Supplément à l’Agenda pour la paix, le Secrétaire général note que l’expérience de ces dernières années montre à la fois les avantages, mais aussi les difficultés qui peuvent se poser lorsque le Conseil de sécurité confie des tâches coercitives à des groupes d’États Membres. Du côté positif, précise-t-il, cette démarche donne à l’Organisation la capacité de coercition dont elle ne disposerait pas autrement. Cela est de loin préférable à une situation où des États Membres emploieraient la force sans en référer à l’ONU. De l’autre côté, le prestige et la crédibilité de l’Organisation peuvent en souffrir. Il y a aussi le risque que les États concernés se réclament de la légitimité et de l’approbation internationales pour des actes de force que le Conseil de sécurité n’aurait pas envisagés.
En conclusion, les difficultés rencontrées par l’ONU dans son approche du recours à la force dépassent le débat sur l’inefficacité de sa structure ou sur l’inadéquation de sa culture en ce qui a trait aux exigences du maintien de la paix moderne. Elles ont aussi pour fondement l’essence intergouvernementale de l’Organisation, c’est-à-dire sa dépendance vis-à-vis des États pour toute activité impliquant le recours à la force. L’ONU ne possède pas de force armée propre, et cette « défaillance » constitue l’une des limites de sa qualité d’organisation à dimension supranationale.
Une autre limitation est l’incapacité du Conseil de sécurité d’agir quand un de ses membres permanents oppose un droit de veto. La situation en Ukraine en est un exemple flagrant. Un projet de résolution pour condamner l’attaque militaire russe en Ukraine et demandant le retrait immédiat des troupes russes a été rejeté le 25 février 2022, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, cette dernière ayant posé son droit de veto. Le Conseil de sécurité, pour la première fois depuis 40 ans, avouant son impuissance, s’en est remis à l’Assemblée générale qui a également une responsabilité en matière de maintien de la paix et de sécurité internationales, mais dont les décisions ne sont pas contraignantes. Depuis, la seule action prise par le Conseil de sécurité se résume à une déclaration faite par son Président : le 6 mai 2022, le Conseil a exprimé sa profonde inquiétude concernant la situation en Ukraine, rappelant que les États membres, en vertu de la Charte des Nations Unies, ont souscrit à l’obligation de régler leurs différends internationaux par des moyens pacifiques.
Dans sa forme actuelle, le conflit israélo-palestinien est également un autre exemple des limites de l’action du Conseil en matière de sécurité collective, à qui l’on reproche souvent sa politique de deux poids deux mesures dans le traitement des conflits. Si le Conseil de sécurité a pu adopter quatre résolutions sur la question entre 2023 et 2024 portants sur un cessez-le-feu sans se heurter à un veto américain, aucune de ses résolutions n’a été votée dans le cadre du Chapitre VII de la Charte car ce chapitre précis ouvre la porte à l’adoption de sanctions et au recours à la force. Malgré le caractère régional et explosif du conflit, le Conseil de sécurité n’a pas cru bon de caractériser la situation comme étant une menace pour la paix et la sécurité internationale.
L’on peut regretter que, pour faire face à des situations d’urgence, le Secrétaire général des Nations unies ne puisse disposer de contingents pré-affectés, comme la Charte l’avait prévu. Cependant, une question plus cruciale demeure : la nécessaire réforme du Conseil de sécurité et, plus précisément, du droit de veto (en discussion au sein de l’organisation depuis des décennies) dont l’usage intempestif entraîne la paralysie du Conseil dans des situations d’une gravité extrême.
Notes
[1] Chapitre VII de la Charte des Nations unies (Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression).
[2] Chapitre VI de la Charte (Règlement pacifique des différends).
[3] Article 24 (1) de la Charte.
[4] Voir verbatim Conseil de sécurité S/PV.5511.
[5] https://www.icj-cij.org/fr/affaire/53.
[6] Article 43 de la Charte.
[7] Art. 44 : Lorsque le Conseil de sécurité a décidé de recourir à la force, il doit, avant d’inviter un Membre non représenté au Conseil à fournir des forces armées en exécution des obligations contractées en vertu de l’Article 43, convier ledit Membre, si celui-ci le désire, à participer aux décisions du Conseil de sécurité touchant l’emploi de contingents des forces armées de ce Membre.
[8] The theoretical and practical feasibility of a United Nations Force by Alex Morrison, Cornell international law journal, volume 38, Issue 3.
[9] The Charter of the United Nations: a commentary Vol 1, p.762 to 763.
[10] Le Conseil de sécurité comme organe de sécurité collective, Relations internationales, no.86, pp 109-117)
[11] A/47/277.
[12] A/50/60.
[13] Voir site ONU, Note d’orientation no.9.