« La Zone d’intérêt » (de Jonathan Glazer) : appréhender l’immonde par le hors champ et l’acoustique
« Nous nous tenons devant vous comme des hommes qui refusent que leur judéité et l’Holocauste soient détournés pour une occupation qui a causé tant de souffrances pour tant d’innocents. Qu’il s’agisse des victimes du 7 octobre en Israël ou de celles des attaques incessantes qui se déroulent à Gaza, elles sont toutes des victimes de cette déshumanisation [1] ».
(Propos de Jonathan Glazer, accompagné par son producteur, James Wilson, et son producteur exécutif, Len Blavatnik, lors de la 96ème cérémonie des Oscars qui s’est déroulée à Los Angeles, le 10 mars 2024.
Jonathan Glazer est connu pour avoir réalisé un grand nombre de clips musicaux originaux devenus iconiques : « Street Spirit », « Karma Police » (Radiohead) ; « Karmacoma » (Massive Attack) ; « virtual Insany » (Jamiroquai) ; « Rabbit in your headlights » (Unkle). Il a également à son actif de nombreuses et diverses publicités qui marquèrent les esprits dont celle pour un smartphone en 2006 où des geysers de peinture jaillissent sur les murs gris d’une cité de Birmingham accompagné des airs de « La pie voleuse » de Rossini ou encore celle de la célèbre marque de jeans Lewis où un homme (Nicolas Duvauchelle) et une femme traversent les murs et bondissent sur les arbres. Quant à la carrière filmographique du cinéaste britannique, si elle n’est guère prolixe, les trois longs métrages qui la jalonnent ne passèrent aucunement inaperçus : «« Sexy Beast[2] » (2000), « Birth[3] » (2004) et « Under the Skin[4] » en 2013, une œuvre surnaturelle où visuellement la forme prend le dessus sur le fond. Pour son quatrième film (sorti en France en février 2024) le réalisateur posa sa caméra là où ne l’attendait pas nécessairement.
Les premières images de ce nouvel opus peinent à voir le jour après un prélude de plusieurs minutes où les lettres du titre fondent pour livrer un écran totalement gris avec un fond sonore singulièrement lugubre et strident (de la compositrice Mica Levi, qui avait conçu la BO envoûtante de « Under the Skin ») qui instaure déjà un certain malaise, de l’inconfort et une inquiétude. Un procédé qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de l’œuvre la plus expérimentale de Stanley Kubrick, « L’Odyssée de l’espace (où le prélude débute par un fondu noir de trois minutes accompagné par la pièce musicale, Atmosphères, du compositeur hongrois György Ligeti). C’est le pépiement d’oiseaux, véritable bouffée d’oxygène, qui extirpe peu à peu le spectateur de ce marasme devenu sciemment étouffant et angoissant. Puis l’écran dévoile en grand angle, un après-midi dominical qui s’achève, celui de deux familles et de leur progéniture au bord d’une rivière majestueuse dans un cadre bucolique ; certains sont encore en maillot de bain et profitent des derniers instants de leur recréation aquatique. Dans ce tableau aux couleurs chatoyantes d’une nature apaisante et éblouissante se faufilent entre les hautes herbes, les silhouettes des enfants blonds et de leurs parents dont les voix sont inaudibles. Ils sont alors sur le chemin du retour, la nuit va bientôt tomber et les automobiles, qui transportent tout ce petit monde, sillonnent à travers une vaste forêt. Difficile de situer le lieu et surtout la temporalité de ces scènes.
À défaut de marqueurs, elles pourraient bien se dérouler de nos jours comme autrefois. Seuls les véhicules, des tractions avant noires, indiquent néanmoins l’époque des années 30-40. Un peu plus tard, la caméra montre à travers un plan, une résidence cossue à deux étages, lieu de villégiature des protagonistes, qui est adossée à un haut mur de béton serti de barbelés avec un mirador qui se dresse de l’autre côté. On suppute ainsi aisément la mitoyenneté avec un site de détention. Toutefois ce camp n’a rien de quelconque, ce que corrobore quelques instants plus tard la présence d’un personnage revêtu de l’uniforme d’officier SS. En fait, nous évoluons dans « La Zone d’intérêt », titre du film, qui était également le néologisme bureaucratique totalement détaché et sordide utilisé par les Allemands pour désigner le périmètre de 40 km2 encerclant le camp d’Auschwitz-Birkenau (bouleaux), situé dans l’actuelle Pologne. Un lieu où fut planifié industriellement et scientifiquement la plus grande machine à mort (sous le nom de « Solution finale ») conçue par des êtres de chair et de sang de toute l’histoire de l’humanité. Nous sommes en 1943 (deux ans avant la capitulation de l’Allemagne) et le haut fonctionnaire nazi qui vit dans cette demeure avec femme et enfants n’est autre que l’Obersturmbannführer (grade SS qui était l’équivalent de lieutenant-colonel dans l’armée allemande) Rudolf Höss, le commandant de cette enceinte d’extermination[5].
Une perspective inédite sur la Shoah
Jonathan Glazer (né dans une famille juive ukrainienne de Londres en 1966) s’est attelé à un sujet ardu, la représentation de l’extermination des juifs d’Europe. Une thématique qui a déjà été explorée au cinéma ou sur le petit écran sous différents angles et qui en France déchaîna les passions et les controverses depuis l’article retentissant et particulièrement cinglant de Jacques Rivette (« De l’abjection ») en 1961, dans les Cahiers du cinéma[6]. L’auteur y vouait aux gémonies, certaines images de « Kapo » de Gilles Pontecorvo (histoire « réaliste » d’une jeune juive, campée par Susan Strasberg, qui parvient à survivre dans un camp de la mort en se prostituant) particulièrement le plan final esthétique où l’on voit le personnage d’Emmanuelle Riva (une détenue) se suicider en se jetant contre les barbelés électriques : « L’homme qui décide à ce moment-là de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris ». Le film fut néanmoins bien accueilli en Italie et défendu par Luchino Visconti et Roberto Rossellini[7].
En 1979, en France, lors de la diffusion de la mini-série télévisée américaine, « Holocauste[8] », Claude Lanzmann, cinéaste engagé (auteur de nombreux documentaires dont l’incontournable « Shoah », référence sur le judéocide) tint ces propos virulents : « l’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un absolu d’horreur est intransmissible : prétendre le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. Il faut parler et faire silence tout à la fois, savoir qu’ici le silence est le mode le plus authentique de la parole, maintenir comme dans l’œil du cyclone, une région protégée, préservée où nul ne devra jamais accéder[9] ». Ce que corrobore Elie Wiesel : « Il faut se souvenir de l’Holocauste, mais pas comme un spectacle[10] ». Pour avoir dérogé à cette éthique, Steven Spielberg en 1993 avec « La liste de Schindler[11] » (filmé en noir et blanc à Cracovie, couronné par sept Oscars, et vaste succès populaire en salles aux États-Unis) suscita un lot de commentaires indignés. Plusieurs voix lui reprochèrent la scène où des femmes (aiguillées par erreur à Auschwitz) enfermées nues dans une pièce sans aération portent un regard terrifié sur les pommes des douches. Chacun pense à une chambre à gaz et durant plusieurs instants pèse l’incertitude sur ce qui jaillira ; finalement c’est de l’eau qui aspergera les corps. Un tel suspens hollywoodien fut ainsi jugé par d’aucuns insoutenable.
Claude Lanzmann releva d’autres scènes ambiguës et dangereuses, dépourvues, selon lui de nuances, telles que « le rôle de la police juive (judenrat), la séquence finale qui viendrait donner l’idée fausse qu’Israël serait la rédemption de l’Holocauste[12]…. Si Lanzmann a toujours refusé toute fictionalisation des camps d’extermination, le cinéaste Marcel Ophuls, réalisateur, entre autres, du documentaire iconoclaste « Le Chagrin et la pitié » (chronique d’une ville sous l’occupation[13], qui fit éclater le mythe gaulliste d’une France unie face à l’Allemagne nazi et provoqua un séisme dans l’opinion publique française[14]) ne partage cette approche. Dans la revue de cinéma Positif, il souligna que « cette façon pudibonde élitiste et tristement rive-gaucharde de vouloir interdire l’Holocauste au cinéma de fiction pour l’éternité lui semble suspecte, entachée de provincialisme littéraire[15] ». D’après lui, « La liste de Schindler à l’exceptionnel mérite de dégager une illusion d’authenticité[16]». Quant à l’historien Raoul Hilberg, auteur de « La Destruction des Juifs d’Europe », une histoire scientifique de l’Holocauste[17], il ne récusa pas l’aspect émotionnel du film de Spielberg[18].
En 1998, « La vie est belle » de Roberto Benigni (primée par le grand Prix du Festival de Cannes[19] et par trois Oscars) suscita également des réprobations. Ce récit insufflait de l’humour noir et de l’hilarité dans un camp de concentration où sont déportés, Guido, un juif italien (campé par le réalisateur) et Giosué son jeune fils. En père attentionné, Guido s’évertue à rendre le quotidien acceptable aux yeux de l’enfant, il maquille la vérité en inventant divers stratagèmes, expliquant au petit garçon que les règles sévères du camp sont celles d’un grand jeu auquel tous participent. Les détracteurs du long métrage n’eurent de cesse de faire valoir la présence de multiples invraisemblances[20]. Si le metteur en scène prend des libertés avec la réalité concentrationnaire, il n’a jamais entendu nier les camps. Son œuvre est une fable sous forme de dénonciation poétique et burlesque de la Shoah, soulignant sa tragique et obscène absurdité.
L’idée selon laquelle le cinéma de fiction serait dans la totale incapacité de transmettre et ainsi de raconter la spécificité du génocide des juifs doit sûrement être relativisée. « Shoah[21] » (1985) de Lanzmann est aussi une fiction sur la réalité. Ce documentaire monumental de 9h 30 repose sur la juxtaposition de dix-huit témoignages oraux (en six langues différentes) des victimes, des témoins (des Polonais) et des rares acteurs nazis de la Solution finale (lesquels furent filmés et enregistrés à leur insu). C’est la parole, les souvenirs et les ressentis (aucune image d’archive n’apparaît) qui ici se substituent à la monstration[22]. Steven Spielberg souligne d’ailleurs que : « Aucun film et j’inclus La liste de Schindler dans le lot, aucun documentaire même Shoah de Claude Lanzmann ne peut décemment rendre compte de ce que le monde juif en Europe a enduré, et ce à quoi il a survécu[23] ». Dans « Le fils de Saul » (Grand prix du festival de Cannes 2015, Oscar du meilleur film étranger 2016), le réalisateur hongrois, Laslo Nemes, fit le choix de l’immersion puisque l’action se déroule à l’intérieur du camp, au cœur même du dispositif d’anéantissement des déportés, dans les lieux de destruction massif où opéraient les Sonderkommandos.
Ces jeunes prisonniers juifs étaient chargés d’accompagner leurs coreligionnaires jusqu’aux chambres à gaz, puis ensuite d’y extirper les corps et de les brûler dans les fours crématoires. La caméra constamment portée à l’épaule suit les déambulations et les faits et gestes du principal protagoniste, Saul, qui persuadé d’avoir reconnu le corps de son fils parmi les dépouilles des personnes gazées, entend le soustraire à la crémation et lui donner une sépulture selon les rites juifs (avec la prière funéraire du kaddish). Avec l’utilisation de la longue focale qui rend flou l’arrière-plan et avec l’absence de profondeur de champ, on perçoit avec une extrême parcimonie l’environnement où Saul s’active, soit une invitation à le reconstituer par notre imagination. Les sons prennent également une place importante : les cris d’effroi des déportés, le tambourinement de ces derniers contre les portes des chambres à gaz, le bruit des brosses frottées contre le sol pour nettoyer le sang…. Le film fut adoubé par Lanzmann.
De facto, Jonathan Glazer se situe hors du débat sur l’indicible et sur l’illégitimité de « reconstituer » la Solution finale, ce qui est éminemment bien moins source de dissensions, que de travestir le réel. Le cinéaste a retenu une perspective novatrice sur la Shoah, faisant preuve d’un art inégalé de la suggestion. Il donne à voir une autre façon de montrer l’abomination. Première singularité, suivant en quelque sorte l’idée de Jean-Luc Godard en 1963[24], le long métrage aborde le point de vue du bourreau. La littérature avait déjà opté pour ce prisme, on se souvient que le roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, qui évoquait la Shoah (prix Goncourt 2006) plongeait le lecteur dans la conscience de Max Ave, un officier SS cultivé qui, en dépit des crimes sordides auquel il assiste ou qu’il exécute, se montre sensible à la douleur d’autrui laquelle n’est jamais objet de jouissance. Cette narration qui court sur 900 pages représentait une rupture avec les essais qui, jusqu’à présent, relataient des expériences vécues par les rescapés des camps de la mort (par exemple, La Nuit d’Elie Wiesel ou Le grand voyage de Jorge Semprun). L’œuvre de Littell fut jugée sévèrement par Claude Lanzmann laquelle lui apparaît comme « une vénéneuse fleur du mal », déplorant que son héros soit un tueur de Juifs[25].
L’intention du réalisateur britannique fut ici de ne capturer aucune image de l’inmontrable, c’est-à-dire des conditions de vie des déportés ainsi que la machine d’extermination. L’atmosphère du camp est en grande partie hors champ. C’est le legs du cinéaste, aucune caméra ne pénètre dans le camp, respectant le dogme Lanzmanien de l’irreprésentabilité. Pour la première fois, les victimes sont occultées. N’apparaissent visuellement que les toits des baraquements en arrière-plan et les immenses cheminées qui crachent et répandent quotidiennement de jour comme de nuit leur funestes fumées noires ; selon l’heure de la journée, le ciel est ainsi rougeoyant, ou jaunâtre. En fait, en multipliant ces quelques indices, le cinéaste nous invite à partir de nos propres connaissances issues de lectures, témoignages, images d’archives à reconstituer l’horreur invisible à la rétine. Les représentations de l’Holocauste font partie d’un savoir collectif qui est gravé dans nos mémoires. Toute l’originalité du film repose sur cette puissance phénoménale du hors champ (que l’on retrouve dans des films sortis dernièrement dans les salles obscures, à l’instar de « Priscilla [26]» de Sofia Coppola et « May December [27]» de Todd Haynes).
Et l’habillage sonore du film revêt également un intense rôle dramaturgique avec tous ces bruits extérieurs souvent étouffés mais nettement perceptibles à d’autres moments qui déclenchent à leur tour des images mentales de l’indescriptible avec l’aboiement des chiens, les vociférations des SS, la clameur confuse, les hurlements de frayeurs et de douleurs, les supplications, les très fréquentes détonations. Auquel il faut ajouter l’omniprésence du vrombissement sourd et permanent des fours crématoires qui envahit les oreilles. L’ingénieur du son, Johnnie Burn (qui collabora sur « Under the Skin » et sur la filmographie de Yórgos Lánthimos) indique que tous les sons nécessitèrent une recherche minutieuse (bruits des trains, armes à feu) et furent ajoutés après le tournage en postproduction. Concernant les cris de souffrance des déportés, sachant qu’il était inenvisageable de demander à des acteurs en studio une quelconque simulation, les sons furent captés dans des parcs d’hôpitaux ou lors d’évènements sportifs (match de foot, rixes nocturnes à Berlin ou encore pendant les manifestations en France contre la réforme des retraites[28]). En l’absence de sollicitation rétinienne du camp, la sonorité prend ainsi allègrement le dessus ; « c’est presque un film dans le film » dit Glazer[29] qui avance que le travail sur la bande son fut titanesque et dura presque un an.
Une multitude de petits détails parsèment également le champ (« le diable est dans les détails) autant de gestes, de métaphores ou encore de sous-entendus qui font échos à ce qui se déroule de l’autre côté du mur. Ce sont ainsi les enfants du commandant, qui dans leurs chambres observent avec une lampe torche des dents incrustées d’or (irrémédiablement arrachées aux cadavres des déportés) devenues de simples jouets ; le pommeau de la douche de la piscine du jardin, les bottes du commandant déposées à l’entrée de la maison lavées à grande eau qui emporte le sang ; les ossements et débris humains retrouvés dans la rivière. C’est également le cigare incandescent de Rudolf Höss, les cendres répandues par le jardinier au pied des plantations du jardin comme engrais pour stimuler leur croissance et les rendre plus éclatantes (c’est d’ailleurs ici une référence à « Shoah » de Lanzmann où au début du film fleuve, un rescapé des camps relate avoir déversé des sceaux de cendres issus des fours crématoires dans la rivière). Glazer brille dans l’art de l’évocation. Tandis que les gros plans se succèdent sur les fleurs chatoyantes du jardin, l’un d’entre eux porte sur un dahlia rouge écarlate qui se métamorphose en une mare de sang, métaphore du mal qui submerge tout l’écran. Démarche analogue dans une autre séquence en amont tout aussi courte que la précédente (une trentaine de secondes) avec le commandant radieux, satisfait de lui-même et de son œuvre destructrice ; il est filmé en contre plongée à l’intérieur du camp dont on ne perçoit que la fumée noire s’échappant des cheminées des fours sur fond de ciel gris et de hurlements de terreur. Puis un blanc froid emplit l’image, nouvelle résonnance d’une horreur ineffable.
Ce qui est ainsi donné à voir, c’est le commandant du camp et sa famille. Jonathan Glazer a librement adapté l’ouvrage éponyme du romancier, Martin Amis[30] (publié chez Calmann Levy en 2015) dont il s’est délesté de l’humour noir et satirique en modifiant la trame[31], ne conservant en fait que l’officier nazi et son épouse (en leur conférant leur vrai patronyme) ainsi que la localisation de la demeure contiguë au camp d’Auschwitz[32]. Mais le réalisateur ne dresse aucunement un portrait de la famille Höss, c’est un examen minutieux de leur déambulation au quotidien et des petites contrariétés anodines du couple, telle une déconcertante dispute conjugale. Ce que scrute le cinéaste c’est l’ensemble des mécanismes qui sous-tendent leurs agissements et leur vie routinière. L’atmosphère radieuse, la nature verdoyante, le soleil rayonnant, qui sèche le linge blanc immaculé, coexistent dans un contraste saisissant avec le mal absolu.
La réalisation du film fut précédée d’une longue période de gestation, c’est un thème que le cinéaste avait à l’esprit depuis de nombreuses années. Après « Under the Skin », le processus débuta par une première visite à Auschwitz, puis il s’en suivit une phase de recherche et d’exploration de la documentation disponible (lecture des milliers de témoignages des victimes et des survivants) durant trois ans dans les archives du Musée national d’Auschwitz. Son directeur, Piotr Cywinski, qui fut le conseiller historique du film, indique que le réalisateur souhaitait amener son œuvre au plus près du réel, ajoutant qu’une telle démarche n’est pas si commune. Nombreux dit-il, sont les livres qui sont soi-disant basés sur des recherches historiques alors qu’ils recèlent des erreurs à chaque page et que leurs auteurs ne sont jamais venus nous consulter[33].
Le tournage en Pologne débuta à l’été 2021 et dura 55 jours. Jonathan Glazer éprouva le besoin de poser ses caméras sur le sol des crimes de masse et d’y faire venir les interprètes qui sont allemands (les techniciens sont Polonais). Leur nationalité était importante pour le réalisateur puisque précise Sandra Hüller (qui campe l’épouse de Rudolf Höss) : « cela rendait le jeu d’acteurs plus difficile, nous avons jamais oublié qui nous étions et où nous étions[34] » mais il fallait aussi, indique la comédienne, faire abstraction de tout ce que l’on savait sur ce lieu pour entrer dans la tête des personnages qui semblaient heureux.
La résidence où est installée la famille Höss compte une dizaine de pièces, elle est moderne, fonctionnelle, dispose du chauffage central (car les hivers sont si froids dit cyniquement l’épouse du commandant) avec un mobilier art déco sans âme à l’image des occupants du lieu. On remarque que les rideaux aux fenêtres sont tirés en permanence occultant ainsi l’enfer du camp. Tout aussi idyllique que la villa est son vaste jardin luxuriant où s’épanouissent de multiples fleurs aux parfums évanescents, un eden. Cette demeure, érigée en 1937 et auquel les Höss ajoutèrent un étage, existe toujours, elle fut d’ailleurs occupée à la sortie la guerre, une époque où il y avait un besoin crucial de logement[35]. Si les actuels propriétaires étaient prêts à la louer pour le film, elle ne convenait cependant pas au réalisateur car son souhait était de ne pas la figer dans le passé. « Nous n’avons pas voulu tomber dans le piège qui consiste à donner l’impression que c’est un film d’époque (néanmoins certains détails le sont comme le téléphone, par exemple) » précise le chef décorateur Chris Oddy[36]. C’est la raison pour laquelle la villa des Höss fut reconstruite à l’identique à côté de la vraie demeure, à partir d’une maison en ruine située non loin de là, à deux cent mètres[37]; les extérieurs avec les diverses plantations furent réalisés une année auparavant. Quant aux costumes, ils sont également différents de ceux vu dans les films d’époque souligne la costumière, Malgorzata Karpiuk, qui ajouta qu’il s’agissait d’éviter l’apparence vintage, « on voulait presque montrer qu’on était en 2023 »[38].
Les choix artistiques et de mise en scène
Le dispositif de mise en scène est bien peu orthodoxe. L’utilisation de la courte focale donne à voir un grand nombre de plans larges (où les principaux protagonistes évoluent dans leur diverses tâches de la vie domestique) ainsi que des plans fixes et distanciés comme s’y la caméra cherchait de loin à suivre les protagonistes dans leur intimité, comme une sensation d’images volées. On note l’usage de quelques travellings latéraux dans le jardin et très peu de close-up sur les personnages. Le rythme du film est volontairement lent. Une dizaine de caméras furent positionnées au même endroit dans la maison et dans le jardin sur toute la durée du film. Des micros (une soixantaine) furent également disséminés dans les diverses pièces du pavillon et à l’extérieur. Aucun technicien n’était présent sur le plateau, ils étaient au sous-sol de la villa et Jonathan Glazer était dans un camion régie de l’autre côté du mur avec ses moniteurs. Si certaines caméras étaient bien apparentes d’autres, bien plus nombreuses ne l’étaient pas de sorte que les interprètes étaient filmés en permanence comme s’ils évoluaient sous le regard de caméras de surveillance, ignorants l’angle retenu par la caméra (plan serré ou large). «Je voulais filmer comme dans une télé réalité » révéla Glazer. Un tel procédé n’est pas sans impact sur le jeu et implique que les acteurs n’étaient aucunement en mesure de modifier leur comportement et leur façon de jouer ; ce qui confère ainsi une dimension documentaire au film[39] .
Il n’y eu aucune répétition pour les scènes. Sandra Hüller confia que « rien ne pouvait se dérouler comme un tournage normal : tous ces rituels ou ces interruptions auxquels on est habitués en tant qu’acteurs et auxquels on peut se raccrocher n’avaient plus cours ici. D’habitude on est sans cesse interrompus pour des questions de maquillage, de coiffure, lumière, par des indications du script. Cela signifie que nous étions vraiment livrés à nous même[40] ». Notre liberté était telle que parfois on oubliait que l’on tournait » fait remarquer de son côté Christian Friedel qui incarne Rudolf Höss. Par ailleurs, Sandra Hüller précisa que durant le jeu, ils ne percevaient pas les bruits lorsqu’ils étaient filmés mais « ils étaient conscients qu’ils étaient là[41] ». Le directeur de la photographie, Lukasz Zal, ajoute que l’objectif du réalisateur était d’observer scientifiquement ce couple, leur vie de famille, il ne voulait surtout pas que cela ait l’air d’un plateau de cinéma. Les plans ont été éclairés presque entièrement par la lumière naturelle (il n’y eu aucun ajout d’éclairage artificiel même pendant les scènes nocturnes).
Certaines prises de vue sont en caméra thermique (comme une pellicule en négatif), un procédé moderne qui est ici déstabilisant. On suit ainsi le parcours d’une mystérieuse jeune fille polonaise qui erre la nuit dans un dessein bien précis, elle enfouie des pommes sur les emplacements où vont travailler les déportés. Ces images à la lisière du fantastique et de l’onirique s’inscrivent dans la continuité du récit et révèlent une rare part d’humanité, c’est incontestablement un acte d’espoir et de résistance. Le cinéaste s’est inspiré pour ces scènes du récit d’une femme polonaise de 90 ans, Aleksandra Bystron-Kolodziejczyk[42], qu’il rencontra dans les dernières années de sa vie, et qui jeune fille avait ainsi enseveli de la nourriture dans le sol autour du camp pour les détenus. Elle est décédée en 2016 quelques semaines après sa conversation avec Glazer qui lui dédia son film[43] ; cette femme lui a fait comprendre qu’il n’y avait pas que de la bassesse dans la nature humaine mais aussi de la bonté et cela a été une bénédiction pour lui, précise-t-il.
Dans une seconde séquence, la jeune fille rentre chez elle en vélo, mais une fois à l’intérieur de son foyer, la couleur est de retour (elle arbore une robe qui était celle que portait Aleksandra à l’époque et qui a été retrouvée dans le grenier de sa maison natale[44]), elle joue au piano une mélodie qu’elle a semble-t-il trouvé dans une boîte en fer lors de ses pérégrinations nocturnes autour du camp. C’est une chanson yiddish dont les paroles apparaissent ici sous-titrées : « Rayons de soleil, radieux et chaleureux/Corps humains, jeunes et vieux ; Et qui sont emprisonnés ici, Nos cœurs ne sont pourtant pas froids. Nous qui sommes emprisonnés ici, sommes éveillés comme les étoiles la nuit ; des âmes en feu comme un soleil de plomb, déchirant, brisant leurs douleurs, car bientôt nous verrons ce drapeau ondulant, le drapeau de la liberté à venir ». L’auteur est Joseph Wulf[45], qui a écrit ce texte en 1943 à Auschwitz (il a survécu à la Shoah en réussissant à s’enfuir lors d’une marche de la mort en 1945, historien, il consacra sa vie à dénoncer les crimes du Troisième Reich en publiant divers ouvrages sur cette période). Il s’agit ici du seul témoignage direct d’un déporté, l’émanation « d’un mode de résistance spirituelle[46] ».
- II) Les Höss : un couple modèle du national-socialisme
-Hedwig
La « reine d’Auschwitz », comme la surnomme son époux, est incarnée par l’actrice Sandra Hüller (native de la région de Thuringe, elle vit à Leipzig) qui a déjà derrière elle une belle carrière en Allemagne sur les planches et sur grand écran (avec « Requiem[47] » de Hans-Christian Schmid) et fut révélée à l’international dans « Toni Erdmann » de Maren Ade en 2016. Modeste et discrète, la comédienne est aux antipodes des paillettes et de la promotion permanente, « elle n’a pas d’ego surdimensionné » souligne Christian Friedel, son partenaire de jeu dans le film de Glazer[48]. Elle est passée en 2021 d’un rôle à l’autre puisque après « La Zone d’intérêt », elle enchaîna avec un film à costumes : « Sisi et moi » (de Frauke Finsterwalder) où elle campe un personnage libre, indépendant, exubérant, un rôle qui lui a permis d’oublier Hedwig Höss, puis ce fut son interprétation d’une écrivaine à succès soupçonnée d’avoir tué son mari dans « Anatomie d’une chute », le long métrage multi récompensé de Justine Triet[49]. Sandra Hüller hésita à rejoindre le casting du film de Glazer. Elle expliqua avoir reçu pour le rôle deux pages du scénario qui concernaient la dispute du couple et confia avoir été dans un premier temps troublée lorsqu’elle apprit qu’il s’agissait des Höss[50]. Elle mit des mois à consentir à camper une militante nazie, n’ayant jamais dissimulé qu’elle ne souhaitait pas jouer un tel personnage, explicitant qu’elle avait ainsi pu observer dans certains films « une glamourisation » des uniformes, des coiffures, du maquillage » accompagné d’un minutieux travail de reconstitution (jusqu’au moindre insigne arboré sur les tenues vestimentaires) avec la nette impression que les interprètes avaient aimé camper ces personnages-là. Et c’était une situation dans laquelle elle ne souhait absolument pas se retrouver[51].
Elle comprit un peu plus tard que Jonathan Glazer n’avait aucunement l’intention de réaliser un biopic sur cette famille nazie, mais que son approche consistait avant tout à enquêter sur l’ignorance choisie par Rudolf et Hedwig Höss, sur leurs choix résolus de faire abstraction de l’abject. L’actrice dit haïr son personnage qui est une coquille vide, c’est une femme froide, stupide et cupide et je n’ai rien voulu lui donner affirme-t-elle, j’ai juste prêté mon corps ; elle n’a aucune empathie[52]. Hüller ajouta qu’elle essaya de la rendre aussi ennuyeuse que possible[53]. On remarque d’ailleurs, qu’à aucun moment, elle n’apparait séduisante. Sa vie conjugale est sans affect, ni sexe ; le couple fait lit à part dans la chambre et les conversations qu’ils tiennent entre eux sont plutôt creuses, sans grand intérêt. Elle est prise de fous rires et devient hilare lorsqu’elle se remémore des souvenirs de vacances et aspire retourner dans un spa en Italie où ils avaient fait connaissance d’un couple si charmant dont le mari jouait de la musique aux vaches. Des propos qui paraissent hallucinants et sidérants dans le contexte. Comment peut-on se détacher à ce point de la réalité, être aussi indiffèrent au sort d’autrui, s’abstenir de toute émotion, faire preuve d’un tel déni ? Hedwig est apparemment équilibrée et fait néanmoins fi de toute humanité. « On voit une femme qui vit le meilleur de sa vie » souligne pertinemment le cinéaste[54]. Elle n’a aucune pensée ni réflexion de fond, le seul ressort qui l’anime est le souci de préserver son confort, son standing et de s’élever socialement.
Hedwig Höss est incontestablement le protagoniste central du film. Cette mère de famille aux traits austères et aux cheveux blonds tressés sait pertinemment ce qui se passe de l’autre côté du mur. Mais elle fit le choix politique d’ignorer les massacres de masse pour ne retenir que son bien-être et celui de sa progéniture. Elle rit des faveurs, des avantages matériels et des privilèges inhérents aux fonctions de son époux. Elle n’éprouve aucune forme de culpabilité et semble comblée par cette vie bourgeoise où elle servie par de nombreux domestiques. Ne donne-t-elle pas d’ailleurs amplement satisfaction au régime avec ses cinq rejetons ; c’est bien la fonction sociale qui lui est attribuée par le national-socialisme : procréer et contribuer à l’éducation des enfants. Si elle n’est pas directement impliquée dans le processus managérial de morts programmé des juifs, elle n’en demeure pas moins complice des crimes. Dépourvue de tout scrupule, elle jouit du pillage des effets personnels des déportés qui sont extirpés des entrepôts du « Kanada » (surnom donné à ces locaux du camp par les prisonniers qui ne doit rien au hasard tant « le Canada était la contrée de leurs rêves »[55]) où ils sont alors stockés, daignant parfois partager certaines pièces, des sous-vêtements, qui ne l’intéressent pas, à ses servantes polonaises. Animée par une profonde avidité, parée d’un manteau de fourrure de vison, dont elle vient de mettre la main, qui s’avère bien trop grand pour elle, l’ogresse se pavane devant un miroir psyché.
C’est également sans vergogne qu’elle utilise un bâton de rouge à lèvre retrouvé dans une poche du manteau de vison. On remarque qu’elle élimine ensuite méticuleusement tout trace de maquillage ; se farder les lèvres, symbole de débauche, était banni par les nazis[56]. Cette cupidité autour des biens spoliés aux Juifs est éminemment écœurante et répugnante et l’éloigne irrémédiablement de toute élégance. On apprend, lors de ses conversations avec les épouses des autres officiers du camp, qu’elle reçoit pour prendre un café, que des diamants ont été récupérés dans un tube de dentifrice. Toutes ces femmes semblent admiratives de l’ingéniosité des Juifs, de leurs astuces pour sauver leurs biens, mais le sort des déportés ne leur inspire pas la moindre commisération. Il n’y a d’ailleurs jamais rien de séduisant dans les agissements de la maîtresse de maison à la froideur clinique. Elle devient parfois soudainement colérique envers le petit personnel. Constatant qu’une assiette n’est pas disposée à bon escient sur la table de la salle à manger, elle indique à son employée de maison sur un ton glaçant et cinglant que pour une telle inadvertance, elle pourrait être réduite en cendres.
La mère d’Hedwig, Linna Hensel (incarnée par Imogen Kogg[57]) venue passer quelques jours dans la villa, est admirative de la réussite sociale de sa fille et de l’aisance dans laquelle elle évolue. Ce personnage semble présenter, tel le dieu Janus, deux visages. D’un côté, elle est clairement antisémite, éprouve une satisfaction non dissimulée de savoir que son ancienne employeuse, une bourgeoise juive, Esther Silbermann, pour qui elle effectuait des ménages est probablement de l’autre côté du mur. Son seul regret, n’être pas parvenue à acquérir les rideaux qu’elle convoitait de l’appartement de cette femme. Mais la nuit venue, elle ne parvient pas à fermer l’œil, la fenêtre de sa chambre donnant sur le camp, elle découvre stupéfaite et probablement horrifiée le spectacle de la mort. Christian Friedel explique d’ailleurs qu’une seule scène fut tournée dans la vraie maison des Höss et qu’il ainsi « pu constater de ses propres yeux que les fenêtres de la chambre des enfants où séjourne la mère dans le film offraient une vue directe sur les chambres à gaz[58] » (ainsi nul résident de la maison ne pouvait affirmer n’avoir pas vu ou pas su ; c’est pourtant ce que soutiendra Hedwig Höss après la fin de la guerre). La vieille dame qui ne semble pas cautionner ce qui se passe dans le camp prend la poudre d’escampette en catimini au petit matin, laissant un mot à sa fille (dont la teneur n’ait pas révélé) qui le jette avec indifférence dans le poêle en céramique. Toutefois, selon Glazer, l’attitude de la mère d’Hedwig ne serait aucunement dictée par une once de prise de conscience et de culpabilité ; il considère que c’est en fait seulement la proximité, c’est à dire la confrontation directe sans filtre avec les atrocités qui justifie son départ précipité[59].
L’orgueil d’Hedwig est sans conteste son jardin luxuriant (qui fut reconstitué à l’identique en s’appuyant sur les quelques photos existantes) où se dressent ses lilas, azalées, dahlias, rosiers et la vigne (destinée à occulter le mur), objet de tous ses soins. Elle initie son dernier né au toucher et aux senteurs des fleurs. Sa satisfaction, ce sont également le gazon et ses allées pavées, le potager avec ses légumes et ses herbes aromatiques, la vaste serre horticole et le bassin d’eau avec son toboggan en bois où s’ébattent les enfants. Elle tient à cet éden comme à la prunelle de ses yeux. Rien ne saurait lui faire renoncer à ce havre de paix dont elle esquissa les plans et qu’elle fit façonner patiemment et où elle apprécie de se prélasser sur un transat. Et d’évoquer son idéal de vivre dans ce « Lebensraum » (Espace vital), c’est-à-dire ces territoires situés à l’est de l’Allemagne (qui avaient été perdus par l’Allemagne en 1918 au profit du nouvel Etat polonais) intégrés au Reich et qui selon Hitler étaient indispensables à l’épanouissement du peuple allemand.
Hedwig est profondément atterrée lorsque son époux finit par lui révéler qu’il est promu inspecteur-adjoint de l’ensemble des camps du Reich et ainsi muté à Oranienburg, ce qui irrémédiablement implique de devoir quitter cette demeure. Il s’en suit un échange tendu avec Rudolf. L’épouse du commandant manifeste un attachement viscéral et névrotique à ce cocon qui est son royaume. Ce dernier est un aboutissement, le signe ostentatoire de leur prospérité. Elle estime désormais qu’ils sont en possession de ce qu’ils ont toujours aspiré. L’adhésion au nazisme fut pour les Höss comme pour beaucoup d’autres de leurs contemporains le tremplin à leur ascension sociale dont Hedwig est si fière. Et elle s’obstine à vouloir demeurer sur place quel que soit le lieu de transfert de son époux. Le cinéaste s’est appuyé sur le témoignage d’un jardinier qui relatait avoir clairement entendu qu’Hedwig avait refusé d’abandonner la villa lorsque son mari lui fit part de sa mutation[60]. Sandra Hüller pense qu’il n’est pas concevable que cette femme puisse réellement aimer ses enfants : « Comment quelqu’un pourrait aimer une partie de l’humanité et souhaiter la mort de l’autre partie ? C’est tout simplement pas compatible, c’est ce que j’ai appris[61] ».
Rodolf Höss
Christian Friedel (qui est également musicien dans le groupe de rock, Woods of Birnam) avait déjà dans le passé reçu des offres d’incarner des nazis auquel il ne donna aucune suite, expliquant « que les pièges pour créer un cliché étaient trop forts ». On lui proposa par ailleurs de camper Hitler à l’écran ; ce qu’il dit ne pouvoir imaginer[62]. Jonathan Glazer songea à l’acteur après avoir visionné le « Ruban Blanc (2009) de Michael Haneke, l’acteur y campe le personnage le plus bienveillant du récit, un instituteur qui, au sein d’une communauté protestante à l’aube de la Première Guerre mondiale, finit par comprendre que ce sont les enfants qui sont à l’origine des multiples et graves incidents qui s’y déroulent[63](« des enfants qui deviendront les bourreaux de la Seconde Guerre mondiale » estime Friedel[64]). Pour préparer son rôle, il prit le temps de prendre des cours d’équitation car Rudolf Höss était un cavalier confirmé (on le voit à plusieurs reprises juché sur son cheval pour se rendre dans le camp ou pour flâner dans les environs). Il s’efforça également de prendre du poids ; à table l’officier SS était plutôt goinfre. Mais surtout Christian Friedel lu attentivement les mémoires du commandant que ce dernier rédigea pendant sa période de détention à Cracovie qui précéda son procès et sa déposition à Nuremberg (où il tenta d’atténuer ses responsabilités en affirmant n’avoir jamais été cruel et ne s’être jamais laissé entraîner à des sévices : « Bien des choses se sont produites à Auschwitz – soit disant en mon nom et sur mes ordres – dont je n’ai jamais rien su. Je ne les aurais ni tolérées ni acceptées[65] ».
Fade, taiseux et sans charisme, Rudolf Höss est un parfait bureaucrate. C’est avant tout un exécutant, un gestionnaire qui agit comme un robot. Très sérieux et appliqué il quitte son domicile, un cartable à la main, pour se rendre dans le camp, son lieu de travail. C’est une vie totalement routinière et aseptisée. On a l’impression que rien ne l’affecte, il n’extériorise aucun sentiment. Ce qui heurte le plus, c’est l’indifférence aux souffrances infligées. Normopathe, il se contente de se conformer aux ordres reçus et ceci sans juger du bien ou du mal ou encore des conséquences de ses actes.
Totalement lisse, impassible, il n’est aucunement habité par la haine ou épris d’une quelconque rage. Il ne présente aucunement les traits d’un sadique pervers avide de sang comme on pourrait trop facilement l’imaginer. Aux antipodes d’un Caligula, d’un Macbeth ou d’un Richard III, il n’a rien d’un monstre mais il fait néanmoins des choses monstrueuses en ordonnant mécaniquement et sans sourciller la mort de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. L’objectif indiqua Glazer en conférence de presse lors de la présentation du film à Cannes était « de ne pas montrer les nazis comme des monstres ; ce sont des êtres humains qui ont infligé ces actes à d’autres êtres humains[66] ». Rudolf Höss est d’ailleurs particulièrement affairé à satisfaire les ordres et les exigences du Reich en recevant un ingénieur qui lui soumet le plan d’un four circulaire qui permettrait d’accélérer le rythme de crémation des corps (en fait, il s’agit ici d’une reconstitution de la visite qu’effectua Kurt Prüfer, ingénieur principal de la société Topf et Söhne, principal fournisseur des incinérateurs qui équipa Auschwitz). Est ainsi mis en exergue le rôle des industriels qui accompagnèrent le processus d’extermination afin d’en tirer de juteux bénéfices.
Les déportés en bonne santé devaient quant à eux participer à l’effort de guerre[67] (400 entreprises allemandes dont IG Farben, BASF, Siemens s’installèrent à Auschwitz et utilisèrent sans aucun scrupule cette main-d’œuvre gratuite corvéable à merci et immédiatement renouvelable[68] ; le capitalisme prospère avec l’industrie de la mort, se compromettant avec le pire). Le modèle de nouveau four qui est proposé suscite la plus grande attention de l’officier nazi puisqu’il permettrait d’accroître le rendement. Et les intéressés en devisent comme s’il s’agissait d’une banale invention destinée à la production d’une marchandise quelconque. On est dans le summum de la déshumanisation, l’être humain est nié dans son essence même. Les Juifs sont réduits à des objets impurs, indésirables et totalement inutiles qu’il s’agit d’anéantir, de retirer de la surface de la terre, comme s’ils représentaient un mal absolu. Or l’ignoble tâche est ardue, se délester au plus vite de ses encombrants cadavres exige un processus lourd et complexe.
En fait, Rudolf Höss, obsédé pour le souci de performance, s’emploie à mettre en application ce qui avait été clairement défini et arrêté lors de la Conférence de Wannsee (villa Marlier) à Berlin, le 20 janvier 1942 (sujet d’un film sorti en 2022 du cinéaste allemand Matti Geschonneck[69]) qui réunissaient les principaux hauts dirigeants du IIIᶱ Reich afin de mettre au point la « Solution finale », c’est-à-dire l’extermination physique de 11 millions de Juifs européens. L’attitude de Höss est celle d’un officier modèle, sa préoccupation tient également à sa réputation professionnelle qui ne doit surtout pas être entachée, il s’efforce d’être apprécié par ses supérieurs hiérarchiques. À l’instar d’un cadre d’une entreprise privée ou publique, il veut être remarqué par son zèle ; c’est un carriériste (Höss a d’ailleurs accru les capacités d’extermination en utilisant à Auschwitz un gaz très toxique, le Zyklon B, qui tue vite et massivement[70]). Lorsqu’il assiste à une réception de hauts dignitaires du régime, en technicien avisé avec son mental tenaillé par son devoir, il se demande comment il pourrait bien parvenir à gazer l’espace de la vaste pièce où se tiennent les convives avec un plafond aussi élevé. Christian Friedel en préparant son rôle à retrouver une citation de Höss où celui affirmait qu’il voulait être le meilleur dans son travail.
Une vie de famille des plus ordinaires
On est immergé dans le quotidien paisible du foyer du commandant qui parfois est revêtu d’un costume blanc lors d’une « garden party » (un détail vestimentaire tiré d’une rare photo disponible de la famille Höss où l’officier avec ses tempes et sa nuque rasée apparait ainsi habillé, ce qui ne manqua pas d’intriguer particulièrement Jonathan Glazer révéla Christian Friedel[71]). C’est un père de famille bien ordinaire qui aime ses enfants, jamais on ne le voit réprimander ou lever la main sur ces derniers. Le soir, il raconte des histoires à ses filles en l’occurrence, un conte populaire du XIXᶱ siècle, Hansel et Gretel des deux frères Grimm (un récit où une sorcière anthropophage finira carbonisée dans un four). Il partage avec ses rejetons des activités de loisirs, canotage sur la rivière, promenade à cheval avec son fils aîné où il attire l’attention de ce denier sur le croassement du butor étoilé (qui appartient à la famille du héron cendré d’Eurasie) que l’on ne perçoit pas tandis qu’à quelques pas de là, on devine assez distinctement que des prisonniers se rendant au travail sont malmenés par les nazis. Il entend prémunir son foyer du moindre aléa. Ne veille-t-il pas dans une démarche très ritualisée à scrupuleusement refermer avant le coucher familial les verrous de chaque porte de la villa donnant sur l’extérieur ; comme si un danger ou une menace quelconque pouvait s’immiscer dans cet environnement ultra protégé dont la vocation est d’anéantir des vies humaines. On assiste à une inversion totale de la notion de péril imminent. Mais rien ne doit venir perturber l’ordre, la sérénité du lieu et de son quotidien, une quiétude qui parait obscène et effrayante tant le contraste est abyssal avec l’autre côté du mur où la mort est omnipotente et omniprésente.
Rudolf Höss se montre également soucieux de l’hygiène et de la santé de sa descendance. La scène où il s’adonne au plaisir de la pêche à la ligne au milieu de la rivière et découvre soudainement un ossement de mâchoire qui provoque une fuite de panique s’explique. Les cendres et débris de squelettes des fours crématoires étaient jetés à la rivière (les nazis avaient le souci de gommer leurs crimes) et le père de famille veut éviter que cela pollue les enfants qui seront d’ailleurs frénétiquement lavés afin qu’aucune impureté ne pénètre les pores de leur épiderme (une obsession de la propreté dictée par le souci de préserver la race aryenne de toute corruption). Il s’agit également de les protéger de toute souillure morale. Ce comportement est probablement également lié à son appréhension de transgresser un principe fondamental de l’idéologie nationale-socialiste, celui d’un corps robuste et tonique, un corps qui appartient à la nation et dont le devoir de chacun est de veiller scrupuleusement à ne pas l’altérer. La détermination de Rudolf à échapper à toute infection justifie également qu’il se nettoie le sexe avec beaucoup d’application après une relation extra-conjugale (qui est seulement suggérée) avec une prostituée polonaise. De la tendresse, outre pour sa progéniture, il en éprouve pour son cheval qu’il monte régulièrement. Cet homme qui aime la nature et le silence parvient ainsi à compartimenter sa vie.
Rudolf et Hedwig Höss ont fréquenté la Ligue Artam (créée en 1924), un mouvement de jeunesse d’extrême droite anti-urbain prônant le retour à la terre, le respect du monde naturel, la mise en valeur d’un environnement sain à la campagne (en opposition avec la vie citadine considérée comme insalubre). Les enfants semblent élevés selon ces principes et valeurs.
La famille vit ainsi dans une totale indifférence et insouciance, comme si de rien n’était, et coule une douce existence avec l’omniprésence de leur chien fidèle, un braque noir[72], qui n’a de cesse de gambader toujours autour d’eux dans la maison et à l’extérieur. Les diverses baignades, les après-midi de pêche, les promenades équestres, les fêtes et gâteaux d’anniversaire, les goûters dans le jardin sont les ingrédients d’une délicieuse et paisible vie bourgeoise. Cependant parfois des dialogues ambigus parsèment le récit lorsque par exemple, Hedwig, particulièrement maniaque dans l’entretien de son jardin, peste contre la mauvaise herbe qui menace d’étouffer ses plantations et qu’il s’agit d’extirper au plus vite. C’est assurément une métaphore sur ce qui se déroule dans l’enceinte du camp où les déportés et surtout les Juifs sont considérés comme des parasites qu’il convient d’éradiquer au plus vite afin de sauvegarder le jardin de l’idéologie nazie qui repose sur le postulat de la défense de la pureté de la race germanique qu’il faut préserver coûte que coûte. Et à ce titre, tous les moyens sont légitimes pour y parvenir ; c’est un blanc-seing qui permet de s’affranchir de toute loi morale et de toute considération éthique.
Dès 1933, les nazis avaient déjà commencé à éliminer tous ceux qu’ils considéraient comme non performants, ne présentant à leur yeux aucun intérêt, soit « des vies indignes d’être vécues » : les handicapés, les malades mentaux (stérilisation forcée de tous ceux souffrant d’une maladie héréditaire[73], mise en place d’un programme d’euthanasie qui fut lancé en 1939 afin de faire disparaître les handicapés physiques et mentaux y compris les nouveau-nés dans un objectif de purification de la race aryenne). Le processus de destruction délibéré des Juifs a été rendu possible par la mobilisation et l’implication de l’ensemble de l’administration allemande (les ministères, les forces armées, l’économie, le parti). Il fut le fait de milliers de bureaucrates zélés qui mirent tout leur cœur et leur âme pour accomplir leur répugnante mission et ils firent preuve d’un véritable acharnement en la matière. Un tel élan et une telle obstination à agir s’avèrent d’ailleurs assez énigmatique. Primo Levis qui a vécu dans sa chair l’expérience concentrationnaire à Auschwitz, qu’il relata dans un récit autobiographique, intitulé : Si c’est un Homme (publié en 1947[74]) dresse ce constat : « Les monstres existent, mais ils sont peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont vraiment dangereux sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans difficulté ».
On se demande ce qui pourrait bien venir assombrir l’existence nonchalante et délectable de la maîtresse de maison. Assurément pas les cris des SS pas plus que les souffrances des déportés ni les exécutions. Elle s’est habituée à ce bruit de fond en se forçant à oublier et elle ne prête plus aucune attention à ce tumulte attenant, un détachement total et constant qui illustre sa déshumanisation. Mais qu’en est-il des odeurs fétides qui irrémédiablement se répandent dans son environnement ? Jamais les membres de la famille ne semblent incommodés par les nuisances olfactives du camp, il semblerait également que leur l’odorat ait fini par se familiariser avec les effluves pestilentielles. Hormis peut-être lorsque l’on voit Hedwig fermer précipitamment la fenêtre d’une chambre dans la journée ou bien encore lorsque la grand-mère décide subitement de renoncer à sa sieste dans le jardin, sans doute indisposée par la pestilence de l’air ambiant dont elle n’est pas coutumière puisque seulement de passage dans la villa. À cet égard, Jonathan Glazer évoque le témoignage d’une femme vivant dans un village à deux kilomètres de là et qui rapporta que les gens de son village s’évanouissaient dans la rue en raison de la puanteur[75] ; il était impossible que les Höss ne soient pas importunés. En fait la seule contrariété qui affecte Hedwig est la nouvelle promotion de son époux déjà évoquée et qui impliquerait de quitter son cocon.
Les enfants ne sortent pas indemnes de leur proximité avec le camp qu’ils côtoient ; ils perçoivent nécessairement toute cette brutalité constante quand bien même ils évoluent dans un microcosme protecteur. L’une des filles du couple est bien perturbée, insomniaque et somnambule, elle erre dans les couloirs, probablement plus sensible à l’environnement que les autres. On sait que les enfants peuvent aussi se révéler cruels. Dans une scène, Hans joue dans sa chambre avec ses soldats de plomb et reproduit par mimétisme l’exécution d’un homme dont il a été le témoin auditif. Quant à l’aîné, Claus, irrémédiablement engagé dans un processus d’endoctrinement, il arbore fièrement l’uniforme des Jeunesses hitlérienne. Les enfants, adolescents sont d’autant plus fragiles qu’ils sont facilement manipulables et prompts à s’enflammer pour des idéaux radicaux. D’ailleurs, Claus fait preuve d’un certain sadisme lorsque dans une scène, il enferme à clef son jeune frère dans la serre du jardin et imite le sifflement du gaz, ce qui démontre qu’il est déjà parfaitement informé du processus de mort en cours à quelque pas de lui.
La fin du film peut prêter à diverses lectures. Rudolf Höss, désertant une réception, descend un grand escalier avec sa rampe en fer forgé. Il est subitement prit de hauts le cœur et ceci sans raisons apparentes ; il éructe sans parvenir à vomir. Ces spasmes se manifestent avant que ne survienne une étrange et surprenante vision qui interrompt son cheminement. Cet état nauséeux peut recevoir plusieurs explications. L’officier nazi n’est peut-être pas en si bonne santé en dépit des examens médicaux réguliers auquel il est assujetti. L’expression de remords s’avère bien improbable, Höss a toujours été un nazi convaincu et ceci sans inflexions jusqu’à l’effondrement du régime, confessant d’ailleurs à Nuremberg avoir organisé ces crimes sur ordre d’Heinrich Himmler. La seule réserve sordide qu’il émit à propos de la politique d’extermination des Juifs est qu’elle fut « une erreur totale parce que cela a attiré sur l’Allemagne la haine du monde entier mais surtout parce que cela n’a été d’aucune utilité pour la cause antisémite, bien au contraire, elle a permis à la juiverie de se rapprocher de son but final [76]». Ses crampes gastriques pourraient être le corollaire d’un stress lié à ses obligations professionnelles, l’anxiété de ne pas atteindre les quotas de destruction en temps voulu, d’autant que le devoir de ne jamais faillir est assurément sa ligne de conduite (la question de savoir quelle est finalement l’utilité de supprimer tous les déportés est susceptible d’être également une autre source de perturbation).
Mais il n’est pas impossible non plus que les exigences de sa hiérarchie lui soit devenu inconsciemment insupportable, son mal être serait alors la manifestation d’un effet somatique exprimé par le corps qui entre en tension avec son mental. Les assassinats collectifs ne sont pas une simple formalité sur le plan psychique, le Mal, laisse ainsi son empreinte indélébile. L’historien américain, Raoul Hilberg, cite à ce propos le cas de Bach-Zelewski, chef suprême des SS et de la police de Russie centrale, qui souffrait de troubles digestifs lesquels nécessitèrent une intervention chirurgicale[77], répercussion psychologique de ce quotidien de tueries de masse. Il n’est ainsi pas inconcevable que Rudolf Höss éprouve un dégoût physique voire une répulsion des exterminations sans que celle-ci soit assortie d’une quelconque désapprobation morale. Si les massacres extrêmes des camps de la mort peuvent être vécus comme contraint par ceux qui les mettent à exécution, « Hitler demandait à ses hommes de se sacrifier pour le futur, d’être des héros[78] ». Bien que Höss soit issu d’une famille catholique strict de la classe moyenne et qu’il baigna nécessairement dans les valeurs chrétiennes d’humanisme (dont il s’est détaché sans état d’âme), il est vraisemblablement conscient et fier de faire partie de cette avant-garde qui doit sauvegarder la race germanique et poser les bases d’un Reich de mille ans.
Et la chute sera d’autant plus traumatisante pour Rudolf Höss. Figé dans l’escalier, il fixe désormais l’horizon et dans une surprenante ellipse temporelle observe notre présent où apparaît le mémorial musée d’Auschwitz (créé en juillet 1947). Des femmes s’y activent énergiquement à nettoyer la pièce du four crématoire (qui fut reconstruit d’après des pièces retrouvées sur place) mais également à épousseter les vitres derrières lesquelles s’amoncellent des montagnes de chaussures, de béquilles, de tenues de déportés ; tout doit être net pour l’accueil des visiteurs, une propreté clinique. Ce flash-forward didactique prête à son tour à interprétations. De telles images sont révélatrices de l’échec du funeste projet des nazis qui ne sont pas parvenus à éradiquer un peuple de la surface de la terre ni à dissimuler leurs crimes (ils ont cependant détruits les crématoires d’Auschwitz et démantelés les camps de Belzec, Sobibor et Tremblica[79]). Le musée est le dépositaire des preuves matérielles du génocide que les nazis ont toujours souhaité effacer. Son existence nous dit que les bourreaux d’hier comme ceux d’aujourd’hui ne peuvent pas parvenir à totalement gommer leurs exactions. C’est aussi une façon de rafraîchir et d’entretenir nos mémoires promptes à l’oubli ou à édulcorer les faits. Ces traces tangibles du génocide sont d’autant plus pertinentes, ici, qu’à trop vouloir suggérer, le risque est de réduire la singularité et l’envergure des atrocités perpétrées. Höss ne pouvait aucunement imaginer un tel dénouement, les nazis étaient persuadés qu’ils seraient victorieux et qu’ainsi quiconque n’irait leur demander de compte à propos de la Shoah. L’officier SS poursuit ensuite d’un pas alerte son cheminement non pas dans les méandres de sa conscience mais probablement dans ses certitudes abjectes jusqu’à sombrer dans l’enfer de l’abomination pour l’éternité. Après la capitulation de l’Allemagne, le commandant du camp se cacha sous une fausse identité dans une ferme agricole dans les environs de Flensburg (près de la frontière danoise). Il fut arrêté sur dénonciation de son épouse, le 11 mars 1946. Jugé à Cracovie, il fut pendu le 16 avril 1947 sur le lieu même du camp qu’il dirigea.
Conclusion
« La Zone d’intérêt » n’est pas seulement une œuvre sur la Shoah, elle n’est aucunement figée dans ce passé, parce que les monstruosités sont dépourvues de temporalité : « Il faut parler de ce film au temps présent » affirmait Jonathan Glazer, lors de la conférence de presse du film à Cannes en mai 2003 (où il fut récompensé par le Grand prix du jury). Filmer la contiguïté de l’abomination où les protagonistes dans leur bulle de bonheur et d’insouciance font fit de toute réalité fait éminemment écho aux drames qui se déroulent à nos portes et attire notre attention sur notre indifférence. Se murer dans le silence et se mettre des œillères est un choix politique, mais c’est surtout une lâcheté, qui fait de nous des complices des fascismes quel qu’il soit. Le récit de Glazer a l’immense mérite de mettre en lumière la capacité et la plasticité de l’être humain à s’accommoder des souffrances d’autrui jusqu’à parfois en tirer profit, d’ignorer l’ignoble, de s’enfermer dans le déni, de se replier sur soi-même mu par le désir de maintenir avant tout son petit confort. Nous avons tendance dans notre vie à détourner le regard relève pertinemment Sandra Hüller[80]. « La Zone d’intérêt » est une invitation, qui est porteuse de mise en garde, à observer avec vigilance notre monde, parce que le pire peut à nouveau ressurgir.
On ne saurait ainsi nier et occulter l’existence de pratiques de type génocidaires à l’encontre, par exemple, de groupes minoritaires musulmans comme les Ouïghours en Chine ou encore les Rohingyas au Myanmar. Dans le conflit entre Israël et le Hamas, affamer délibérément, entraver l’accès à l’eau potable et bombarder impitoyablement et aveuglement la population civile palestinienne dans la bande de Gaza ne peut que de plus en plus difficilement s’inscrire dans un registre d’autodéfense tant la disproportion est d’ampleur. Certaines exactions commises par l’État hébreu (dont des actes de torture, traitements inhumains, persécutions fondées sur le genre ciblant les hommes et les garçons palestiniens ….) sont constitutifs de crimes contre l’humanité selon le rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante des Nations unies sur le territoire palestinien occupé (publié le 12 juin 2024[81]) qui accuse également le Hamas et plusieurs autres groupes armés palestiniens d’être responsables de crimes de guerre lors de l’attaque du 7 octobre 2023. Ce qui est également moralement inacceptable, ce sont toutes les tentatives déployées des appareils d’État destinées à bâillonner, voire à réprimer, sous le fallacieux prétexte d’antisémitisme toutes les voix qui s’élèvent pour dénoncer et alerter les opinions publiques sur les graves violations des droits humains en cours à l’encontre d’un peuple qui doit pouvoir vivre dans un État aux côtés d’Israël.
Notes
[1] « Le discours de Jonathan Glazer aux Oscars continu de diviser profondément », www.courrierinternational.com, 22 mars 2024.
[2] Un film de gangsters.
[3] Un thriller anxiogène co-écrit par Jean-Claude Carrière.
[4] Une séductrice extraterrestre (incarnée par Scarlett Johansson) parcourt l’Écosse en camionnette et attire les hommes pour ensuite les faire disparaitre dans une mystérieuse substance noire.
[5] Rudolf Höss dirigea Auschwitz du 1er mai 1940 au 1er décembre 1943, puis du 8 mai au 29 juillet 1944.
[6] Cahiers du Cinéma, n°120, juin 1961.
[7] https://www.dvdclassik.com/
[8] Mini-série de quatre épisodes réalisée par Marvin J. Chomsky.
[9] Claude Lanzmann, Temps modernes, n° 395, juin 1979, cité par Cécile Vigour, « Shoah et cinéma : étude comparée de la Shoah de Claude Lanzmann et de « La vie est belle » de Roberto Begnini, Terrains et Travaux, n° 3, 2002/1.
[10] Tribune d’Elie Wiesel (intitulée La banalisation de l’Holocauste) dans le New York Times, 16 avril 1978.
[11] Oskar Schindler était un industriel allemand, membre du parti nazi, qui sauva un millier de juifs des camps de la mort en les faisant travailler dans son usine d’email et de munitions.
[12] Samuel Blumenfeld « Rétrocontroverse : 1994, peut-on représenter la Shoah à l’écran ? »,https://www.lemonde.fr/, 8 août 2007.
[13] Clermont-Ferrand.
[14] Le documentaire réalisé en 1971 fut longtemps censuré, il ne sera diffusé pour la première fois en 1981 sur FR3.
[15] Samuel Blumenfeld, op. cit.
[16] Zintv.org, 3 octobre 2015.
[17] L’ouvrage est paru en 1961 aux États-Unis et en 1988 pour l’édition française.
[18] Et il ne relève pas d’erreurs flagrantes eu égard à la réalité historique, Jacques Walter, « La liste de Schindler au miroir de la presse », https://www.persee.fr/ 1998.
[19] On garde tous en mémoire, à Cannes, Roberto Begnini, lors de la réception de sa récompense (Grand prix du Festival) où il se jeta aux pieds de Martin Scorsese.
[20] Parmi ses invraisemblances, « la présence de l’enfant dans le camp (les enfants étaient séparés des parents dans les camps d’extermination puis gazés dans la réalité) ; la bonne santé des prisonniers ; le côté plus bête que méchant des fascistes et des nazis.. Laurent Meyer, « A propos du film de Roberto Begnini, La Vie est belle », Cahiers jungiens de la psychanalyse, n°104, 2002 /2.
[21] Ce terme non religieux signifiant « catastrophe », « anéantissement », « dévastation ».
[22] « La Zone d’intérêt ou comment filmer la banalité du mal», www.radiofrance.fr, 31 janvier 2024.
[23] Samuel Blumenfeld, op.cit.
[24] « Le vrai film à faire sur eux qui n’a jamais été tourné et ne le sera jamais parce qu’il serait intolérable, ce serait de filmer un camp du point de vue des tortionnaires, avec leurs problèmes quotidiens », cité par Pascal Bonitzer, Le secret derrière la porte, in Cahiers du cinéma, n°251-252, juillet-août 1974, p. 31.
[25] « Les Bienveillantes suscitent aussi la malveillance », www.lorientlejour.com, 23 octobre 2006.
[26] Idylle entre Priscilla et la star, Elwis Presley dont la carrière musicale est hors champ.
[27] Rencontre entre une actrice et un couple dont l’histoire qui fut un scandale il y a une vingtaine d’années (relation sexuelle entre une femme de 36 ans et un garçon de 13 ans devenu plus tard son mari) doit être adaptée au cinéma) ; le scandale est tenu à distance.
[28] Anaïs Bordages, « Le son comme ingrédient principal pour raconter l’horreur nazie », www. slate.fr 31 janvier 2024.
[29] Philippe Lemoine, « Mon film sur la zone d’intérêt peut se voir comme un avertissement », www.ouest-France, 31 janvier 2024.
[30] Le décès de l’écrivain britannique est survenu le jour de la présentation au Festival de Cannes du film de Glazer (le 19 mai 2023).
[31] Il y a quatre personnages principaux : Paul Doll, le commandant du camp, un homme libidineux, vaniteux, alcoolique et cruel ; sa femme Hannah Doll ; Angelus Thomsen, un officier SS, obsédé sexuel et Szmul, le chef du Sonderkommando, assigné à la sordide besogne.
[32] Dans le roman, le nom d’Auschwitz n’est pas prononcé.
[33] Philippe Lemoine, « Entretien avec le directeur du musée d’Auschwitz », www.ouest-france, 28 janvier 2024.
[34] Le vrai choix de conscience de Sandra Hüller, www.canalplus.com.
[35] Sonia Devillers, Entretien avec Jonathan Glazer, www.radio-france.fr, 30 janvier 2024.
[36] Conférence de presse du film, www.festival-cannes.com, 20 mai 2023.
[37] Anaïs Bordages, op. cit.
[38] Propos Conférence de presse Cannes.
[39] Entretien avec Sandra Hüller, www.radiofrance.fr, 30 janvier 2024.
[40] Louise Dumas, « Entretien avec Sandra Hüller », Positif n° 756.
[41] Entretien avec Sandra Hüller, www.radiofrance.fr, op. cit.
[42] Elle est née le 26 juillet 1927 à quelques kilomètres d’Oswiecim.
[43] Greg Macathur, « The Zone of Interest Ending Explained », https://screenrant, 8 mars 2024.
[44] Le vélo est également celui de la résistante polonaise.
[45] Il a mis fin à ses jours en 1974, à l’âge de 61 ans.
[46] Pj Grisar, « La chanson et le survivant de l’Holocauste », forwad.com, 19 décembre 2023.
[47] Elle incarne une étudiante possédée par le démon, Ours d’argent de la meilleure actrice à la Berlinade 2006.
[48] Arthur Cios, Entretien avec Christian Friedel, www.kombini.com, 5 février 2024.
[49] César 2024 de la meilleure actrice.
[50] Le vrai choix de conscience de Sandra Hüller, www.canalplus.com.
[51] Maelys Berthout, « Le fascisme n’est pas quelque chose que seuls les hommes pratiquent », www.femmeactuelle.fr, 2 février 2024.
[52] Entretien avec Sandra Hüller, www.radiofrance, op.cit.
[53] Nathan Merchadier, « Rencontre avec Sandra Hüller », https://numero.com 29 janvier 2024.
[54] Sonia Devillers, Entretien avec Jonathan Glazer, www.radiofrance.fr, 30 janvier 2024.
[55] Noémie Mercier, « Sauvegarder Auschwitz : le Canada est-il pingre ? », lactualite.com, 14 août 2013.
[56] Anne Angles, Claire Podetti, Thierry Levasseur, « La Zone d’intérêt », dossier pédagogique du film, https://education.parenthèse.com.
[57] L’actrice jouait également le rôle de la mère de Sandra Hüller dans « Requiem » (2006) de Hans-Christian Schmid.
[58] Manon Dumais, « De l’autre côté de la clôture », www.lapresse.ca, 18 janvier 2024.
[59] Greg Macarthur, op.cit.
[60] www.toiles-emoi.fr, 25 février 2024.
[61] David Mouriquand, « A la découverte de Sandra Hüller, révélation de l’année 2023 », https://euronews.com, 19 décembre 2023.
[62] Carole Horst, « Christian Friedel, la star de Zone of Interest », www.variety.com, 10 janvier 2024.
[63] Haneke met en scène le mal que font les hommes aux femmes et aux enfants : brutalité du régisseur, rigorisme du pasteur. .. Et les enfants reproduisent la violence que les adultes leur font subir.
[64] Arthur Cios, op.cit.
[65] Olivier Ypsilantis, « En lisant la confession de Rudolf Höss », zakhor-oneline.com, 10 novembre 2013.
[66] Anaïs Bordages, « La Zone d’intérêt, ou comment filmer la Shoah sans la montrer », www.slate.fr, 23 mai 2023.
[67] Dans le film lorsque Höss participe à une réunion actant de la planification de la déportation des juifs hongrois à Auschwitz, cet objectif est clairement évoqué.
[68] A quelques exceptions près, l’impunité prévaudra pour les industriels qui participèrent à la Solution finale (si lors du procès de Nuremberg, les responsables d’IG Farben qui fabriquèrent le Zyklon B furent poursuivis, les peines infligées furent dérisoires).
[69] Sous le titre « La Conférence ».
[70] Fabriqué par IG Farben, cet insecticide en usage depuis la Première guerre mondiale fut détourné pour alimenter les chambres à gaz à Auschwitz.
[71] Arthur Cios, op. cit.
[72] Il s’agit du propre chien de Sandra Hüller, une présence qui lui fut très utile dit l’actrice.
[73] Loi du 14 juillet 1933 intitulée « loi de prévention d’une descendance atteinte de maladie héréditaire ».
[74] Publié en 1987 aux Editions Julliard.
[75]Sonia Devillers, op.cit.
[76] Olivier Ypsilantis, op. cit.
[77] Joseph Torrente, Travail et banalité du mal, Revue d’histoire de la Shoah, 2002/2, n°175.
[78] Entretien avec Johann Chapoutot, Inflexions 2016/1, n°31.
[79] Johann Chapoutot, « Chambres à gaz », Violence de masse et Résistance, 16 février 2016.
[80] David Mouriquand, « À la découverte de l’actrice Sandra Hüller, révélation de l’année 2023 », op. cit.
[81] Elle a été créée par le Conseil des droits de l’Homme après la guerre de onze jours entre Israël et le Hamas en mai 2021.