La crise du Monde moderne fut le lieu d’une crise de la liberté et de la nécessité, de la grandeur de l’être humain comme personne réelle ou comme réalité générique. Elle a été l’effet des tressaillements d’une civilisation qui a affirmé l’être humain en oubliant que le Visage humain est indissociable du Visage divin. En Occident, le Christ est l’archétype éternel du Logos. L’anthropologie christique élève l’être humain à cette hauteur vertigineuse où il participe à la vie divine. Sans la confiance en un sens de la vie qui transcende la spatiotemporalité, le logos devient une raison porteuse de mort. En plus d’empêcher d’aller au fond de soi, le scepticisme radical donne une apparence d’humilité à une volonté de puissance qui refuse ce qui échappe au contrôle de la raison individuelle, qui détourne le regard d’une lumière qui s’insinue entre les brèches d’une réalité construite et apparente. Dans l’expérience de la beauté, l’objet comme partie de la totalité devient aussi mystérieux que la totalité elle-même. La matière se faisant miroir de l’âme, la réalité est transfigurable à la manière d’une face devenant visage, de globes oculaires se transmuant en regard. Il s’agit d’une disposition intérieure qui convoque une mystérieuse présence, irréductible à la sublimation freudienne. Le sens de la vie n’a pas à être nommé : il s’inscrit dans l’instant où le présent prend un goût d’éternité.
Dans l’expression « expérience spirituelle », il faut prendre le mot expérience au sens de rupture avec le quotidien s’accompagnant d’un élargissement de la conscience. Contrairement aux expérimentations scientifiques, les expériences spirituelles sont uniques et ne sont ni systématiquement reproductibles ni objectivement transmissibles, mais il est possible d’en témoigner de sujet à sujet (dans la mesure d’une communauté d’expérience). Tout comme le Soleil reste le même quelles que soient les rayons perçus par les uns et les autres, les expériences spirituelles sont des ouvertures sur une même totalité. Le moi, comme une respiration de l’âme, ne cesse de se séparer du tout pour s’y unir à nouveau. La spiritualité ouvre sur un inconnu qui dépasse l’expérience ordinaire et dont l’expression relève davantage de l’art que de la science. L’intuition spirituelle surmonte l’emprise réductrice de l’objectivation et ouvre sur une réalité irréductible à la seule perception. Le monde n’est pas qu’une addition de choses et nous ne nous y trouvons pas comme des objets dans une boîte. L’être est une façon de désigner l’absolu manifesté : il veut dire à la fois « séparé de tout » et « englobant tout ». « L’englobant » de Jaspers désigne justement une réalité que présuppose « chaque chose qui est », mais dépasse « chaque chose qui est ». Dans l’expérience existentielle, l’intérieur et l’extérieur, le sujet et l’objet, sont inséparables. Tout ce qui est présent à l’esprit est réel par sa participation au divin et illusoire par son éloignement. Le lien entre la totalité et la multiplicité est inaccessible à une raison entièrement soumise aux principes d’identité et de non-contradiction.
La science contemporaine a ouvert des horizons nouveaux qui nous placent devant l’impossibilité d’avoir désormais une image certaine de l’Univers. La physique quantique nous apprend que l’observateur peut influencer ce qui est observé, que les choses, bien qu’ayant des propriétés spécifiques, sont le résultat d’un processus unificateur de nature relationnelle qui les rend provisoirement identiques à elles-mêmes dans l’espace-temps. Il est possible de configurer des « ordres quantifiés » déterminant des ensembles, mais les lois ainsi découvertes en viennent à s’inscrire dans des ensembles plus grands et selon des rapports différents (suivant l’évolution de la science), dans un horizon sans fin. Sans pouvoir le résoudre, nous nous heurtons au problème des apparences et de l’absolu, de la pluralité et de la totalité, de l’immensité et de l’infinité. Au plan existentiel, l’être humain est plongé dans une totalité ; mais il pense, soupire et regarde l’heure… L’existence apparaît d’abord à la conscience par la résistance des choses ; mais exister, c’est à la fois se détacher et s’unir. Le monde est imbriqué dans un autre plan du réel qui l’englobe et le pénètre de toutes parts.
Le monde est en nous comme nous sommes dans le monde : il n’est pas qu’un ensemble de choses les unes à côté des autres. L’idée de « monde » ne peut apparaître sans une union existentielle du sujet et de l’objet. Nous sommes en relation avec une inconnaissable totalité mais, en même temps, notre conscience s’articule par des différenciations qui s’éloignent de la totalité. La complexité du monde phénoménal n’a de cesse d’étonner. Si le savoir était adéquat à la réalité dans sa totalité, rien ne resterait à chercher ; mais le savoir reste au contraire ouvert, comme une invitation à faire place à une nouvelle quête. Se limiter aux connaissances objectives, c’est séparer la connaissance et la vie concrète du sujet. Dans l’activité créatrice, l’effort immanent et l’ouverture au transcendant se conjuguent. Personne ne sait scientifiquement ce qu’il y a après la mort, mais l’aspiration à la vie éternelle est un mouvement de l’âme qui transcende le seul instinct de conservation. Un foyer lumineux est au-dedans de nous comme un flambeau universel.
En réduisant le possible à ce que peut en saisir la raison objective, on s’enferme dans un jeu de miroirs où la dimension spirituelle tendue vers l’unité ne peut apparaître. Le seul critère de la connaissance spirituelle est son évidence intérieure. En assumant une docte ignorance, l’être humain intégral peut surmonter l’opposition de l’homme logique et de l’homme vivant. Nous avons perdu la ressemblance, mais l’image divine habite notre âme en force et en qualité. Au plus profond des choses, la Vérité, c’est Dieu (objectivement inconnaissable, mais participable dans ses énergies). L’être humain n’existe pas d’abord isolément pour ensuite entrer en relation avec quelque chose d’extérieur sous un mode représentatif. Il n’est auprès des choses, d’autrui et de lui-même que parce qu’il se tient déjà sur un autre plan. Il est le lieu libérateur qui actualise la Présence. Les aléas de l’existence convoquent différents états de conscience : les moments d’éveil s’accompagnent d’un désir, corrélatif à un manque associé à la conscience de ne pas être ce que nous sommes vraiment. Au cœur de notre âme, dans l’intensité de l’instant, le lieu de Dieu se soutient de lui-même.
Au milieu du 20e siècle, en s’adressant à des physiciens, Jung décrit la psyché comme une « intensité sans étendue », comme un transformateur d‘énergie dans lequel la tension pratiquement infinie de la psyché est transformée en fréquences et en « étendues spatio-temporelles perceptibles ». Sous ce rapport, les archétypes relèveraient d’un principe formateur de l’univers qui transcende l’être. Selon le célèbre psychanalyste, les représentations du réel découlent d’un inconscient global à l’image de l’univers, qui engendre le temps et l’espace à chaque endroit et à chaque instant. L’affirmation d’une totalité en tous lieux et à tous moments présuppose que ces lieux et ces moments soient des spécifications de cette totalité, comme une sorte de « retombée du global » qui se déploie sans cesse. Jung parle d’un espace inconscient absolu dont le Soi est l’archétype, grâce auquel un nombre indéfini d’observateurs peuvent contempler un même monde et un même univers, à la manière d’un unique observateur. Considéré comme partie intégrante de la totalité du réel, l’inconscient universel de Jung se trouve à participer à la fois de son intelligibilité ontologique et de sa matérialité factuelle. L’intelligibilité ontologique, pour nous qui existons dans le monde phénoménal, nous est transcendante et ne peut nous être accessible que dans des systèmes épiphaniques (qui manifestent des choses) vécus dans le domaine de la réalité psychique, et qui font le lien nécessaire avec notre réalité « d’existants ». Dans cette vision supra-cosmique où l’être humain est considéré comme étant en partie empirique et en partie transcendantal, il y a une hiérarchie interne de plans allant de l‘âme à l’image de Dieu, en passant par l’inconscient comme champ des structures de la matière.
La spiritualité répond à un soupir venant de plus loin que nous, à une hauteur où l’amour et la raison se rencontrent. C’est à partir de l’intériorité que la connaissance unitive se révèle. Une approche globale du monde incluant l’être qui le pense, exige une disposition d’esprit à voir plus loin et plus haut que tout ce qui est ceci ou cela. C’est pourquoi, tournée vers la « réalité une », la spiritualité chemine parmi les rayons et les ombres. La réalité étant qualitativement plus riche que tout ce qu’on peut en dire, l’intuition de son unitotalité suppose un « silence ouvert ». Dans la contemplation, les images habituelles se transfigurent et la pensée s’apaise en laissant place à un sentiment de présence. La transfiguration résulte de la splendeur des choses embrasées par un feu mystérieux qui se donne et se voile. Le monde phénoménal et la réalité nouménale se compénètrent. Il n’y a d’existence que parce qu’il y a autre chose que l’existence. C’est pourquoi l’expérience spirituelle comporte un fond consciemment nocturne. Combien d’artistes témoignent de ce don qui fait dépasser les choses particulières et nous les fait voir dans une obscure lumière qui les dépasse toutes.
Pour Jacob Boehme, l’Ungrund représente l’abîme insondable et indéterminé qui précède la création du monde. Il est à la fois la source de la liberté et le lieu où les opposés, comme la lumière et les ténèbres, coexistent avant de se manifester dans le monde créé. En transcendant mystérieusement sa nature incréée pour se donner, Dieu naîtrait éternellement du Néant en posant une liberté initiale au fondement de la liberté humaine. Cette dernière désigne le caractère indéterminé d’une volonté placée devant des choix ; mais elle est avant tout une notion énergétique, c’est-à-dire un pouvoir positif de création. Plus l’être humain est conscient, plus il est ouvert à la fois à l’abîme de l’infinité divine et à l’abîme de sa finitude. La réciprocité de l’amour divino-humain n’est possible que vis-à-vis d’une liberté, car l’amour ne se force pas. En définitive, l’unité recherchée est celle du Cœur de Dieu qui est la vérité à la fois révélée et voilée du Cœur de l’être humain. « Garde ton cœur plus que toute autre chose, car de lui jaillissent les sources de la vie » (Proverbes 4 :23).
Fin de cette série intitulée « La spiritualité ».