En Occident, nous sommes portés à associer spiritualité et religion. Mais la spiritualité, à la condition d’établir une primauté de l’intériorité sur l’extériorité, peut ne dépendre d’aucune pratique religieuse. Fondamentalement, elle se nourrit d’expériences existentielles pouvant être exprimées symboliquement dans une pensée où des éléments supra-rationnels peuvent intervenir sans enlever quoi que ce soit à la raison. « La vie de chaque humain, a écrit Hermann Hesse, est un chemin vers soi-même, l’essai d’un chemin, l’esquisse d’un sentier. Personne n’est jamais parvenu à être entièrement lui-même ; chacun, cependant, tend à le devenir, l’un dans l’obscurité, l’autre dans plus de lumière, chacun comme il le peut. » Nous pouvons avoir l’illusion de savoir qui nous sommes. Chaque jour, nous construisons et reconstruisons une identité d’emprunt donnant une impression de stabilité. Pour y parvenir, nous nous adaptons au quotidien et nous colmatons les brèches mentalement ; mais l’écoute de notre vie intérieure révèle une mystérieuse présence. La vie intérieure est la mouvance d’une liberté qui ouvre sur une richesse unique où le bruissement de nos pensées, nos désirs, nos sensations, nos émotions et nos espérances se fait murmure de notre âme.
La science contemporaine ne se prononce pas à propos de ce qui échappe à la possibilité d’observations objectives de faits et de phénomènes obéissant à des lois vérifiables par des méthodes expérimentales reproductibles. Le scientisme n’est pas la science. Elle est une idéologie selon laquelle il faut appliquer dans tous les domaines de la pensée un déterminisme méthodologique comparable à celui qui a fait le succès des sciences. Elle suppose indirectement la non reconnaissance de la richesse cognitive de notre vie intérieure et, d’une façon générale, de tout ce qui échappe à l’objectivation scientifique comme les expériences subjectives, les émotions et certaines perceptions personnelles indicibles. De plus, même si l’idée que le monde phénoménal manifeste une totalité ne peut pas être prouvée scientifiquement, elle ne contredit pas les plus récentes avancées de la physique et de la cosmologie, plus que jamais tendues vers une théorie du « grand tout ». Comme unitotalité, la réalité ne peut pas être objectivée, car le sujet de la connaissance en fait partie. Tant qu’il y a un sujet qui observe et une chose observée, il y a dualité (donc ignorance au plan spirituel). Le témoignage spirituel exprime une tension vers l’unité. « La Vérité est comme le Soleil. Elle fait tout voir et ne se laisse pas regarder » (Victor Hugo).
La philosophie spirituelle occidentale s’est développée dans la continuité des philosophies grecque et chrétienne. Platon (4e s. av. J.-C.) considère que le monde sensible n’est pas la réalité telle qu’elle est vraiment, mais un monde d’apparences. Il lui oppose un monde vrai, celui des Idées, aussi appelé « réalité intelligible ». Selon lui, l’âme est dotée d’une intuition intégrale de la réalité intelligible, mais qui a été voilée lors de l’incarnation. Aussi, précise-t-il, « n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que (…) l’âme soit capable de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement ». Dans le Ménon, la réminiscence (le ressouvenir) portant sur des objets géométriques est présenté comme étant accessible à tous. Elle est favorisée par un questionnement suscitant déductions et autres inférences, dans un processus consistant à élever une opinion au rang de connaissance. À partir du Phédon, elle suppose en plus la capacité d’accéder à une vision unifiée de nature intuitive de Formes intelligibles comme la Beauté, le Bien, la Justice et la Sagesse. Étant donné l’incarnation, cette vision, pour devenir accessible, doit passer par des expériences de nature contemplative qui se prolongent dans des efforts d’élaboration discursive. Platon considère l’âme humaine comme un intermédiaire entre les choses sensibles et la réalité intelligible, et la vie incarnée comme une médiation entre les deux. Il explique que la propension à la connaissance est présente dans l’âme incarnée, mais demande à être orientée : il ne s’agit pas d’accumuler des perceptions, mais de se réapproprier une connaissance innée. Bien que voilée, cette dernière n’en est pas moins une dimension de l’être humain qui lui appartient intrinsèquement, si tant est que sa privation peut être sentie comme un manque.
Dans le Phèdre, Platon parle par exemple des formes corporelles pouvant provoquer une réminiscence de la Beauté associée à une expérience de nature érotique. Rudolf Otto et Jung qualifient l’expérience érotique de numineuse. Le numineux est ce qui saisit l’individu, un tremblement de tout l’être face à une mystérieuse présence, un sentiment de présence absolue irréductible au corps qui l’a inspiré. Son effet peut être instantané et fulgurant à la manière d’une lampe qui élimine l’obscurité simplement parce qu’elle est allumée, peu importe le temps passé dans l’obscurité. Socrate, personnage central de l’œuvre de Platon, précise que celui qui désire ressent un vide (un manque) qu’il souhaite combler, et qu’on ne peut désirer sans d’abord se souvenir d’une « abondance », d’une plénitude. Le désir serait donc une aspiration et un élan vers une réalité dont nous nous souvenons, et qui nous manque. Si la perception d’une forme matérielle peut déclencher la réminiscence, précise Platon, ce n’est pas moins l’âme qui se ressouvient, car ce niveau unifié de la connaissance n’est pas accessible par les seules sensations. Qu’il soit favorisé par une réflexion sur les déficiences de l’expérience sensible ou par l’expérience de l’amour, l’élargissement de la conscience impliquerait donc le ressouvenir d’une « abondance » déjà présente dans l’âme.
En matière de morale, toutes sortes de croyances discordantes peuvent servir d’arguments pouvant conduire logiquement à diverses conclusions. C’est pourquoi, en morale et en éthique, la méthode socratique est une dialectique. Celle-ci consiste à discerner les conflits à l’intérieur d’un réseau de croyances (en vue de les résoudre) et les conséquences inacceptables de certaines définitions (en vue d’en trouver de meilleures). L’accès à la vérité enfouie au fond de l’âme peut être favorisée par une clarification langagière. C’est pourquoi la dialectique socratique invite à démêler les usages conflictuels de certains mots. Il ne s’agit pas seulement d’expliciter les usages existants, mais de s’engager dans un processus favorisant un élargissement de la conscience. Selon Platon, nous désirons tous une sorte de bien par nos actions ; mais si nous ne désirons pas tous les mêmes choses, c’est parce que nous ne tenons pas tous les mêmes choses comme étant bonnes. Il situe la vertu dans la manière avec laquelle nous faisons les choses. Autrement dit, l’excellence réside dans une certaine manière d’être qui se reflète dans ce que nous faisons et dans ce que nous évitons de faire. Elle reflète une vérité transcendante reliée à l’Idée du Beau et du Bien.
La dialectique socratique vise donc l’éradication d’opinions fausses afin de favoriser une ouverture, un éveil de nature existentielle, et non seulement une mise au clair de mots et de propositions. La définition permet de distinguer une chose des autres, mais ne livre pas l’être de la chose. Elle peut toutefois favoriser un processus qui vise à faire passer de la conviction de savoir à la prise de conscience de l’insuffisance de son opinion. Il s’agit de souligner les « impasses » éventuelles associées aux croyances et, en cherchant à les résoudre, de favoriser l’émergence d’un souvenir qui, en notre âme, suscite l’insatisfaction et oriente vers un choix plus éclairé. Pour Platon, la vertu n’est pas une science et ne peut être transmise objectivement : elle est une opinion vraie associée à une inspiration créatrice liée au monde des Idées. La réminiscence implique la reconnaissance d’une vérité qui nous transcende, tout en étant paradoxalement constitutive de « ce que nous sommes vraiment ». Au fameux paradoxe de Ménon qui se demande comment il est possible de chercher une chose dont on ne connaît rien et de savoir qu’on l’a trouvée, Socrate répond en substance qu’il ne s’agit pas d’acquérir une connaissance au sujet d’une chose dont on ne sait rien, mais de parvenir à reconnaître une connaissance que nous avons déjà en nous.
Les différentes croyances acquises qui peuvent contaminer notre vision des choses sont confortées par l’état de double ignorance consistant à ignorer être dépositaires d’une « connaissance innée » et d’ignorer cet état d’ignorance. La sagesse socratique est une invitation à une forme supérieure de connaissance de soi. Il ne s’agit pas de justifier ses opinions, mais d’élever son niveau de conscience. Les Idées qui habitent l’âme procèdent du monde intelligible (par conséquent du divin). Elles impliquent le sujet concret dans tout ce qu’il est, dans son unité intégrale, et toute analyse objectivante brise cette unité. L’énumération des propriétés d’une chose, même exhaustive, ne présente pas la chose elle-même, puisqu’il lui manque encore l’unité. De plus, une liste de propriétés ne peut pas être exhaustive, puisque nous pouvons en énumérer indéfiniment. Pour que la conscience puisse s’élargir, elle doit s’abreuver à une source qui la transcende. Dans le Phèdre, Socrate parle de la vue de la beauté qui inspire un désir posé d’abord sur le corps, puis sur l’âme et enfin sur quelque affinité transcendante comme la soif de connaissance, le désir de justice, le goût pour les arts, etc.
Le souvenir des Idées montre l’appartenance de l’âme à un autre ordre de réalité, source d’insatisfactions face à la vie ordinaire. La théorie de la réminiscence montre comment l’âme peut relier le contingent et la vérité une. Mais comment une âme située dans le monde spatiotemporel peut-elle avoir accès à une réalité dont le propre est l’éternité et l’unité ? La réponse est indissociable du « connais-toi toi-même » socratique. La connaissance de soi, au sens de la connaissance de « ce que nous sommes vraiment », est liée à l’expérience du « ressouvenir ». Pour Platon, les choses sensibles sont une source constante d’inspiration : elles ne sont pas simplement « autres » que l’intelligible, elles sont aussi « mêmes » en tant qu’images analogues. Sur leur plan et à leur manière, elles vibrent du même « esprit », en ce sens qu’elles font partie de la réalité une. Bien que la perception soit personnelle et localisée, il y a quelque chose d’universel associé aux choses sensibles, quelque chose qui n’est pas dans la perception comme telle, mais remémoré à partir de celle-ci.
À une prochaine fois pour le texte no. 2.