Platon considère l’âme comme une réalité intermédiaire entre le monde du devenir et la réalité intelligible. Par analogie, cela fait penser à l’âme d’un violon (petit cylindre de bois) qui transmet à la caisse de résonnance les vibrations transmises par un musicien. Selon le célèbre philosophe grec, les choses sensibles ne sont pas simplement « autres » que la réalité intelligible, mais aussi « mêmes » en tant qu’images analogues. Bien que la perception soit personnelle et localisée, il y a quelque chose d’universel associé aux choses sensibles, quelque chose qui n’est pas dans la perception comme telle, mais remémoré à partir de celle-ci. Les souvenirs ordinaires impliquent au moins deux moments, mais la réminiscence associe plutôt une sensation à une réalité intemporelle. Par l’incarnation de l’âme, un lien s’établirait donc entre le monde phénoménal (celui de la spatiotemporalité, de la multiplicité et de la quantité) et la réalité nouménale (celle de l’unité, de l’éternité et de l’infini), de telle manière que le particulier et « l’ici et maintenant » soient reliés à l’infini et l’éternité. Incidemment, dans sa « théorie de l’ordre implicite », le célèbre physicien David Bohm (1917-1992) suggère qu’il existe une réalité sous-jacente à l’univers visible et que nos perceptions sont des manifestations d’une réalité plus profonde et cachée.
Les mythes peuvent servir d’expression à des expériences intérieures fondatrices. Dans Le Banquet de Platon, l’amant loin de l’être aimé se sent misérablement incomplet. L’auteur parle d’une scission originelle responsable du sentiment de vide qui accable l’être humain et de l’amour ressenti au « souvenir » de cette partie manquante. Dans le Phèdre, il précise que la condition humaine est marquée par un vide dû à « l’oubli », et par l’ignorance de ce qui est susceptible de combler ce vide. Cependant, étant donné que l’âme demeure en contact avec la réalité intelligible, l’être humain a la possibilité de réorienter son existence. Indissociable de la réminiscence, l’expérience spirituelle permet d’accéder à une connaissance qui transforme le sujet même qui connaît. Ultime objet de l’éros, la spiritualité est une « participation existentielle » corrélative au vide ressenti. L’âme ne peut se saisir elle-même qu’indirectement à partir d’expériences existentielles, notamment celle du « manque » et de l’énergie amoureuse qu’elle suscite. L’amour en ce qu’il a de plus noble favorise une transformation intérieure qui libère de l’égocentrisme. Il s’inscrit sur un plan cosmique, car celui qui le vit a commencé à s’identifier à l’image divine en lui.
Par exemple, lorsque les images de la beauté d’un corps provoquent le « souvenir » de la Beauté, celui qui se « souvient » peut ignorer la profondeur de ce qui est en train de se passer et, pour un temps, fixer sa conscience seulement sur ce corps. Mais, par une bouleversante expérience, il est possible de prendre conscience du caractère immatériel de la beauté aperçue et d’expérimenter l’amour de la Beauté elle-même. Alors que le désir charnel est dirigé vers le corps, un autre niveau de l’amour peut convoquer l’âme. L’érotisme intériorisé découle de la conjonction de deux réminiscences : celle de la beauté idéale à partir d’une image corporelle et celle de l’image divine présente en notre âme. La passion amoureuse suppose donc le souvenir de la Beauté, provoqué par son image chez une personne admirée. L’éros intériorisé n’a pour véritable objet ni le corps ni l’âme de la personne aimée, mais « l’Idéal » (senti comme présence, lumière et énergie au plus profond de l’âme).
La doctrine de la réminiscence repose sur la conviction d’une parenté entre la nature de l’intelligence et la structure du Cosmos. En ce sens, elle est en opposition avec l’idéalisme moderne selon lequel les connaissances a priori correspondent seulement aux structures subjectives de la raison : restriction qui soutient l’hypothèse d’un univers hétérogène, d’une immensité insensée. En faisant écho à Platon pour qui « le temps est l’image mobile de l’éternité », nous envisageons l’immensité comme l’image visible de l’infini. L’hypothèse d’un monde sans unité intelligible est elle-même inintelligible. Cette Unité n’est toutefois ni observable ni objectivable. La connaissance « unifiante » est d’ordre existentiel et passe par un « non savoir » (dans un état d’ouverture aux lumières de l’âme). Dans le Phédon, Platon montre les impasses dans lesquelles aboutit un logos qui cherche à fonctionner indépendamment de la source originelle de l’expérience intérieure. Certains empiristes prétendent que l’universel peut être atteint par induction (par l’accumulation d’expériences objectives et l’abstraction de leurs particularités). À l’opposé de cet universel abstrait, les penseurs spirituels considèrent l’universel comme étant toujours présent, dans une mystérieuse unitotalité.
La théorie de la réminiscence est donc en opposition avec l’idée d’une subjectivité gnoséologique jetée sur une réalité sans commune mesure avec elle, et avec celle de l’exclusivité dans la connaissance d’une objectivité où l’objet connu se détache du sujet de la connaissance. Alors que la mémoire ordinaire (qui retient les évènements ponctuels et permet la transmission des savoirs objectifs) disparaît avec la mort, la réminiscence établit un lien entre le temps et l’éternité. Si nous pouvons nous ressouvenir, c’est parce que la vision perdue demeure dans des strates inconscientes. Sans l’expérience existentielle tendue vers l’Unité, l’esprit se perd dans des oppositions insurmontables, comme dans un jeu de miroirs. Le rapport entre le quantitatif et le qualitatif échappe à la science, car cette dernière doit s’en tenir à ce qui est observable et vérifiable. La connaissance parfaite de quelque chose est impossible sans une connaissance de la totalité de cette chose, or il est impossible d’observer la totalité de ce dont une chose fait partie. Avec ses aspects poétiques et symboliques, le discours mythique permet de rendre compte d’expériences unifiantes de la réalité. Mircea Eliade a été un des premiers à faire changer le sens moderne du mot mythe. Naguère, principalement à cause du combat des chrétiens contre la mythologie grecque, le mythe était seulement compris comme « une histoire fausse ». Aujourd’hui on sait qu’il peut aussi signifier une tradition sacrée, une révélation primordiale ou un « modèle exemplaire » (un archè). Ainsi, une histoire sacrée qui a eu lieu dans un temps primordial peut fournir symboliquement des modèles de comportements, un sens au monde et une valeur à l’existence.
Depuis Jung nous parlons de la dimension existentielle des archétypes. Mais c’est bien à Platon que l’on doit la paternité de la notion d’archétype. Les Idées sont en effet des Images éternelles qui servent de modèles pour tout ce qui existe dans le champ humain. C’est en tant qu’Archès (principes primordiaux qui trament notre conscience perceptive et notre vécu) que les Idées appartiennent à une réalité plus vraie que le monde sensible. Ainsi, au cœur même de l’expérience passionnelle en ce qu’elle a de plus intense, de plus bouleversante, expérience dès lors considérée comme initiatique, se mobilise chez l’individu la capacité de saisir que si un beau visage provoque un tel désir et une telle passion, c’est parce que cette forme lui rappelle une « plénitude » présente en son âme. D’où vient ce sentiment, appelé érôs par les Grecs, qui tantôt précipite dans une passion destructrice et tantôt se transforme en une initiation libératrice ? Que sont cette vision, cette ouverture et cette énergie qui donnent le sentiment d’être en contact avec le noyau de notre être ? Alors que nos constructions mentales ne sont souvent que des agglomérats de mots, nous sommes habités par de grandes images primitives qui remplissent inconsciemment les profondeurs de notre âme. Jung en est venu à la conviction que la vie n’est possible dans sa plénitude qu’en harmonisant notre pensée avec les images premières de notre inconscient (les archétypes). Comme Platon, il pense que la structure de base de la réalité ne se situe pas au niveau de la strate matérielle observable, mais à un niveau intangible auquel seuls notre esprit et nos sentiments peuvent servir de témoin, dans une expérience impliquant tout l’être.
Selon Jung, l’archétype est inné, commun à tous, et agit sans que nous en soyons conscients. Il est le mode d’expression d’un « inconscient collectif » qui se manifeste notamment par des images archaïques universelles sous formes de grands symboles et de personnifications. Les archétypes « formatent » notre vision du monde. Ils habitent l’âme, dans un rapport mystérieux avec la totalité cosmique. Ils permettent de nommer et de qualifier les choses sensibles, sans pouvoir toutefois éviter la contamination de croyances acquises. Grâce à l’imagination, l’archétype permet la production mentale d’une infinité de cas particuliers, sans avoir nécessairement une connaissance propositionnelle de ceux-ci. Jung distingue l’archétype comme tel du contenu psychique ou « image archétypale » qui en est la représentation aléatoire et variable, tout comme il distingue l’inconscient personnel (ce que nous oublions, ce que nous refoulons, les perceptions, les pensées et les sentiments subliminaux) et l’inconscient collectif (des connections mythologiques sous formes de motifs et d’images qui se renouvellent partout et sans cesse sans qu’il n’y ait nécessairement tradition ni migration historique).
Les archétypes peuvent être imaginés comme des facteurs à l’origine de nos perceptions et de nos expériences personnelles. Certains aspects de l’inconscient collectif agissent comme régulateurs et stimulants de l’imagination créatrice, et orientent les matériaux conscients en présence. À partir d’expériences psychiques spontanées, comme dans les rêves, les archétypes peuvent apparaître sous leurs formes les plus primitives et les plus naïves. Ils peuvent aussi apparaître sous des formes plus complexes à la suite d’une élaboration consciente, comme dans les récits mythiques, les discours religieux et les contes. Les représentations archétypiques transmises par l’inconscient font référence à des formes fondamentales non représentables appelés « mythologèmes », à l’origine d’une multitude de mythes appartenant à de nombreuses cultures. Aujourd’hui, la littérature, les films, les séries télévisées et les jeux vidéo sont truffés de mythes et de personnages mythiques.
À une prochaine fois pour le texte no. 3.