Est-ce un roman sur la difficulté de vivre sur une ferme ? Le jeune garçon est hospitalisé. Il cherche sa place entre les humains et les bêtes. Comment vit-on sur une ferme laitière depuis plusieurs générations ? Le narrateur voit « des anges noirs, des âmes ricaneuses » (p. 63 ). Il est question de maladie mentale. Être fragile, être différent, il s’agit surtout d’une expérience profonde.
Un côté poétique remarquable
C’est le chaos pour le narrateur, à l’origine du rationnel, on trouve toujours un irrationnel diabolique et foisonnant, à la source des illusions. Ce roman a un côté poétique remarquable, presque gothique. « Le coucher du soleil caresse ces jambes et ces bras devenus un simple prolongement de ma carcasse. Le mauve enflamme la pièce en contournant la chaise près du lit. La lumière pousse sur ses pattes, semble la déplacer à l’extérieur de la chambre » (p. 79 ).
Poutré transfigure un monde de répulsions, de dialectiques barbares. C’est une écriture forte. « J’aimerais croire qu’il existe d’autres avenues cachées. Que je peux réinventer ce moule triste d’agriculteur. J’en viens à souhaiter l’évaporation de mon sexe, la fonte de mes jeunes muscles. Je refuse de participer à ma propre construction. Je m’attriste ensuite d’être si peu pris en considération. » (p. 111 )
Réinventer les limites du possible
Il rend hommage à sa grand-mère. C’est bien connu, nos grand-mamans nous aiment plus que nos parents. « Elle trouve des prétextes pour que je vienne passer plus de temps chez elle. » (p. 114 ) Il y a tout un travail d’écriture sur les émotions. Ça fait du bruit tous ces souvenirs d’enfance. Écrire pour la campagne, le hasard, la folie, les larmes.
Comme Nietzsche qui écrivait l’horreur et l’absurdité du monde. Le narrateur décortique les émotions de manière philosophique et poétique. « Certaines émotions sont des chevaux qu’il est inutile de dompter. Elles peuvent nous aider à prendre de la vitesse, mais on ne sait jamais vraiment vers où elles nous transportent. Pleurer, c’est avoir une conscience aveugle qui galope dans le vide. » ( Je souligne, p. 152 )
Être bipolaire
Ça brasse dans la famille, il y a eu des suicides, de la violence… J’ai eu un flash, j’ai pensé au Torrent d’Anne Hébert. Le mot mort est répété souvent. « Travailler sur une ferme devient un champ de bataille » (p. 162 ). « On boit la mort par petites gorgées. » (p. 182 ) L’enfant bipolaire marche constamment sur un fil de fer. Ses excès, ses délires. « Il entretient une mascarade morte. » (p. 235 ). Son thérapeute demande d’écrire ses souffrances. Il faut se rendre jusqu’au bout du récit pour apprendre une nouvelle qui va peut-être changer sa vie à jamais.
Jamais un auteur québécois n’a parlé du terroir québécois de cette manière. Un roman noir, une leçon de ténèbres. (1 )
Note
Steve Poutré est né en 1979. Il a grandi sur une ferme laitière, située à Saint-Ignace-de-Stanbridge, avant de s’exiler à Montréal pour amorcer une carrière de designer graphique. Lait cru est son premier roman.
Steve Poutré, Lait cru, Alto 2024.