Le Musée des beaux-arts de Montréal présente cette année une superbe exposition intitulée : Vice, vertu, désir, folie. Trois siècles de chefs-d’œuvre Flamands. Elle a été organisée avec la Fondation Phoebus d’Anvers en Belgique et le Denver Art Museum, et contient de nombreux tableaux qui appartiennent à la collection du musée de Montréal.
On comprend comme peintres flamands ceux qui ont vécu dans la Flandre dite espagnole ou des Pays Bas méridionaux dont les principales villes étaient Ypres, Bruges, Gand, Louvain, Bruxelles et Anvers. Aujourd’hui la zone correspond à la Belgique actuelle. La période faste de la peinture flamande commence vers la fin du XVe siècle jusqu’au milieu du XVIIe siècle et connait ensuite une lente agonie jusqu’au milieu du XVIIIe.
Au XVIe siècle, l’histoire européenne tournait alors autour de deux personnages plus grands que nature, Charles Quint et de son fils Philippe II. Charles de Habsbourg est né à Gand en 1500. Il était de lignée allemande par son père, Philippe de Habsbourg et aragonaise et castillane par sa mère, Jeanne de Castille.
Dès sa naissance Charles a porté le titre d’Archiduc d’Autriche, et de roi de Naples. À la mort de son père en 1506, il hérite des Pays-Bas. En 1516, à la mort de son grand-père maternel Ferdinand d’Aragon, il hérite des royaumes d’Espagne sous le nom de Charles Ier et du royaume des Deux-Siciles ainsi que des colonies nouvellement créées aux Amériques. La mort de son grand-père paternel Maximilien Ier, en 1519, lui apporte les domaines héréditaires des Habsbourg. Le 28 juin 1519, Charles de Habsbourg est élu Empereur du Saint Empire romain germanique sous le nom de Charles Quint. Ce personnage hors norme renonce à tous ses titres en 1557 et se retire au monastère de Yuste. Il mourra d’épuisement en 1558 d’avoir géré un trop grand empire.
Philippe II, est né le 21 mai 1527 à Valladolid et mort le 13 septembre 1598 au palais de l’Escurial, près de Madrid. Il était le fils aîné de Charles Quint et d’Isabelle de Portugal. Roi d’Espagne, de Naples, de Sicile, Archiduc d’Autrice, duc de Milan, roi des Pays Bas, roi de Portugal, et Prince consort de la Reine Marie Tudor d’Angleterre. Il a été à la tête des possessions espagnoles en tant que roi d’Espagne, principalement en Amérique dont le Mexique et le Pérou lui ont rapporté des richesses considérables. À eux deux, Charles Quint et Philippe II ont tracé le cours de l’histoire européenne pendant 92 ans.
C’est sous ces rois qu’a fleuri celle qu’on connaît comme la peinture flamande avec un style très marqué qui lui est propre. Les peintres qui la pratiquaient habitaient les Flandres, mais une bonne partie des artistes étaient originaires de toute l’Europe, surtout d’Allemagne, des Pays Bas, d’Italie et d’Espagne.
La peinture européenne a eu une lente évolution au Moyen-âge et a subi une transformation radicale pendant la Renaissance à la fin du XVe siècle et tout au long du XVIe siècle. Deux faits majeurs provoquent ce changement, la chute de Constantinople aux mains des Turcs en 1454 de notre ère, qui poussent à l’exode vers l’Italie des milliers d’artistes, d’architectes, et de savants, et la découverte de l’Amérique qui apporte un flux constant d’or et d’argent vers l’Espagne. Les architectes et les peintres italiens découvrent alors avec émerveillement la lumière.
Les églises italiennes deviennent lumineuses. À toutes les époques les peintres ont vécu des commandes et à cette époque, l’Église est une grande commanditaire. La Peinture religieuse a une grande vitalité partout en Europe. En Italie, à la Renaissance elle est lumineuse et un peu glaciale, tout comme la peinture profane destinée aux palais italiens, inspirée souvent de la mythologie grecque et romaine.
Dans la Flandre c’est une tout autre peinture qui fleurit, car la peinture ne connaît pas de rupture avec l’art médiéval, mais plutôt une transformation qui la rend plus humaine, plus intimiste; une peinture qui dégage une intense émotion, tout en gardant ce côté sombre de la peinture gothique. Dans les tableaux religieux flamands le Christ, la Vierge et le petit Jésus ne sont plus des icônes comme au Moyen-âge, ils ressemblent aux citoyens ordinaires en chair et en os, avec qui les fidèles peuvent s’identifier, même si les vierges sont sur des trônes, placés dans des jardins qui font penser au Paradis terrestre.
La thématique profane en Flandres est également différente de celle d’Italie. À la place de la mythologie antique, en Flandre on peint le bourgeois et le petit peuple. Les tableaux représentent souvent l’intérieur des maisons des commerçants, les fêtes villageoises, les marchés publics et les fous du village. Pour la première fois Les Flamands peignent les rues, les places, les ports et les campagnes comme thème principal de leurs tableaux.
Les grands seigneurs italiens, comme les Médicis, le duc d’Urbino, le Sforza de Milan, aimaient la peinture flamande et achetaient de nombreux tableaux en Flandre. Certains envoyaient même leurs peintres attitrés en Flandre, pour qu’ils s’imbibent de style flamand. La famille Médicis possédait une collection de 142 tableaux dont un tiers étaient Flamands. Dans leur palais à Florence ils exposaient une belle sélection flamande, et dans leur maison de campagne à Coreggi, trois quarts des tableaux exposés venaient des Pays Bas.
Quel était le secret des Flandres pour être devenu le deuxième foyer artistique d’Europe après l’Italie ? Les Flamands étaient très industrieux, excellents commerçants et en plus, ils appartenaient à la sphère de l’Empire espagnol. Les courageux marins de Flandres avaient établi des comptoirs dans toute l’Asie et avaient le presque monopole du marché des épices en Europe, marchandise qu’ils vendaient très chère. Les monarques espagnols avaient fait du port d’Anvers la plaque tournante des épices, tandis que le port de Cartagena était la porte d’entrée des métaux précieux d’Amérique. L’arrivée massive d’or et d’argent en Espagne avait provoqué une forte inflation, de sorte que les produits espagnols étaient devenus trop chers et ne pouvaient plus concurrencer avec les draps et les produits de luxe de Flandres. Les Flamands se trouvèrent bientôt en possession d’une bonne partie de l’or et de l’argent des Amériques grâce à leur talent commerçant. L’art y trouve alors un terrain fertile pour se développer, car l’art fleurit là où l’argent floue.
C’était une tradition depuis la fin du Moyen-âge, les nobles remplissaient leurs palais de tableaux et de portraits. En Flandres, les commerçants se sont aperçus qu’ils étaient eux-mêmes suffisamment riches pour pouvoir orner leurs maisons cossues. Comme ils étaient fiers de leur réussite ils voulaient aussi accrocher des tableaux et des portraits d’eux et de leurs épouses dans leurs salons. En Flandres, où le courant protestant gagnait les esprits, on voulait que les portraits restent sobres : des habits noirs et des chemises et des fraises blanches, avec quand même des broderies et des bijoux pour montrer leur richesse. À la différence des portraits italiens ou espagnols qui montrent des personnages fiers comme des dieux antiques, les tableaux flamands sont réalistes et expriment la psychologie de leurs modèles dont le regard est souvent plein de bonté.
Les portraits comme le reste de la peinture flamande, doivent être regardés de près. Trop de visiteurs circulent dans les salles de tableaux flamands à deux ou trois mètres des peintures, comme si c’était des impressionnistes. C’est une erreur. Vous pouvez vous placer à quelque distance pour capter l’ensemble du tableau, mais il est impératif de vous tenir très près pour admirer les détails qui sont extraordinaires. Certains détails ont été peints avec des pinceaux à deux poils !
Au XVe siècle la ville d’Anvers était la plus grande métropole commerçante au nord des Alpes. Le niveau de vie y était très élevé et les salaires le double de ceux qu’on gagnait ailleurs en Europe. La Guilde des peintres de Bruges accueillait tous les 20 ans près de 200 nouveaux maîtres peintres. Le Florentin Ludovico Guicciardini, écrivain et mathématicien, un temps conseiller du Duc d’Albe qui fut gouverneur des Pays Bas, affirmait en 1575 qu’il y avait à Anvers plus de peintres que de boulangers. Cette profusion de peintres a produit une peinture très diversifiée. On retrouvait en peinture, des thèmes qui circulaient dans les rues et qui étaient recueillis par les écrivains, comme celui de la folie.
Le Grand Érasme de Rotterdam avait signé son « Éloge de la folie » qui cataloguait les travers de ses contemporains. La peinture flamande, en quelque sorte est devenue sociologique. De très nombreux tableaux ont représenté des fous. L’exposition du Musée des Beaux-Arts en contient une dizaine. Les plus impressionnants sont le Marché aux fous, « Rébus : le monde se nourrit de nombreux fous » de Jan Metsys, qui signe également « Motus et bouche cousue », « La bouffonne », de Jeanne de Hongrie, de Jan Van Hemessen, car les fous des rois étaient censés dénoncer les travers de leurs maîtres. Parmi les folies, on peut ajouter le tableau d’un élève de Jérôme Bosch intitulé « l’Enfer », qui s’est inspiré du célèbre tableau « Le jardin des délices terrestres » du grand maître flamand qui a peint d’autres tableaux étranges comme « Visions de Tondal » ou « Concert dans l’œuf » qui étaient des visions de fou et qui ont inspiré Salvador Dali et Marisol Escobar deux artistes remarquables du XXe siècle.
Avec une telle profusion de peintres et des citoyens bien payés dans les villes flamandes, les peintres se sont demandés comment arriver à vendre des œuvres à des consommateurs de la classe moyenne et même artisane. Les tableaux étaient jusqu’alors faits sur commande; des peintres ont commencé à faire des tableaux pour être vendus tout faits, des tableaux prêts à accrocher, à des prix moindres. Le succès a été immédiat. Et cette peinture prête à accrocher a trouvé un marché important. La Guilde craignant une perte dans la qualité a interdit le travail à la chaine et a limité le nombre de tableaux que pouvait produire chaque atelier. Les peintres ont trouvé la parade, ils se sont mis à plusieurs ateliers pour faire un tableau. Un atelier faisait les personnages principaux, le suivant les personnages secondaires, un troisième les paysages, un quatrième les animaux. Les tableaux étaient remis à des marchands qui les proposaient dans des foires ou qui les exportaient dans le monde entier. Comme toute chose dans ce monde, la peinture Flamande, a fini par se tarir, les causes sont politiques et économiques.
Charles Quint était un fervent défenseur de la foi catholique et son fils Philippe II l’était encore plus ; on disait de lui qu’il était « plus papiste que le pape » au point qu’il a permis l’implantation rigoureuse de l’inquisition en Espagne et au Portugal. Les princes du nord de l’Europe depuis l’Angleterre jusqu’en Pologne eux ont embrassé la foi protestante, ce qui a créé des révoltes et des guerres en Flandres. D’autre part, la gouvernance d’un empire aussi grand que celui de ces puissants rois coûtaient énormément cher, et les obligeait à maintenir des armées et des flottes en permanence. En plus les arrivages d’argent et d’or des Amériques étaient souvent gênés par l’action des corsaires anglais et français, et par les pirates qui pullulaient dans les mers. Finalement, la Guerre de Hollande qui embrasera aussi les Flandres (1672 à 1678) finira par ruiner l’économie flamande et marquera le début de la lente fin de l’épanouissement de la peinture flamande.
La collection d’art flamand comprend plus de 150 œuvres et est ouverte au public jusqu’au 20 octobre 2024.
Références :
Musée des beaux-arts de Montréal
Fondation Phoebus
https://lametropole.com/category/arts/arts-visuels/
Crédits photos @Alain Clavet, LaMetropole.com