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Éléments de philosophie spirituelle. (Texte no. 6)

La Trinité. Crédit photo @alamy La Trinité. Crédit photo @alamy
La Trinité. Crédit photo @alamy

Maxime le Confesseur (580-662) fait une distinction entre le « libre arbitre » et la « vraie liberté ». Cette dernière est un élan passionnel vers le Bien dans l’unité de la connaissance et de l’amour, qui produit ses propres raisons selon une logique du cœur. Pour sa part, le libre arbitre est une liberté besogneuse où, hésitant devant plusieurs possibilités, on délibère en vue de faire un choix. Jean Damascène (~676-749) montre que la perfection attribuée à Jésus-Christ a passé par une croissance de l’homme Jésus. Ceci fait ressortir que la rencontre du divin et de l’humain, non seulement de sa seule union avec le Logos mais aussi sous l’effet de l’Esprit, peut transfigurer tout être humain. Le principe christologique d’une seule et même substance humano-divine permet de saisir l’unité intérieure de l’être humain à l’image du divin, d’où l’importance d’assumer une ignorance docte ouverte au mystère, mais qui ne contredit pas la science sur son plan. La clé de la compréhension du mouvement personnaliste inauguré dans la première moitié du 20e siècle consiste justement en ceci que le mot« personne » se dégage du terme « persona » (« masque de théâtre » : le moi psychologique, le mental) et prend figure d’hypostase consubstantielle à la deuxième Hypostase (Personne) de la Trinité (le Logos symbolisé par le Fils). La participation de l’être humain au mystère des trois Personnes de la Trinité, à la fois Un et Trine, fait de chacun un inconnu, irréductible à toute définition objectivante dont le but est toujours de s’en prendre à la liberté. L’anthropologie christologique implique une vision universalisante où non seulement les facultés morcelées s’unissent dans l’intégrité de la personne, mais où l’unicité mystérieuse de chacun s’accomplit en union avec tous les uniques.

À partir du 9e siècle, dans l’Orient chrétien, la vérité christologique est considérée de plus en plus dans la perspective de son intériorisation personnelle dans le Saint-Esprit : le Feu qui transfigure l’humanité de Jésus-Christ et « christifie » l’humanité des individus, est l’Esprit. Considéré comme un « mythe vrai » (au sens de Mircea Eliade), « Jésus-Christ » signifie qu’il y a un point de liaison entre le divin et l’humain, qui rend possible la déification. L’ouverture au transcendant et l’effort immanent se conjuguent dans la liberté (comme « pouvoir positif de création ») dans l’unité de la connaissance et de l’amour (à une hauteur où la raison et l’amour se rencontrent). De la philosophie grecque, les Pères orientaux ont retenu les perspectives de la réalisation de soi et l’affirmation du statut ontologique de la réalité sensible, mais en y ajoutant la transfiguration et la déification. Le monde n’est pas fermé sur lui-même, mais pénétré par un autre plan qui l’englobe et le pénètre de toutes parts. Dans la philosophie religieuse de l’Orient chrétien, qui magnifie le Saint-Esprit, l’effort immanent s’associe à une vivante transcendance. À l’opposé, la théologie occidentale a plutôt tendance à diminuer en importance le Saint-Esprit et, par conséquent, le rôle de l’Esprit et de la liberté dans la vie spirituelle. Devant cette tendance, Jean Damascène insiste sur l’expérience unitive de l’Esprit en l’exprimant ainsi : l’Esprit provient du Père, repose sur le Logos et se manifeste à toute la création dans une procession unifiée des trois Personnes.

En 867, Photius (patriarche de Constantinople) soupçonne les Latins de chercher à introduire deux principes dans la Trinité en affirmant que l’Esprit procède du Père et du Fils ensemble, et non du Père seul au même titre que le Fils, déséquilibrant ainsi la dynamique de l’Unitrinité. Il s’agit d’une diminution en importance du Saint-Esprit qui a comme conséquence anthropologique de diminuer l’importance de la liberté créatrice au profit d’une nécessité causale permettant à une autorité de prendre la spiritualité en otage. L’accent étant porté sur l’essence unifiante du Père et du Fils, Dieu apparaît davantage comme une Essence et le mystère de la « toute présence » dans chaque Personne n’est plus exprimé. Avec une rationalité qui divise, l’Occident remplace l’idée de la déification par un substantialisme d’inspiration aristotélicienne qui établit un rapport causal remplaçant la participation. Il s’ensuit que la grâce devient un effet administrable dans le contexte d’un sacramentalisme mécanisé. Du côté de l’Orient chrétien, Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) associe le salut et la déification : le Saint-Esprit unit par participation le Créateur et la créature. La nature humaine est appelée à transcender sa nature créée pour communier existentiellement au Dieu personnel qui transcende aussi, par une mystérieuse descente, sa nature incréée pour se donner. Dieu se fait mendiant de la réponse amoureuse de l’être humain et le divin rencontre l’humain. La participation à la vie divine a une portée ontologique dans une perspective de transfiguration et de déification.

Entre le 11e et le 13e siècle, la théologie occidentale adopte une approche de plus en plus scientiforme. Elle débouche sur un discours bien différent de celui de l’Orient chrétien où la beauté poétique est une invitation à remonter à l’expérientiel, et où la liberté créatrice passe avant l’assurance d’un savoir contraignant. En insistant sur l’Unitrinité, la philosophie des Pères orientaux exprime Dieu au-delà de toute opposition, sans résorption des Personnes ni diminution en importance du Saint-Esprit, chacune des Personnes posant l’autre. L’anthropologie divino-humaine affirme la liberté créatrice comme réponse amoureuse à un mystérieux appel ressenti à la fois comme intuition d’une plénitude et comme manque. Nicolas Cabasilas (1322-1391) est bouleversé par le feu de l’amour divin qui aimante l’amour des êtres humains. Sa pensée revêt un caractère éminemment existentiel où « l’homme de douleur » est « l’homme de désir ». Dieu devient mendiant et meurt afin que les êtres humains puissent vivre en Lui, et Lui en eux. La connaissance de « ce que nous sommes vraiment » s’accompagne d’un retournement du cœur vers son propre centre, où le divin et l’humain se rencontrent. L’idée que Dieu aurait créé le mal étant donné sa toute-puissance prend figure de vaine ratiocination, car Dieu est en nous comme nous sommes en Lui. « L’Aimant » attend une réponse libre de l’Aimé. Grégoire Palamas (1296-1359) insiste sur le caractère ontologique de la relation nouvelle entre Dieu et l’humanité. Il distingue l’essence radicalement transcendante de la Trinité comme Unité et, comme dynamique trinitaire, la présence de Dieu dans ses énergies qui rend la déification possible. Grâce aux énergies divines, la perception humaine peut s’associer à la Lumière incréée de Dieu, qui fait voir sans se laisser voir.

C’est en tant que personne reliée au mystère divin, et non en tant qu’individu dans son autonomie fermée, que l’être humain se découvre comme sujet de la connaissance spirituelle. Le projet de déification donne sens et contenu à la liberté et à l’activité créatrice. Sur le chemin de la réalisation de soi, l’être humain « meurt au géocentrisme du moi pour renaître à l’héliocentrisme du soleil divin » (Olivier Clément). L’idée de la déification se situe à l’opposé de la théorie juridique du rachat et de la conception de Dieu comme un monarque exigeant obéissance sous peine de châtiments. Sous les instances de Thomas d’Aquin (1225-1274), en provoquant une désunion formelle entre la philosophie et de la théologie, la pensée occidentale s’est fortement attachée à la distinction entre une sagesse naturelle dépendant des lumières d’une raison recherchant des causes et une sagesse surnaturelle dépendant de la foi. Pourtant, en matière de spiritualité, l’effort immanent est indissociable d’une vivante transcendance et la raison s’associe à la foi-confiance en un seul mouvement. La spiritualité vive et la rationalité n’ont jamais à être placées en parallèle ou en complémentarité : elles sont une. Il ne faut utiliser une méthodologie scientiforme qu’à propos de phénomènes observables, mesurables et quantifiables. La soif du pouvoir a souvent conduit au cynisme des cynismes : exploiter le nom de Dieu à des fins utilitaires en passant du compromis à la compromission.

L’esprit d’exclusion fait l’esprit de système, qui engendre à son tour l’esprit d’intolérance comme dans la cruelle Inquisition initiée par des Dominicains en 1229. Pour découvrir le vrai visage de Dieu et de l’être humain, il faut vivre une sorte de baptême de l’intelligence. Le sujet intégral, doté d’une intelligence associée aux sentiments et aux émotions, peut entrevoir une vérité unifiée dans « ce miroir dont le tain est constitué par la richesse de l’expérience » (Alexis Klimov). L’expression symbolique de l’expérience spirituelle comporte certes des éléments rationnels d’organisation de la pensée, mais avec une conscience radicale de « l’éloignement » afférent à cet exercice. La liberté est l’oxygène de l’esprit : l’inspiration est accueillie librement et la raison est mise à son service. « Il n’y a pas de Révélation objective, mais seulement une objectivation de la Révélation » (Nicolas Berdiaeff). Il faut ramener à l’intérieur ce qui a été projeté à l’extérieur, puis ramené vers nous comme une donnée imposée, coupée de l’expérience. Toute théologie qui a la prétention d’accéder objectivement au transcendant sans l’événement transfigurateur de l’activité créatrice, est une imposture. La connaissance spirituelle est bien différente d’un savoir résultant d’une logique qui oppose et généralise. Dieu ne se découvre pas par une soumission à la nécessité causale ni au principe de non-contradiction, qui retiennent la pensée dans la multiplicité.

La connaissance spirituelle est une pénétration de la vie par l’esprit ; or, réaliser un être possible est création. Le grand héritage spirituel demande à être « recréé » en esprit et en vérité, en communion, dans une continuité créatrice pouvant intégrer de nouveaux éléments de la culture. La tradition spirituelle est un dynamisme, « un mouvement d’Amour qui se diffuse » (Élisabeth Behr-Sigel). La lumière de la connaissance spirituelle provient du Logos, ce Feu capable d’embraser l’esprit humain sans rien lui enlever, par participation unifiante dans un double mouvement d’immanence et de transcendance. Connaître les limites de la raison autonome dispose l’esprit à l’accueil d’une Lumière dotée d’une puissance de transfiguration. L’être humain est le lieu d’une liberté tragique, promesse de grandeur et de beauté.

À une prochaine fois pour le texte no. 7.

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.