Affaires judiciaires
Certains s’en suffisent. D’autres ont goûté aux saveurs fades de cette protection fédérale aléatoire. Un jugement relativement récent de la Cour du Québec conclut qu’un nom de domaine internet n’équivaut pas à l’exclusivité d’une marque de commerce dûment déposée. La loi fédérale exige davantage.
L’affaire, intéressante en ce qu’elle portait sur l’utilisation commerciale en « contexte du commerce électronique sur Internet », ainsi décrite dans le jugement, avait ceci de singulier qu’elle opposait principalement deux avocats affichés sous des noms de domaine composés par deux termes identiques : avocat et direct. On s’étonne que des avocats aient dû livrer bataille sur la parenté exclusive de ce substantif et de son adjectif, affichant une dénomination interchangeable aux yeux du public non avisé (sauf la ponctuation et l’abréviation .com pour le courrier internet).
Sous d’autres cieux, cette fausse dichotomie aurait été réglée hors cour entre parties représentées par des confrères tiers. Cependant, le demandeur agissait pour lui-même en tant qu’avocat, situation souvent périlleuse. L’un des trois défendeurs, avocat aussi, s’était allié en société à un promoteur opérant sous la désignation « Opportunités » (sic!) et autres « référencements » (plutôt obscur en l’espèce). LaMetropole.com a remarqué que le principal défendeur patinait sur le bitume sous l’auréole de son jeune avocat, qui débutait tout juste dans la profession. Ce promoteur poursuivi jouait donc dans une fricassée d’enchevêtrements d’affaires confuses.
Ces informations sont disponibles au registre des entreprises et n’ont pas été retenues comme motifs du jugement, sauf évidemment en ce qui concerne l’utilisation des mots avocat et direct. D’autre part, ce spaghetti de dénominations sociales déposé par le défendeur et ses associés au Registre des entreprises du Québec aurait pu exiger des explications. L’œil du cyclone : le demandeur réclamait des dommages pour préjudices moraux, économiques et punitifs, basés sur l’utilisation volontaire, en ligne, par le défendeur principal et ses associés avocats, du nom de domaine Avocat.Direct malgré l’enregistrement, depuis 2010, du nom de domaine Avocatdirect.com.
Cette confusion valut au demandeur de recevoir des réclamations pour remboursements de billets promotionnels distribués par les défendeurs sous ce nom. Il comprit qu’un tiers s’appropriait son nom commercial (ou « marque », ainsi qu’il le plaidait). Le litige portait donc sur les deux seuls mots composant les adresses internet parallèles : avocat et direct, porteurs concurrents de l’identification erronément ou consciemment déposée par le défendeur principal en 2017, soit sept ans après l’enregistrement par le demandeur. Il y aura par ailleurs admission par ce défendeur que son enregistrement aura été déposé sans la moindre vérification d’une possible antériorité. Le juge a signalé, mais n’a pas commenté, cette « erreur », sauf aux conclusions du jugement en ce qui concerne les frais.
Il serait pertinent de rappeler que le principal défendeur, qui n’était pas avocat, exploitait aussi une entreprise de référencement professionnel sous l’adresse internet www.conseilavocat.ca. Il était actionnaire minoritaire ou participant d’une autre entreprise (on les compte par dizaines), celle-là opérant sous la dénomination Services professionnels Légaluber inc. et supposant la possibilité de conseils juridiques de haut niveau par l’emprunt du distinctif uber, dont on ignore s’il aura été contesté par l’entreprise californienne…
Cet ensemble commercial hétéroclite et enchevêtré nous amène au nœud du problème judiciaire : l’actionnaire principal de Légaluber est lui-même avocat. Une cascade de transactions intersociétés mène à comprendre que cette toile d’araignée n’était pas pertinente à la décision sur l’appropriation du nom de domaine. C’était toutefois un élément intéressant pour discuter le modus operandi du principal défendeur.
D’où l’on peut facilement envisager l’intérêt concurrent des deux noms concurrents, ainsi que les efforts du demandeur pour récupérer la propriété exclusive de ce qu’il considérait comme sa marque de commerce intouchable. Et de sa réputation compromise par certaines transactions effectuées par l’entremise des défendeurs et de leurs supposés partenaires, dont le détail n’est pas d’intérêt pour la présente chronique. Les intéressés pourront lire le jugement (note 1 plus bas).
En pareille situation se pose évidemment le risque d’utilisation d’une marque contrefaite. Le jugement rendu, tout en discutant la situation incongrue imputable aux défendeurs, peut étonner par ses conséquences, mais visiblement pas en droit. Passant rapidement sur la procédure d’enregistrement d’un domaine au « premier arrivé, premier servi », le juge rappelle toutefois quelques points de droit commun, en présumant que la loi fédérale sur les marques de commerce aurait pu s’appliquer dans certaines circonstances exceptionnelles dont la preuve reposait sur le demandeur, et ainsi donc en faveur de avocat.direct.
Nenni
Les extraits suivants (numéros des paragraphes du jugement) expliquent la position du tribunal :
Par. 36. Selon l’état du droit actuel, toute personne peut enregistrer un nom de domaine, et ce, même s’il ne possède aucun droit sur le nom commercial, la marque de commerce ou la dénomination en cause…
Par. 37. En droit québécois, le nom de domaine n’est pas une forme de propriété intellectuelle contrairement au brevet, à la marque de commerce ou au droit d’auteur. Ainsi, l’enregistrement d’un nom de domaine ne constitue pas, en soi, un emploi permettant d’acquérir des droits de commerce au sens de l’article 4 de la Loi sur les marques de commerce. Un nom de domaine est assimilé à un nom d’affaires. Un nom de domaine est une adresse sur internet et les adresses sont, de ce fait, des destinations de navigation sur Internet… C’est pourquoi elles n’ont pas de protection intellectuelle.
Bref, le tribunal, malgré la déconvenue du demandeur et l’apparente sympathie qu’il méritait, ne peut lui donner raison. S’ajoute la discussion sur la preuve d’un réel préjudice en ce qui concerne l’achalandage, la « frustration ou la déception du public » et les dommages « possibles », ainsi que sur l’utilisation « antérieure », ce qui aurait donné du poids aux conclusions en dommages civils en l’absence d’enregistrement de la marque.
D’où le rejet de l’action sur les faits, mais avec un prix de consolation. « Le Tribunal retient cependant l’insouciance (le juge est plutôt prudent à cet égard) des défendeurs et, pour ces motifs, usant de son pouvoir discrétionnaire, les frais de justice ne leur sont pas accordés, malgré le sort de la demande. » Perdant, le demandeur n’aura pas à payer les frais et honoraires adverses, possiblement très élevés.
Et nous savons de cette analyse précise, claire et abondamment motivée par des références jurisprudentielles, qu’une simple adresse de site internet n’est pas et ne sera pas l’équivalent d’une marque de commerce dûment déposée à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, communément l’OPIC. Nous pouvons toutefois nous interroger sur le cas dans sa mouture déontologique.
Si avérée, l’utilisation d’une dénomination supposant la réalité d’un cabinet d’avocat associé à des tiers non membres du barreau laisse perplexe. Un avocat en exercice pourra discuter ce point. Nous limitons nos commentaires aux faits révélés par le jugement et nos vérifications au registre des entreprises.
Le juge en a-t-il tenu compte ? Aucune évidence. Mais les faits sont têtus…
Pierre-Louis Trudeau L., D.E.S.D.
- Bellaiche c. Jutras et Services professionnels Legaluber inc. et William Korbatly, 2023 QCCQ 3437