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Éléments de philosophie spirituelle. (Texte no. 7)

Philosophie spirituelle no. 7 Philosophie spirituelle no. 7
Philosophie spirituelle no. 7

La philosophie religieuse des Pères orientaux peut inspirer une philosophie spirituelle libre de toute appartenance religieuse. Souvenons-nous que le Logos est la lumière de la connaissance spirituelle par participation unifiante dans un double mouvement d’immanence et de transcendance. Le Logos est notamment symbolisé par le Verbe solaire, ce Feu capable d’embraser l’esprit humain en ne lui enlevant rien. Par son caractère cyclique (qui symbolise la vie, la mort et la renaissance), le Soleil apparaît comme symbole d’immortalité. Dans l’art sacré, Christ est représenté par un Soleil entouré de douze rayons. La lumière du Soleil symbolise la connaissance intuitive qui, malgré les mirages et les ombres, accède directement à l’Idée du Beau et du Bien. Afin de ne pas objectiver Dieu, une philosophie spirituelle accorde la primauté à l’expérientiel sur les déterminations toujours réductrices de la raison discursive. Nous pouvons en arriver à une certaine connaissance de Dieu non pas en prouvant son existence mais en l’éprouvant. Kant a raison d’affirmer qu’on ne peut rationnellement ni démontrer ni nier l’existence de Dieu : tenir l’une ou l’autre position est tout aussi rationnel si on le fait rationnellement. La logique ne s’intéresse qu’à la forme des raisonnements, c’est-à-dire à l’acceptabilité de conclusions soutenue par des arguments acceptables et pertinents. Dans l’argumentation, il est important de s’assurer que les jugements de fait sont objectivement vrais et que les jugements de valeur sont acceptables et dotés d’un lien fort qui en assure la pertinence. Lorsqu’un argument relève d’une question fondamentale, son acceptabilité dépend des convictions et des valeurs des polémistes. Toute personne est en cheminement, mais à un rythme particulier et sur des sentiers plus ou moins abrupts. Socrate, que la pythie de Delphes considérait comme le plus sage des hommes, cherchait à faire prendre conscience des limites du savoir, mais il le faisait au nom d’une connaissance supérieure, expérientielle. Connaître les limites de la raison autonome dispose l’esprit à l’accueil d’une lumière transcendante présente en notre âme.

En considérant notre manière d’être au long de notre vie, il est peu probable que nous trouvions une identité qui ait été définitive, malgré l’impression d’avoir su à chaque moment qui nous étions. Force est de reconnaître que nous avons agi tantôt comme ceci et tantôt comme cela. Il en va de même pour la réalité en général, qui se présente comme un tout concret familier que nous avons aussi l’impression de connaître. Cependant, lorsque nous disons qu’une chose est de telle couleur, nous suggérons par une abstraction forcément fausse qu’il y a d’un côté une chose sans couleur et de l’autre de la couleur sans chose, alors que ce qui se présente à nos yeux est une sorte d’agglomérat des deux. L’être humain éprouve le besoin de distinguer les éléments de la réalité en produisant des abstractions. Sur le plan phénoménal, la vérité objective est indissociable de faits observés et conceptualisés, mais la réalité concrète dans son ensemble échappe aux représentations que nous nous en faisons. De Platon à Kierkegaard se dresse un aspect dominant de la philosophie occidentale : le mythe de l’instant comme actualisation de l’éternité. Le temps est la mobilité d’un « non-temps » (de l’éternité) et les choses matérielles sont des images indissociables de l’infini. Au-dessus des propositions, il y a quelque chose qui les dépasse, une vérité sentie et sensée dont nous ne voyons que la frange.

En ne confondant pas philosophie et science, l’être authentique (qui assume sa relation au réel en incluant la soif de sens et d’éternité) peut surmonter le problème de l’opposition sujet/objet grâce à une symbolique de l’expérience spirituelle. Celle-ci permet notamment de témoigner d’une Présence qui n’est pas objectivable. C’est dans les tours et retours du moi tel que nous le sentons, dans cet abîme en mouvement, que nous prenons notre point de départ. Nous sommes pour ainsi dire un néant à l’égard de l’infini et un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il y a une continuité infinie dans la diversité des choses. La mécanique quantique nous a donné une nouvelle analogie pouvant servir à illustrer le rapport mystérieux de la multiplicité et de l’unité. En effet, en présentant tous les objets de l’univers microscopique à la fois comme onde (c’est-à-dire quelque chose de continu) et comme particule (c’est-à-dire quelque chose de discontinu), elle rassemble pour ainsi dire deux théories opposées pour rendre compte d’une seule et même réalité dans une étrange simultanéité onde-particule. La réalité aperçue se présente comme une multitude d’objets apparemment indépendants, mais l’esprit demeure en tension vers une inaccessible unité. Pour envisager une vérité unitive, il faut aller plus haut et plus loin que l’accumulation d’observations et leur prolongement dans des formules objectives et leur enchaînement causal. Ce n’est que par une attention à notre vie intérieure que nous pouvons intuitionner l’unité.

La philosophie scolaire est souvent définie comme un discours dont l’objet est les questions fondamentales, la méthode la rationalité et le projet une certaine orientation de l’agir. Toutefois, la philosophie spirituelle ne se réduit pas à n’être qu’un discours rationnel objectivement transmissible, car elle est avant tout le témoignage d’expériences intérieures de personnes concrètes, exprimé d’une façon créatrice et qui, pour être compris, demande à être recréé par d’autres personnes dotées d’une certaine expérience commune. Autrement dit, elle n’est pas qu’un ensemble de propositions pouvant être transmises et analysées sans émotion ni passion. La rationalité doit être au service de plus grand qu’elle. Plotin disait que c’est le désir qui engendre la pensée. La pensée spirituelle est sentie comme l’amour de quelque chose qui ne peut être contenu dans la finitude du monde. Elle a un aspect eschatologique, dans le sens d’une incursion de l’éternité dans le temps. Elle résulte d’un désir d’infini vécu comme un manque. Sur un fond de docte ignorance, elle est indissociable d’un choix par amour, et qui dit amour dit liberté, car l’amour ne se commande pas. Dans l’amoureuse initiation, à propos de ces amours qui ne sont au fond que la révélation d’une puissance tendue vers l’infini, Milosz conclut : «L’objet d’un amour, et singulièrement d’un amour très profond, n’en peut jamais être la fin. Dans la grande adoration, la créature n’est point autre chose qu’un médium. L’amour véritable a faim de réalité, or, il n’y a de réalité qu’en Dieu. » Dans l’expérience spirituelle, le dualisme esprit/matière est surmonté. Une transfiguration de la matière, restauratrice de son caractère cosmique, est possible. Pensons par exemple à la beauté et à la puissance d’évocation du regard de la personne aimée, dont les yeux ne sont tout à coup plus que de simples globes oculaires. La beauté de l’être intensément aimé tout comme celle de la nature, transcende ce qui est observable objectivement. La beauté matérielle ouvre sur l’immatériel et peut prendre valeur de symbole.

Mais comment dépasser l’ordre des phénomènes et la sphère de la connaissance objective ? La réponse s’inscrit à la fois dans les traditions socratique et kierkegaardienne : en choisissant l’existence authentique axée vers la connaissance de ce que nous sommes vraiment. En d’autres termes, en devenant un aventurier de l’esprit ouvert à tout ce qui se trouve en nous. La spiritualité se déploie dans la multiplicité tout en étant paradoxalement en quête d’unité : la tension vers l’unité et la condition séparée sont deux dimensions antinomiques inhérentes à l’existence humaine. La prétention au savoir objectif à propos des questions fondamentales amène souvent à imposer aux autres des remèdes souvent bien pires que les maux qu’on voudrait guérir . Celui qui sait qu’il ne sait pas, se dispose à agir selon les dictats du cœur, à cette hauteur où l’intelligence et l’amour se rencontrent. Cela ne veut pas dire d’être naïf ou de s’adonner à un laxisme devant la loi, mais de se défier d’une sorte d’étouffement de la vie découlant de l’objectivation d’aspects du réel non objectivables. Dans la connaissance spirituelle, la pensée et la vie sont inséparablement unies comme lieu provisoire de la rencontre de l’immanent et du transcendant. Dans son essence, Dieu est impensable ; mais le sujet intégral peut éprouver Sa présence par la médiation de la nature et surtout par une attention aux murmures et aux cris de l’âme. Enfin, il y a un lien ontologique entre tous les êtres : « Les expériences subjectives les plus profondes sont aussi les plus universelles en ce qu’elles rejoignent le fond originel de la vie » (Cioran).

Le Soi transcende les identités d’emprunt issues de fabrications mentales et de modes passagères. La volonté de s’en tenir aux savoirs objectifs en matière de questions fondamentales et le refus de considérer ses états intérieurs traduisent une peur de la vie avec ses inévitables errances. Une philosophie spirituelle est une philosophie tragique du destin en tension vers Dieu. Le phénomène originel de la vie spirituelle est le mouvement allant du divin vers l’humain et de l’humain vers le divin. Influencé par l’Ungrund (le Sans-fond) de Jacob Boehme (1575-1624), Berdiaeff pose à l’origine une « liberté initiale » enracinée en le néant (et non dans l’être). Étant absolument indéterminée, la liberté initiale « rend possible le bien comme le mal et rien en elle ne garantit la victoire de l’un ou de l’autre. Elle ôte en tout cas à Dieu la responsabilité du mal dont le jaillissement ne peut être empêché, toute la bonté de la Divinité s’avérant impuissante devant cette liberté qui est à l’origine de la tragédie non seulement humaine, mais également divine, déclenchée au sein de l’esprit »(Klimov). L’esprit procède de la « liberté initiale », préontique. «C’est là le paradoxe fondamental de l’esprit : il est une émanation de Dieu, mais il peut répondre à Dieu sans que sa réponse provienne de Dieu »(Berdiaeff). «Ce monde » n’est pas que le résultat d’une « chute » ; il est aussi une médiation positive entre l’infini et le fini. L’être humain est à la fois un microcosme et un microtheos (un être doté du pouvoir d’exprimer l’essence divine dans le monde manifesté). Toutefois, étant doté de liberté, il peut aussi renverser les rapports du fini et de l’infini et s’éloigner de Dieu. Le mal n’est pas qu’une absence de bien ni seulement la conséquence de l’ignorance : le mal radical est un acte libre d’éloignement de la Lumière, dont Lucifer est l’archétype.

À une prochaine fois pour le texte no. 8.

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.