Entretien avec Gabriel Koureas, Kapedes (district de Nicosie) juillet 2024●
- Historien d’art, Gabriel Koureas est né et a grandi à Nicosie. Il a été chercheur au département d’histoire de l’art au Birkbeck College de l’Université de Londres de 2000 à 2019. De retour à Chypre, il enseigne désormais à l’Université de Nicosie. Ses recherches portent sur la mémoire et la représentation des conflits au XXᶱ et XXIᶱ siècles en relation avec le genre et les sexualités dans les musées et la culture visuelle. Sa publication la plus récente: « Contemporary Art from Cyprus. Politics, Identities and Cultures across Border » (2021). Il a également organisé plusieurs expositions à l’échelle internationale.
La partition de Chypre demeure toujours pour d’aucuns une source de traumatisme, la réconciliation peine à s’affranchir des contraintes politiques. Demeure néanmoins l’espoir de parvenir à forger une identité commune et de recouvrer un destin commun. Toutes ces dimensions constituent l’essentiel de l’échange avec Gabriel Koureas.
Lors des événements de juillet 1974, qui ont déchiré l’île et séparé durablement les deux communautés chypriotes grecque et turque, vous n’aviez que 12 ans. Quels souvenirs avez-vous néanmoins conservé de cette tragique et douloureuse période ?
« Mes souvenirs traumatisants de la guerre remontent jusqu’au début du conflit intercommunautaire en 1967 et aux premières frappes aériennes sur l’île. J’avais alors à peine cinq ans, mais je me souviens avec précision de nous, nous réfugiant dans le sous-sol de nos voisins. Ces derniers fabriquaient des glaces et c’est là qu’ils y entreposaient leurs sacs de sucre. L’odeur du sucre évoque toujours ces souvenirs qui sont gravés profondément dans ma mémoire, témoins d’une époque marquée par la peur et l’incertitude. Le coup d’état militaire du 15 juillet 1974 représente un autre moment traumatisant. Je me suis réveillé ce matin-là pour découvrir un char militaire stationné devant notre maison familiale car nous vivions à proximité de la prison centrale qui avait été prise par les militaires. Mon père qui travaillait pour la RIK (société de radiodiffusion de Chypre) n’a pas pu quitter son poste durant cinq jours. Une fois libéré par les militaires qui occupaient la RIK, il est rentré à la maison et a immédiatement réservé des billets pour nous faire quitter Chypre dès la réouverture de l’aéroport. Nous avons pris un vol pour la Grèce dès le 19 juillet, juste un jour avant l’invasion de l’île. J’y suis resté pendant six mois avec ma mère et mon frère. Nous étions bien sûr très inquiets car mes grands-parents étaient restés sur place à Chypre ».
En 1974, le déplacement des populations a engendré des traumatismes profonds, des personnes furent ainsi contraintes d’abandonner leurs biens et leurs villages. La poétesse Chypriote turque, Nehe Yasin[1], qui a dû fuir son quartier de Nicosie pour s’installer dans un village grec vidé de ses habitants décrit avec émotion cette expérience : « Je suis devenue sans terre, j’ai perdu mon pays, l’âme des grecs flottait dans la maison où nous étions installés, cette maison qui appartenait à d’autres. Cela a créé un sentiment d’étrangeté et d’anxiété ». Tous ces traumatismes et blessures ne sont-ils pas devenus transgénérationnels ?
« Bien sûr, tout traumatisme lié à la guerre est transgénérationnel. Prenons, par exemple le cas de l’Holocauste, son impact perdure à travers les générations, ce que l’universitaire Marianne Hirsch désigne sous le terme de « post-mémoire »[2]. Dans le contexte Chypriote, ce traumatisme s’est profondément inscrit dans le psychisme collectif, en particulier à travers la présence de la ligne de démarcation qui défigure le paysage de l’île. Les Chypriotes ont érigé des barrières tant physiques que psychiques autour d’eux, ce qui rend parfois difficile l’établissement de relations authentiques, notamment pour ceux venant de l’extérieur. Cette méfiance envers « l’autre » est omniprésente, sauf lorsque cet « autre » est porteur d’une grande richesse, comme c’est le cas des Russes qui s’établissent sur l’île[3] ».
En 1974 de nombreux Chypriotes grecs et Chypriotes turcs n’eurent pas d’autres choix que de quitter précipitamment leurs villages ou leurs quartiers dans les villes et ceci sans retour jusqu’à présent. Toutes ces personnes déplacées se considèrent-elles toujours comme des réfugiés ?
« Les membres des deux communautés qui ont dû quitter leur foyer estiment qu’ils sont toujours des réfugiés et bien sûr leurs enfants et petits-enfants s’identifient également à ce statut. Cependant officiellement le terme de réfugié, tel que défini par les conventions internationales, ne saurait être appliqué aux Chypriotes car ces derniers n’ont pas fui leur pays, ce qui correspond à la définition légale d’un réfugié. Ils se sont seulement déplacés du nord au sud et inversement. Un problème d’identité se pose ici puisqu’ils se considèrent comme des réfugiés alors que la communauté internationale ne les reconnaît pas comme tels ».
Que reste-il aujourd’hui, dans la partie nord de l’île, des œuvres d’art, des biens culturels et religieux que les Chypriotes grecs ont dû délaissés en 1974 dans la précipitation ?
« Beaucoup d’œuvres d’art contemporain qui se trouvaient dans des collections privées et dans quelques musées ont été perdues, volées ou détruites. Il existe de nombreux cas où des objets culturels se sont retrouvés dans des maisons de vente aux enchères. Au début, il y avait très peu de contrôle sur le marché international de l’art concernant la provenance de ces objets. Ces dernières années, un contrôle plus strict sur leur origine a permis de mieux réguler les ventes d’objets d’art volés. En 2021, un certain nombre d’œuvres d’art provenant de Famagouste, qui avaient été sauvegardées, furent restituées et une exposition fut organisée au musée d’art contemporain (SPEL[4]) à Nicosie. Ce fut une expérience très émouvante de voir ces créations d’artistes Chypriotes importants exposées pour la première fois après tant d’années ».
Au cœur de la zone tampon, où des champs sont d’ailleurs encore cultivés, se situe également le village mixte de Pyla[5] (2000 habitants) qui est composé de deux tiers de Chypriotes grecs et d’un tiers de Chypriotes turcs. N’est-ce pas un exemple emblématique de cohabitation harmonieuse ?
« Le village de Pyla est un cas intéressant car avant l’ouverture des points de passage en 2003, il était le seul point de rencontre pour les deux communautés à l’exception de l’hôtel Ledra Palace à Nicosie où des groupes bicommunautaires pouvaient se rencontrer sous la protection des Nations unies. Un certain nombre de manifestations culturelles ont été initiées à Pyla dans le but de rapprocher et de rassembler les deux communautés linguistiques. Pyla démontre également comment Chypriotes grecs et Chypriotes turc peuvent coexister pacifiquement. C’était bien sûr le cas avant le début des troubles intercommunautaires, car de nombreux villages étaient autrefois mixtes ».
La zone tampon traverse le cœur du territoire urbain de Nicosie mais elle s’étend essentiellement à travers des espaces ruraux. Elle possède des qualités écologiques indéniables servant de refuge à la biodiversité. Cet aspect non négligeable est rarement évoqué.
« La zone tampon ou zone morte comme on l’appelle le plus souvent regorge de vie et de biodiversité. C’est une aire « protégée » où diverses espèces évoluent sans intervention humaine. Dans le passé des artistes ont tenté de travailler sur la biodiversité de la zone tampon, mettant ainsi en lumière les possibilités de vie à travers de la mort. Plus récemment, l’artiste Constantinos Taliotis utilisa une caméra infrarouge télécommandée pour explorer la zone tampon et enregistrer la vie nocturne de la vie animale qui vivent dans cette zone dite morte ».
Depuis 2003 plusieurs points de passage permettent la circulation entre la partie nord et sud de l’île ; la première ouverture de la Ligne verte à Nicosie ne revêtait-elle pas une importance symbolique ?
« Le premier point de passage ouvert à Nicosie fut celui de l’hôtel Ledra Palace en 2003, événement marquant puisqu’il permit aux habitants de déambuler pour la première fois dans des zones prohibées et ainsi inaccessibles depuis tant d’années. Pour ceux qui n’étaient pas assez âgés pour se souvenir de ces espaces des deux côtés de la frontière, c’était comme découvrir un lieu magique. Bien sûr ce fut pour la génération ayant vécu dans ces espaces interdits, une expérience différente, car ils pouvaient enfin à nouveau revoir leurs propriétés et leurs amis après tant d’années. Je me souviendrai toujours de l’histoire d’une femme qui vivait dans un village mixte. Lors de la réouverture des frontières, son amie d’enfance qui avait dû déménager au sud de l’île est venue lui rendre visite. L’une d’elle étant coiffeuse, la première chose qu’elle fit fut de coiffer son amie, un geste qui a réuni émotionnellement les deux femmes. L’ouverture en 2008 de la rue Ledra a également une importance particulière, en réunissant enfin une rue autrefois continue, laquelle était la principale artère commerçante de la vielle Nicosie où chacun se promenait et effectuait ses achats sans poste frontière au milieu »
La Ligne verte entrouverte depuis 2003 fut subitement complétement refermée en raison de la pandémie de la Covid 19. Comment la population a-t-elle vécu ce retour aux années 1970 ?
« La fermeture de la frontière en 2020 consécutive à la propagation du virus du Covid fut un choc pour beaucoup d’entre nous notamment parce qu’elle a révélé la précarité de la circulation entre les deux communautés, qui dépend toujours des décisions soudaines des politiques. De nombreux Chypriotes ont réagi à cette situation, qui a mis une fois de plus en évidence cette peur récurrente de l’autre, qui dans ce cas, pourrait contaminer le sud avec le virus Covid ».
Concernant le franchissement de la Ligne verte, quelles sont les motivations respectives des Chypriotes grecs du sud et des Chypriotes turcs du nord pour effectuer ces traversées ?
« Les motivations sont nombreuses et comprennent, entre autres, la recherche de travail dans le sud où il y a incontestablement plus d’opportunités d’emplois. C’est également la possibilité d’y éduquer ses enfants dans des écoles internationalement reconnues. Pour les habitants du sud, l’alimentation et le carburant ont un moindre coût dans le nord de l’île. Et puis il y a également la joie simple de visiter de nouvelles places de chaque côté de la ligne verte pour les uns et les autres ».
Un rapport de 2009 met en exergue l’asymétrie des traversées de la ligne de démarcation entre les deux communautés. Comment expliquer la réticence de nombreux Chypriotes grecs à se rendre dans la partie nord de l’île ?
« Cette réticence des Chypriotes grecs à franchir la ligne démarcation peut s’expliquer par deux facteurs principaux. D’une part, le nationalisme fervent empêche certains Chypriotes grecs de visiter le nord de l’île car ils considèrent cela comme une trahison envers leur pays. Ils estiment qu’en entrant dans une zone non reconnue par la communauté internationale, ils légitiment un territoire qu’ils jugent illégitime. D’autre part, il y a une dimension personnelle et émotionnelle. Pour de nombreux Chypriotes grecs, il est difficile de voir leurs biens occupés par quelqu’un d’autre. Ce sentiment semble être plus fort chez les Chypriotes grecs que chez les Chypriotes turcs. Par exemple, plusieurs cas ont été rapportés où des personnes du sud ayant visité leurs propriétés dans le nord ont été accueillies avec bienveillance par les occupants actuels de ces maisons. Ces derniers leur ont même rendu des objets personnels, comme des photographies, qu’ils avaient conservés ».
Vous êtes l’une de ces personnes qui se rendent régulièrement dans la partie turque de Nicosie. Quelles impressions en retirez-vous alors ?
« Pour moi personnellement, Nicosie, et en particulier la vieille ville, est une seule et même ville. Il y a les inconvénients du passage de la frontière mais la ville reste une en termes d’architecture, de sensations, de stimuli sensoriels, de vie. Oui, il y a bien une langue différente mais les habitants partagent la même histoire, les mêmes souvenirs, les mêmes intérêts et attentes de vie. J’ai de nombreux amis dans le Nord avec lesquels nous partageons la même passion pour trouver une solution à la division injuste de l’île ».
La Zone tampon ne fait pas toujours l’objet d’une surveillance intensive, ce qui contribue à faciliter les traversées clandestines. De nombreux migrants originaires d’Afrique subsaharienne ayant rejoint la RTCN avec un visa étudiant franchissent ensuite la Ligne verte pour demander l’asile politique. Ces pratiques contribuent-elles à exacerber les tensions entre les deux parties de l’île ?
« Oui c’est un problème majeur qui est exploité à la fois par les autorités du nord et du sud de l’île pour se rejeter mutuellement la responsabilité de la situation. Cependant les migrants qui traversent depuis le Nord afin de rejoindre le sud représentent un « double autre ». Non seulement ils sont des migrants/réfugiés d’Afrique subsaharienne, mais ils entrent par le territoire de l’autre communauté. Pour un pays qui a connu 200 000 réfugiés internes il y a cinquante ans, le traitement qui est réservé aux réfugiés venant d’autres pays est inacceptable[6].
Comment expliquez-vous le rejet massif dans les urnes des Chypriotes grecs du plan Annan en 2004, ces derniers n’ont-ils pas une responsabilité historique dans l’échec de la réunification, contribuant à consolider une division entre les deux communautés avec un sentiment marqué de « Nous » « contre eux?
« Le plan Annan visait à résoudre la division historique de Chypre en créant une république unie de Chypre constituée de deux Etats fédérés égaux (l’Etat chypriote grec et l’Etat chypriote turc). Lors de la consultation référendaire, les Chypriotes turcs ont approuvé le plan tandis qu’une majorité significative de Chypriotes grecs l’ont rejeté invoquant des préoccupations liées à la sécurité ainsi que diverses questions de souveraineté (notamment en ce qui concerne la présence des militaires turcs sur l’île). Le plan proposait également un gouvernement fédéral avec un pouvoir partagé et une représentation égale des deux communautés au sein des principales institutions, cependant il a été critiqué pour des déséquilibres perçus et des restrictions concernant le retour des Chypriotes grecs. Je pense que l’échec du plan Annan est principalement dû à l’élan nationaliste nourri par la droite, ce qui a consolidé sa position au sein du pouvoir politique. Bien que rejeté, le plan demeure un moment crucial de l’histoire de Chypre, illustrant les complexités des relations ethniques ainsi que les défis liés à la recherche d’un consensus ».
En 2017, de nouveaux pourparlers sur la réunification se sont déroulés sous l’égide des Nations Unies suscitant de sérieux espoirs de succès. Les conditions semblaient favorables avec les deux dirigeants du nord et du sud, respectivement, Mustafa Akinci[7] et Nicos Anastasiades[8] qui affichaient un fort soutien à la résolution du conflit. Toutefois les négociations échouèrent à nouveau. Quels sont, selon vous, les obstacles majeurs qui entravèrent cet effort en dépit des avantages évidents d’une île réunifiée ?
« Les principaux obstacles sont le fait des élites politiques des deux côtés de la ligne de démarcation qui trouvent plus commode, afin de conserver leur pouvoir, de prolonger la situation telle qu’elle est. Cela leur permet d’éviter de s’attaquer aux problèmes les plus urgents du pays tels que l’économie, la protection de l’environnement, la justice sociale et surtout la corruption endémique qui sévit au Nord comme au Sud[9] et qui s’avère une préoccupation majeure pour les Chypriotes ».
Dans la partie nord de l’île, la politique de « turquification » promue par les nationalistes a consisté à multiplier les symboles turcs, notamment avec l’érection de statues de Mustafa Kemal Atatürk, la profusion de drapeaux turcs disséminés dans l’ensemble de l’espace public, la construction de mosquées[10] ainsi que le changement des toponymes des rues et des bâtiments. Cette politique s’est également traduite par des transferts autoritaires de migrants en provenance d’Anatolie. En conséquence, un déséquilibre démographique s’est installé au détriment des Chypriotes turcs ethniques. Cette situation ne renforce-t-elle pas les partisans de la partition de l’île, compromettant ainsi les perspectives de réconciliation ?
« Malheureusement le même phénomène se manifeste dans le sud (où il y a également une fièvre de construction d’édifices religieux[11]). Les espaces publics sont également parsemés de statues rendant hommage aux héros de la lutte pour la libération du joug colonial britannique. Les rues arborent les noms des combattants de l’EOKA et de ceux tombés lors des tragiques événements de 1974. La ville de Nicosie est profondément marquée par cette insistance à se souvenir du conflit, une démarche que Yael Navaro[12] qualifie avec justesse et pertinence de « politographie ».
Depuis de nombreuses années, divers artistes ont exprimé l’espoir de réunification de l’île à travers divers médias, y compris l’art urbain. Que vous inspire cette œuvre murale découverte fortuitement dans les rues de la vieille ville de Nicosie ?
« L’image saisit à la fois la profonde douleur et le traumatisme dans la nation chypriote, tout en faisant entrevoir une lueur d’espoir. Elle nous rappelle que la possibilité de paix réside d’abord en nous pour ensuite se refléter dans le tissu social. Autrement dit, la paix ne peut émerger d’un processus imposé d’en haut. Ce message revêt une importance particulière pour une société marquée par le traumatisme où chaque individu porte en lui les cicatrices de la guerre et de la division. Il souligne que la guérison doit débuter dans l’intimité de l’âme. En affrontant et en transcendant ses propres blessures, l’individu contribue à la réconciliation et à la guérison collective de la société toute entière ».
Dans l’un de vos articles : « Trauma, Espace et Incarnation : Le Sensoruium d’une ville divisée[13] », vous mentionnez un extrait d’un poème intitulé « Which half ? » qu’écrivit la poétesse, Neshe Yasin, à l’âge de 17 ans. Mis en musique par le célèbre compositeur chypriote Marios Tokas[14], ce texte est devenu en quelque sorte l’hymne officieux de la réconciliation entre les deux communautés : « On dit qu’une personne doit aimer sa patrie-c’est aussi ce que mon père dit souvent. Ma patrie a été divisée en deux -laquelle des deux parties devrais-je aimer ? ». Ce slogan est-il souvent mis en avant aussi bien au nord qu’au sud de l’île ?
« Malheureusement cette vision est loin d’être largement partagée au sein des deux communautés. Certes, des figures comme Neshe Yasin, présentes des deux côtés de la ligne de démarcation, forment de précieux foyers de résistance contre les récits nationalistes dominants. Elles tentent de promouvoir l’idée que les deux communautés possèdent un héritage commun et que seule la reconnaissance mutuelle de « l’autre » peut ouvrir la voie à une solution pacifique. Néanmoins ces initiatives bicommunautaires sont souvent éclipsées et contournées par les élites politiques des deux camps ».
A votre avis, l’art constitue-t-il un vecteur puissant pour la réconciliation entre les deux communautés ? Par ailleurs, de manière plus générale, la société civile ne pourrait-elle pas exercer une influence sur les politiques au nord et au sud de l’île et ainsi participer à la résolution du conflit ?
« L’art a toujours été un outil très puissant dans les efforts de consolidation de la paix et de réconciliation, non seulement à Chypre, mais dans d’autres zones de conflit comme en Irlande, en Afrique du sud ou encore au Rwanda pour ne nommer que celles-ci. Dans le cas de Chypre avant l’ouverture de la frontière, les initiatives artistiques offraient la possibilité de rassembler les artistes. A partir de 1999, une réunion intercommunautaire se déroula sur l’île suédoise de Gotland, où dix-sept Chypriotes grecs et douze Chypriotes turcs, issus de différent domaines culturels (arts visuels, littérature, théâtre, et musique) passèrent une semaine ensemble dans le cadre d’un échange créatif visant à établir des contacts qui furent facilités par la mise en place d’une série d’ateliers. Les objectifs de cette rencontre interculturelle étaient de promouvoir les liens humains à un niveau personnel, que les artistes puissent travailler ensemble et ainsi encourager des relations bicommunautaires durables à une époque où il existait des restrictions de mouvement à Chypre et où tout rapprochement entre les deux communautés était empêché. La rencontre soutenue et financée par le Klys (comité mixte suédois des professionnels de l’art et de la littérature), l’UNESCO et la ville de Gotland entendait démontrer l’influence positive et le rôle que la culture peut jouer dans les zones de conflits.
La rencontre de Gotland a marqué une étape historique en réunissant pour la première fois à grande échelle des artistes Chypriotes grecs et turcs dans le but de favoriser la résolution du conflit ethnique et de promouvoir la paix. Cet évènement fut facilité par le soutien du Programme de développement bi-communautaire des Etats-Unis, dont la vocation est d’appuyer des initiatives visant à aider à la réunification de Chypre. Ces efforts avaient été initiés depuis février 1995 lorsque des participants des deux communautés s’étaient retrouvés dans la zone tampon pour suivre des formations destinées à élaborer un système d’action collective pour les activités futures de construction de la paix à Chypre. Parmi ces initiatives figuraient des expositions spéciales mettant en exergue la photographie et d’autres créations en provenance de deux côtés de la ligne de séparation. Bien que ces manifestations n’aient pas attiré de grandes foules, elles n’en constituèrent pas moins de puissants symboles de coexistence pacifique. C’est à travers ce contexte d’activités artistiques engagées dans la recherche de la paix que la rencontre de Gotland a pu voir le jour quelques années plus tard en 1999 portant en elle les espoirs et les aspirations d’une réconciliation authentique.
« Leaps of Faith » (Sauts de foi) est l’intitulé d’une exposition collective thématique qui s’est déroulée du 13 au 29 mai 2005 le long de la Ligne verte de Nicosie ainsi que dans divers espaces publics sélectionnés à travers la ville. Cette manifestation artistique avait pour ambition de susciter un discours alternatif qui s’écarte des perspectives politiques par lesquelles la situation chypriote est le plus souvent abordée. L’événement fut orchestré par Katerina Gregos, historienne de l’art grecque et par Erden Kosova, historien de l’art turc. Pour la première fois une autorisation fut accordée pour qu’une portion de la ligne de démarcation de Nicosie soit utilisée afin d’accueillir cet évènement artistique international. Le projet portait un regard approfondi sur les particularités géographiques de l’île, notamment sa position géographique unique à la croisée de trois continents, une région également caractérisée par des frictions politiques récurrentes. Les installations artistiques prenaient place dans des parkings vides, aux abords de la zone tampon, ainsi que dans des boutiques abandonnées.
Parmi les thèmes explorés par l’exposition : le paysage divisé, les questions de genre, l’exploitation économique et sexuelle des immigrés ainsi que l’expansion urbaine dérèglementée. L’exposition s’inscrivait dans le cadre des pratiques artistiques de résolution de conflit tout en établissant des liens directs avec les tendances contemporaines de l’art qui relient l’art et la politique. Mais elle n’est pas parvenue à établir un engagement significatif entre le public, les artistes et les curateurs internationaux. Aucun art chypriote grec ne fut présenté dans le secteur Nord de la ville, et aucun art chypriote turc dans le Sud. Toutefois, « Leaps of Faith » représenta le premier exemple d’un événement artistique international bicommunautaire à Chypre organisé des deux côtés de la ligne de démarcation. Et à l’époque, cette exposition a mis en lumière Nicosie comme un potentiel terreau pour le développement de projets artistiques socialement engagés dans un espace public emblématique. Elle a intégré les tendances artistiques socio-politiques mondiales contemporaines et a produit un événement en réponse aux conditions géopolitiques et aux changements du moment. « Leaps of Faith » évoquait subtilement que les arts peuvent servir d’instruments de paix, sous l’illusion naïve que l’art étant supposé le moins partial, offrirait la vision la plus humaniste sur les enjeux politique.
Le dernier exemple que je vais citer illustre l’incapacité de la société civile à Chypre à exercer une influence sur les politiques du nord et du sud de l’île, et donc à participer à la résolution du conflit. « Manifesta » est une biennale qui change de lieu tous les deux ans[15]. Inaugurée à Rotterdam en 1996, elle revendique se tenir à l’écart des « centres dominants de production artistiques » en privilégiant des territoires nouveaux et fertiles. A l’origine elle visait à faciliter les échanges culturels au sein d’une Europe post rideau de fer. « Manifesta 6 » devait se dérouler en 2006 à Nicosie sous la forme d’une école d’art répartie entre le Nord et le Sud de la ville. Les curateurs, inspirés par l’expérience du « Black Moutain College » aux Etats-Unis (fondé en 1933 en Caroline du Nord et qui fonctionna jusqu’en 1956[16]) cherchaient à remettre en question le format conventionnel des expositions à grande échelle en instaurant une école d’art dans les deux parties de la ville, pour une durée de trois mois, de septembre à décembre 2006. Cette école d’art contemporaine aurait compté trois départements chacun, explorant « diverses questions culturelles et débats », et proposant un modèle structurel diffèrent pour l’éducation artistique. Ce projet avait vocation de rassembler une diversité de producteurs culturels (écrivains, commissaires d’exposition, artistes visuels, architectes) avec pour objectif de créer une série d’œuvres spécifique aux deux sites, à travers des résidences de courte et longue durée. Cependant en dépit des intentions des commissaires de créer une école d’art qui pourrait servir d’outil pédagogique et de pont créatif dans le paysage polarisé de Nicosie, le projet échoua en raison de désaccords et de malentendus. L’annulation de cet événement par l’organisation chypriote grecque (responsable) suscita un vaste écho dans la presse artistique internationale[17] ».
Les habitants de l’île se définissent de manière variée en ayant recours à différents termes : Chypriotes grecs, Chypriotes turc, Grecs, Turcs ou encore simplement Chypriotes (bien qu’il s’agisse encore d’une identité en construction). Le choix de ces vocables nullement anodin est porteur de connotations spécifiques. Peut-on soutenir qu’il reflète un point de vue politique ?
« A Chypre, les identités ethniques sont souvent marquées par des distinctions complexes. Au-delà des termes courants comme Chypriotes Grecs et Chypriotes Turcs, il y a aussi des communautés ethniques bien établies telles que les Chypriotes Arméniens et les Chypriotes Maronites. Chaque groupe a son propre ensemble d’identités et de langues, ce qui complique encore davantage la question de la cohésion nationale. Récemment un groupe de Chypriote a tenté de promouvoir l’idée de « Chypriotes » afin de dépasser les distinctions ethniques et les divisions qui en découlent. Cependant cette initiative a rencontré une forte opposition, surtout de la part des fractions nationalistes, notamment au sud de l’île. Un exemple récent de cette opposition est survenu lors de la Biennale de Venise de cette année lorsque l’équipe d’artistes chypriotes utilisa le terme de « langue grecque chypriote » dans leur communiqué de presse. En réponse, un député de droite, Andreas Themistocleous[18], accusa le groupe d’artistes de nier le caractère grec de l’île et affirma qu’il n’existait pas de langue grecque chypriote. En réalité, le dialecte chypriote peut être considéré comme une langue distincte du grec standard ».
Pouvez-vous apporter un éclairage sur le cas particulier de Varosha qui est emblématique des tensions et des blessures profondes laissées par la partition de Chypre ? Ce quartier situé dans le sud de Famagouste, la troisième plus grande ville de la région nord de l’île, était autrefois un célèbre lieu de villégiature, réputé pour ses plages et ses hôtels luxueux, fréquenté par la Jet set internationale y compris des personnalités légendaires et mythiques comme Elizabeth Taylor et Richard Burton. Après l’invasion turque, cette station balnéaire dynamique fut vidée de ses habitants essentiellement des Chypriotes grecs qui ont fui les bombardements de l’armée turque. Depuis lors cet espace est demeuré une zone militaire sous contrôle des forces turques et également surveillé par les soldats des Nations unies. Il offre aujourd’hui le triste spectacle d’une friche avec des bâtiments abandonnés aux façades éventrées, s’étendant sur une dizaine de kilomètres de front de mer. Le plan Annan de 2004 qui visait la réunification de l’île prévoyait (dans sa cinquième version) le retour dans ce quartier des habitants grecs d’origine mais il fut finalement rejeté. En 2020, le Premier ministre de la République de Chypre du Nord (RTCN) Ersin Tatar, soutenu fermement par le président turc Recep Tayyip Erdogan, décida de rouvrir illégalement les plages et les rues de Varosha aux touristes au grand dam des anciens propriétaires Chypriotes grecs. Cette décision symbolique de réouverture partielle de Varosha semble en réalité répondre à des objectifs politiques qui vont à l’encontre de la réconciliation.
« Famagouste en anglais, Ammohostos en grec, Magusa en turc et Varosi pour les habitants, autant d’intitulés qui illustrent les multiples identités et perceptions de la ville. Selon Socratis Stratis[19] l’un des membres fondateur du projet Hands on Famagusta, une recherche en ligne sous ces différents noms fait apparaître un ensemble d’images distincts. En recherchant Famagousta ou Ammohostos, on découvre des images du front de mer déserté, abandonné et en déclin depuis 1974, un symbole emblématique de la cité souvent associé à une ville fantôme. En revanche, une recherche avec le terme Magusa révèle des images de la ville historique entourée de ses remparts vénitiens. Fait intéressant, le nom Varosi utilisé par le poète Vassilis Michaïlidi[20] pour décrire la partie grecque de la ville située en dehors des murs vénitiens dérive du mot turc « Varosh », signifiant banlieue. Le projet « Hands on Famagusta » utilise une plateforme numérique interactive et des ateliers pour transformer les représentations établies du conflit ethnique à Chypre et des images de la ville. Cette plateforme offre une manière ludique de réajuster et de déconstruire les récits ethno-nationalistes enracinés dans les deux communautés permettant de représenter la diversité des mémoires chypriotes en offrant une expression plus nuancée de la différence.
La reconstruction d’une ville et l’exploration de ses souvenirs enfouis nécessitent une approche qui va au-delà de la simple restauration physique ou réfléchie. Il est essentiel d’examiner les strates profondes de la mémoire collective et individuelle notamment dans les contextes traumatiques comme celui de Chypre. Les artistes étudiés transcendent les frontières nationales et temporelles en créant des œuvres qui révèlent des significations et des connections indépendamment de leur matérialité. Ils nous invitent à devenir des archéologues de la mémoire, à exhumer les échanges transculturels, les espaces parallèles qu’ils habitent ainsi que leur temporalité. L’enracinement de ces mémoires transculturelles donne naissance à une parallélotopie constituée de deux espaces à la fois synchrones dans le temps et parallèles dans l’affect. Les échanges de mémoires transculturelles qui prennent forme en ces lieux visent à remettre en question la rigidité des frontières spatiales artificiellement imposées à Chypre. Ces souvenirs transculturels ainsi que les émotions et les affects qu’ils suscitent ouvrent des perspectives du soi et de l’altérité ».
Que rétorquez-vous à ceux qui affirment que la réunification est désormais une cause perdue et que la seule solution valable est le maintien du statu quo ? De surcroît l’Union européenne semble peu disposée à s’engager activement dans la résolution de ce conflit.
« Il est malheureusement vrai qu’après cinquante ans, la perspective de la réunification devient de plus en plus irréalisable et relève désormais d’une utopie détournant l’attention de la dure réalité, à savoir que la seule solution envisageable reste celle d’une république bi fédérale ».
[1] Née en 1959, Neshe Yasin est une poétesse connue et lue dans les deux parties de l’île divisée, ses poèmes ont été traduits dans plus de trente pays et publiés dans diverses revues littéraires. Elle est la fille du poète nationaliste, Osker Yasin (1932-2011). Son frère né en 1958 est également un poète majeur de langue turque de sa génération.
[2] Un concept qu’elle élabora en 1992 dans son roman Maus.
[3] Les russes ont commencé à se rendre à Chypre dans les années 90 pour y placer les avoirs gagnés après l’effondrement du régime communiste.
[4] Ouvert en 2018, il est installé dans les locaux de l’ancienne société de gaz naturel SPEL, un bâtiment de 3600 m2 sur trois étages.
[5] S’il existe d’autres villages localisés dans la zone tampon (Athienou, Troubli et Denia) Pyla est le seul à avoir une population mixte.
[6] Depuis le début de l’année 2024, l’île connaît un afflux de réfugiés. Human Rights Watch accuse le Liban et Chypre de travailler de concert pour empêcher les réfugiés syriens d’atteindre l’Europe. Des embarcations furent ainsi renvoyées en mer sans tenir compte de la situation des réfugiés. Selon le rapport d’HRW, intitulé « I Can’t Go Home, Stay Here, or Leave : Pushbacks and Pullbacks of Syrians Refugees from Cyprus and Lebanon » (Je ne peux ni rester chez moi, ni rester ici, ni partir : des refugiés syriens refoulés par Chypre et expulsés par le Liban) les autorités chypriotes ont expulsé collectivement des centaines de demandeurs d’asile syriens sans leur donner accès aux procédures régulières d’octroi d’asile, www.hrw.org, 4 septembre 2024.
[7] Président de la République turque de Chypre du nord (RTCN) entre avril 2015 et octobre 2020.
[8] Président de la République de Chypre entre février 2013 et février 2023.
[9] 94% des Chypriotes estiment que la corruption est répandue dans le pays (la moyenne observée dans les pays de l’UE est de 68%, Conseil de l’Europe, rapport d’évaluation sur Chypre, 2 octobre 2023). L’octroi des passeports dorés n’a fait que renforcer cette perception. Il s’agissait d’un programme mis en place en 2007 qui permettait à des citoyens fortunés (hors Union européenne) d’obtenir un passeport et d’accéder à la citoyenneté européenne moyennant un investissement de 2,5 millions d’euros dans le pays. Ce dispositif, qui aurait rapporté une manne de 9 milliards d’Euros à l’Etat chypriote, bénéficia à de riches oligarques russes et ressortissants chinois parfois poursuivis pour détournements de fonds ou blanchissement d’argent. Selon un rapport d’enquête indépendant, 53% des 6700 passeports délivrés entre 2007 et 2020, l’ont été de manière « illégale (vérifications insuffisantes des antécédents des demandeurs), www.lorientjour.com, 15 octobre 2021. Chypre mit un terme à cette pratique controversée en 2020.
[10] L’imposante mosquée Hala Sultan Camii (dans un style ottoman classique avec quatre minarets) fut inaugurée en 2018 à Nicosie nord ; sa capacité d’accueil est de 3000 fidèles. Selon d’aucuns, elle serait le reflet de l’influence croissante de la Turquie dans le nord de l’île.
[11] A Nicosie a été érigée une vaste cathédrale orthodoxe (inaugurée en 2022) après six années de travaux pour un coût de 10 millions d’euros.
[12] Professeur d’anthropologie sociale et politique et psychologique à l’Université de Cambridge.
[13] Gabriel Koureas, Patricia Di Bello (dir) In Art, History and the Senses – 1830 to the Present (l’Art, l’Histoire et les Sens de 1830 à nos jours) 2010. Dans l’introduction les deux éditeurs, Gabriel Koureas et Patricia Di Bello, répondent aux critiques selon lesquelles l’histoire de l’art a traditionnellement privilégié le sens visuel comme moyen de compréhension et d’interprétation de l’art. Ils soutiennent que pour comprendre pleinement l’expérience de la contemplation de l’art, il est nécessaire de considérer le rôle de tous les sens et de l’expérience corporelle dans les arts visuels.
[14] Né en 1954 à Limassol, il est décédé en 2008.
[15] Fondée par Hedwig Fijen, curatrice néerlandaise. Chaque édition est l’occasion de formuler dans la ville hôte un certain nombre de problématiques politiques.
[16] Université expérimentale qui enseignait les arts libéraux en développant une approche interdisciplinaire accordant autant d’importance à chaque discipline. L’apprentissage par l’expérience et par l’action, la discussion, la libre pensée, le partage d’idées et de valeurs faisaient partie intégrante de la philosophie pédagogique de « Black Moutain ». L’école fonctionnait comme une communauté (étudiants et enseignants étaient sur le même plan, absence de toute hiérarchie), tous participaient aux travaux agricoles, entretien ménager, projet de rénovation.
[17] Ce qui heurta et exacerba les tensions fut la proposition de création d’une école bicommunautaire dont une partie de celle-ci serait localisée dans la partie nord de l’île sous contrôle turc.
[18] Député de la circonscription de Limassol sous l’étiquette du DISY (conservateur) entre 2016 et 2011 et 2013-2016 puis sous l’étiquette de l’Elam (ultra nationaliste) de juin à octobre 2021 ; il est indépendant depuis 2023.
[19] Architecte, urbaniste, il est professeur associé au département d’architecture de l’Université de Chypre.
[20] Vassilis Michaïlidis (1849-1917) fut le premier à écrire et à publier des poèmes en dialecte chypriote, ce qui lui a valu le titre de poète national de Chypre.