Il est incompréhensible qu’il y ait quelque chose plutôt que rien : et pourtant l’Univers est là ! Ne faut-il pas admettre que la réalité est plus riche que ce que nous pouvons en comprendre ? Que faut-il penser de cette idée selon laquelle l’existence, avec son inévitable part de ténèbres, survient mystérieusement de la Divinité parfaite (Être et Néant où s’enracinent la liberté et la grâce incréées) ? Ici, la grâce est le don de la présence et des énergies divines. Dans l’esprit johannique, nous pouvons dire que les ténèbres résistent à la lumière mais sans l’engloutir (si bien que la lumière luit dans les ténèbres). La connaissance de soi, de ce que nous sommes vraiment, passe par la voie royale de l’intériorité dans une aventure périlleuse où bataillent la lumière et les ténèbres. C’est en tant que Visage divin que l’être humain peut croire en sa grandeur, mais Jésus-Christ en croix est aussi un symbole de la mystérieuse impuissance de Dieu devant l’insondable liberté de l’être humain. La condition humaine est tragique : « Il n’y a pas de lumière sans ombre et pas de totalité psychique sans imperfection.
La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la perfection mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension » (Carl Gustav Jung). La conscience de son ombre (la partie ténébreuse en nous) est incontournable pour qui s’engage sur le chemin de l’introspection. Au défi des mystifications de la conscience, la quête de la connaissance de soi et l’activité autocréatrice concourent à la plénitude. Dans le mythe du Paradis terrestre, la réponse au désir d’accéder à la connaissance du bien et du mal n’est pas un code moral, mais « l’Arbre de Vie ». La spiritualité est ouverture à une lumière au-delà du bien et du mal normatif, comme une éclaircie dans la nuit. L’énergie divine agit dans le monde d’une façon chiffrée par la transparence indicible de la Beauté, mais surtout par l’intermédiaire de l’âme où « l’image de Dieu » est en tension vers son origine. Suivre sa vraie nature, c’est entre autres accueillir cette mystérieuse lumière (tantôt aperçue, tantôt ignorée) qui apparait comme étant surnaturellement naturelle.
L’être humain en est arrivé à penser l’Univers comme une totalité, alors que celui-ci apparaît comme une multiplicité spatiotemporelle. Chez les Présocratiques (6e au 4e s. av. J.-C.), la « physis » est plus qu’une catégorie naturaliste : elle englobe toute chose, elle « est le règne de ce qui s’épanouissant vers le dehors demeure en même temps en elle-même. (…) Elle présuppose le rattachement de ce qui se tient de soi-même dans la lumière, et ce rattachement est, et ne peut être, que l’œuvre du Logos » (Heidegger). Le Logos est le principe originaire : « Au commencement était le Logos… » (Jean 1 : 1-14). Au 4e siècle avant Jésus-Christ, Héraclite parlait de « l’Un-Tout », de « l’Un unissant tout » qui n’est pas la résultante d’une agrégation du multiple, mais une unité originelle dans laquelle toutes choses et leur contraire vont pouvoir apparaître dans leur lumière propre. Entre les contraires, s’il y a combat, il n’y a pas rupture mais coappartenance. C’est à travers la métaphore de l’éclair illuminant en un instant toute la scène des êtres qu’Héraclite exprime l’idée de l’unité du Tout. On remarque une proximité chez les anciens grecs entre les notions de « logos » et de « physis ». Sous cet éclairage, le fameux « tout s’écoule » d’Héraclite, souvent interprété comme un mobilisme universel, peut être compris autrement. « Tout s’écoule », soit ; mais il y a de la permanence chez Héraclite, celle de la Mesure et de la Justice.
Chez les Présocratiques, « logos » ne signifie pas « discours » ou « parole », mais plutôt« recueillement » (au sens d’une appartenance essentielle entre penser et être). Chez eux, l’Univers est considéré comme « uni – vers » (versé dans une même direction). Ce qui caractérise l’Univers, c’est son unité. On ne peut objectiver l’être et le penser à distance, car l’être et la pensée habitent la même demeure. Dans la contemplation, le Logos éclaire la pensée dans un contact ineffable antérieur à la pensée. La disjonction de l’être et de la pensée a fait perdre le caractère épiphanique (qui fait apparaître des choses cachées) de la « physis » et, à la suite d’une sorte de dédoublement, a entraîné une conception indigente de la vérité, celle d’une adéquation dans le discours entre la pensée et l’être. Le visible est l’épiphanie d’une invisible totalité. L’unité de la « physis » est maintenue par le Logos au sein même des oppositions.
Heidegger s’est efforcé de retrouver le sens de « l’épiphanie » à travers son nouveau concept « d’Ereignis » (mot allemand pouvant signifier « événement » [ce qui arrive], « déploiement de l’Univers » [la venue en présence]). À la condition de laisser-être et de laisser-apparaître, autrement dit de laisser advenir à soi dans un état d’ouverture et d’accueil, « l’Ereignis » amène l’être humain à être proprement soi. Celle-ci advient d’elle-même et par elle-même : elle est pure donation de présence. Mais elle est toutefois voilée par « l’être-là » (« l’être dans le monde ») : en se découvrant dans les choses, l’être est partiellement dissimulé, ce que le philosophe allemand appelle « l’être des étants ». Heidegger voit l’être humain comme un être particulier en relation avec les choses et comme un être paradoxal (à qui son propre être importe, mais confronté à la mort ; qui vit en relation avec ses semblables, mais enfermé dans sa solitude).
Pour le désigner, il invente un autre mot : « Dasein ». Ce concept souligne que l’être humain est intentionnellement dans le monde par ses travaux, ses joies, son besoin de comprendre et de s’intéresser à quelque chose ; et tout cela au milieu des autres en train de nouer avec eux toutes sortes de rapports. Ces formes multiples manifestent un mode d’insertion fondamental et essentiel : un « auprès-de », auprès et au milieu de ce qui lui est connu et cher.
En tant que Dasein, nous expérimentons des « possibilités ouvertes ». C’est le senti, l’expérimenté qui ouvre à la lumière. « L’être-au-monde » est une relation originaire, unitaire et insécable. « L’être-là » n’existe pas d’abord isolément pour entrer ensuite en relation avec quelque chose d’extérieur sous un mode représentatif, mais se rapporte d’emblée au monde. Le Dasein comporte une dimension transcendantale : il n’est auprès des choses, d’autrui et de lui-même qu’en se tenant déjà au-delà, soutenant le monde comme ouverture. Il est l’éclairé qui éclaire, le lieu de libération qui ne fait pas qu’éclairer, mais qui octroie la présence même. Mais il n’y a pas de lumière sans ombre, l’une et l’autre entrant en contraste au sein d’une dimension préalable qui les ouvre l’une à l’autre. Au-delà des rayons et des ombres, le Dasein est ouverture à tout ce qui vient-en-présence et à tout ce qui s’absente ; et ce qui apparaît passe toujours par la conscience. Celle-ci peut amener l’être humain à être confronté à la vacuité de son existence et, par ricochet, à apercevoir son être authentique qui est doté de la liberté de se choisir soi-même et qui aspire à s’élever vers une réalité transcendante.
Bergson reprochait à bien des philosophes de s’en tenir aux concepts et à la découpe de la réalité pour le compte d’une intelligence fabricatrice tournée vers les impératifs de la vie sociale. Il demandait qu’on veuille bien revenir par intuition aux choses mêmes, qui ne se laissent jamais découper mais persistent dans une continuité et une production de nouveauté. Sous l’impulsion de Heidegger, plusieurs reviennent aujourd’hui à l’idée grecque de la « physis », ce qui place la philosophie occidentale à ses commencements non pas à la traîne de la modernité mais devant elle, dans une pensée « in-séparée » et symbolique indissociable de l’expérience intérieure. Occulter la « physis » comme puissance « originante » de la nature, c’est lui retirer son pouvoir de résistance à la démesure humaine. Incidemment, de plus en plus de gens se défient d’une science sans conscience au service d’une économie rétrograde qui a tendance à retarder le moment de retrouver les équilibres vitaux, comme si la nature n’était pas à la base même de la survivance de l’humanité.
L’oubli de la « physis », du sens du sacré que celle-ci suppose, de l’importance de la gratitude ainsi que de l’humilité et du respect, conduit à la catastrophe. La nature n’est pas seulement une matière brute au service d’un anthropocentrisme étroit, elle est traversée par une lumière supérieure pouvant être perçue par qui « a des yeux pour voir ». L’intellect n’arrive que péniblement et très approximativement à se représenter la nature dans son unicité. Aucun signifiant (un mot comme tel) n’arrive à traduire entièrement la nature en tant que signifié (l’idée et le ressenti qu’on en a). Pour une conscience transcendantale, la nature prend valeur de symbole ; elle est l’image d’une réalité reliée à un autre plan.
La conscience symbolique est la saisie intuitive d’une lumière qui se donne et se retire. Tous les étants peuvent prendre valeur de symbole tout en étant des choses, comme cette pierre sur le chemin. Pour exprimer l’immensité, nous parlons de mesure pour dire qu’il n’y en a pas : « im-mense ». C’est la même chose pour l’infini, nous utilisons le mot « fini » et le rendons négatif : « in-fini ». Notre limite éclate et s’affirme par les efforts mêmes que nous faisons pour parler d’un autre plan de la réalité. Mais la conscience de la limite, celle du dicible et de l’indicible, édifie au lieu de détruire. La transfiguration est la splendeur de la limite qui est clarifiée par le feu qui brûle ce qui doit être nié. Dieu est tout parce qu’il n’est rien (ni cette chose-ci ni cette chose-là), et rien parce qu’Il est tout : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! ».
La beauté est une limite transfigurée par une mystérieuse lumière. La laideur est une limite aperçue en son ombre. La lumière distribue la beauté au moyen de la limite. Le Soleil fait resplendir tout autant les toiles d’araignée que les gouttes de rosée :il ne juge ni ne discrimine. Dans l’ordre de la Beauté, la limite est transfigurée par la lumière divine. La coexistence de l’infini et du fini, de l’Un et du multiple, de l’éternité et du temps, ne peut être entrevue que par l’intellect créatif (noûs poiêtikos). Celui-ci suppose un aspect contemplatif et une intelligence du cœur associant les sentiments, les émotions et l’intellect. Comme sa perception est unifiante, il ne conduit pas à dresser l’être humain contre la nature ou contre autrui, mais avertit quand il faut coopérer et quand il ne le faut pas. Sans lui, il ne peut naître ni civilisations ni sociétés nouvelles. Le sens de la Beauté offre une proximité inobjectivable entre la nature et la lumière divine.
À une prochaine fois pour le texte no. 9.