Accepter l’aspect inexplicable de la réalité peut favoriser la confiance et l’espérance en laissant place à l’intuition d’une ineffable présence. Dans la contemplation, les images habituelles se transfigurent et la pensée s’apaise. Une mystérieuse lumière se rend présente à qui retrouve son cœur d’enfant. La réalité est plus riche que tout ce qu’on peut en dire. La participation au divin est ouverture et accueil. Elle peut être favorisée, mais, provenant d’un élan d’amour, elle ne peut pas être forcée ni contrôlée. La spiritualité peut être exprimée comme une symbolique de l’expérience ou encore en procédant par négation puisqu’elle est tournée vers une réalité « im-matérielle ». L’impression d’un manque (d’un vide) est l’ombre d’une lumière qui est voie et vie. Tendre vers autre chose comporte un indéterminé, quelque chose d’inconnu. On chemine toujours parmi les rayons et les ombres, comme ces peintres qui utilisent le clair-obscur pour mieux détacher les formes et faire valoir la lumière ou qui transposent de frappants contrastes de ténèbres et de clarté.
Il y a un passage négateur (ni ceci ni cela) allant des lumières de la perception et du raisonnement vers une plus grande lumière « qui ignore l’enchaînement discursif et où Dieu se communique en acte de simple contemplation » (Jean de la Croix). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la notion de « coïncidence des opposés » de Nicolas de Cues (1401-1464) selon laquelle, dans l’absolu, les oppositions sont absorbées et dépassées. Par analogie, on trouve aujourd’hui l’écho de cette idée dans le paradigme des paradoxes mathématiques où une valeur à l’infini conduit à un objet fini, où zéro à l’infini est égal à un. On le trouve encore en géométrie où le cercle à une grandeur infinie coïncide avec la tangente, où le cercle infiniment petit coïncide avec le diamètre, où, dans les deux cas, le centre coïncide avec la circonférence et se trouve ainsi partout et nulle part, où deux parallèles se rejoignent à l’infini. Engagée dans une voie unitive, l’âme peut pressentir une transcendance où s’identifient sans s’exclurent la Sagesse, l’Amour, la Justice et la Liberté créatrice.
Tout comme la multiplication des côtés d’un polygone permet de s’approcher d’une circonférence parfaite sans jamais l’atteindre, les connaissances objectives permettent d’élargir les représentations du monde phénoménal sans pouvoir accéder à une totalité. Nicolas de Cues qualifie de « docte ignorance » la conscience que la Vérité (dans son caractère absolu) sera toujours au-delà du savoir. Sur le plan quantitatif, le mot « infini » peut désigner quelque chose qui n’a pas de limite, mais, sur un plan qualitatif, il peut aussi être associé à la totalité. Le Cusain évite la difficulté : il nie la finitude du monde mais, plutôt que de le qualifier d’infini, il utilise le mot « indéterminé ». Étant indéterminé, explique-t-il, l’Univers ne peut être l’objet d’une science totale et précise, mais seulement d’une connaissance partielle et conjecturale. La docte ignorance est une disposition d’esprit qui permet de transcender les limites d’une pensée prisonnière du principe de non contradiction. Une approche globale du monde et de nous-même implique une prise en compte de l’unicité fondamentale de l’Univers.
Elle exige une volonté de regarder plus loin et plus haut que tout ce qui est « ceci » ou « cela ». Selon le penseur allemand, il n’y a rien dans l’infini qui soit plus grand ou plus petit ni plus lent ou plus rapide, car le « maximum absolu et infini » et « le minimum absolu et infini » coïncident. Le « centre du monde » n’est pas un lieu physique comme le croyait Ptolémée, mais un symbole. À l’infini, le centre du monde est la même chose que sa circonférence, c’est-à-dire commencement et fin, fondement et limite. Si le monde avait un centre, écrit le Cusain, « il aurait aussi une circonférence, et ainsi il aurait en lui-même son commencement et sa fin, et le monde serait limité par rapport à quelque chose d’autre ; choses qui toutes manquent de vérité. Comme donc il n’est pas possible d’enclore le monde entre un centre corporel et une circonférence, on ne peut pas comprendre le monde dont le centre et la circonférence sont Dieu. » L’auteur fait état du quantitatif et du qualitatif dans la conscience de leur différence et de leur union. Dieu n’est pas un agglomérat de choses et d’objets formant l’Univers : Il n’est rien de ceci ou de cela, parce qu’Il est Tout.
Même si, à la fin du Moyen Âge, Nicolas de Cues a bousculé les fondements métaphysiques de la conception traditionnelle de l’Univers, il faudra attendre l’astronomie copernicienne pour ébranler la conviction générale d’une Terre au centre du monde (au profit de l’héliocentrisme). Cependant, remarque Alexandre Koyré, bien que le monde copernicien n’allât plus avoir cette structure hiérarchique opposant « le domaine céleste de l’être immuable » aux « régions sublunaires du changement et de la dissolution », Copernic (1473-1543) allait encore introduire deux soi-disant pôles de perfection : le Soleil immobile et une sphère d’étoiles fixes. De ce fait, même s’il lui semblait étrange que quelque chose puisse être contenu dans rien, il propose un monde fini et bien ordonné, quoique « immense ». Mais bientôt, certains déclarent que la sphère céleste des étoiles fixes n’existe pas, que les astres sont plutôt situés à différentes distances de la Terre dans des cieux qui s’étendent à l’infini.
Les esprits se préparaient à passer d’un monde clos à un monde ouvert. S’il est vrai que la négation d’un Cosmos ordonné et la perte d’une Terre centrale et privilégiée ont pu contribuer à l’idée d’un monde étranger et terrifiant qui a favorisé le nihilisme et la désespérance, Koyré remarque qu’il n’en était pas ainsi au début. En effet, Giordano Bruno (1548-1600) annonce au contraire avec enthousiasme l’éclatement des sphères qui séparaient de vastes espaces ouverts et des trésors inépuisables de l’Univers infini et toujours changeant. Il déclare qu’un Univers immuable aurait été un Univers mort, qu’un Univers vivant doit pouvoir se mouvoir et changer. Dans l’espace infini qu’il conçoit, il y a des soleils innombrables semblables au nôtre et des planètes qui tournent autour de ces soleils. Pour répondre à l’objection selon laquelle le concept d’infinité ne peut être appliqué qu’à Dieu, Bruno distingue entre l’infinité « intensive » et parfaitement simple de Dieu (plan qualitatif), et l’infinité multiple et extensive du monde (plan quantitatif). Sa doctrine prend toute son importance après l’invention du télescope et les découvertes astronomiques de Galilée (1564-1642).
Dans les entrefaites, Kepler (1571-1630) insiste sur le fait que la conception de l’infinité de l’Univers est dénuée de signification scientifique. Malgré un discours annonciateur de la science moderne, il n’en avait pas moins comme motivation la défense d’un Univers compatible avec les croyances de sa religion. Il était convaincu que notre monde n’est pas un monde parmi d’autres mais un monde unique, et que le système solaire est entouré d’un agrégat unique d’innombrables étoiles immobiles. Il argue que pour toutes les étoiles de l’Univers on se trouvera toujours à une distance finie d’un point d’observation donné. Une distance réellement infinie entre deux corps est effectivement impensable, aussi impensable que l’ajout sans fin d’étoiles situées à des distances finies. Toujours le même imbroglio, la même confusion de plans entre le qualitatif et le quantitatif. L’idée d’infini est certes accessible à l’intelligence mais, du moins pour l’infinité « intensive » de Bruno, il s’agit d’un au-delà de tout nombre et de toute mesure, incompatible avec la méthode scientifique.
Fidèle à la scolastique aristotélicienne, Kepler insiste sur la conception selon laquelle l’espace vide comme tel n’existe pas, qu’il est un néant, puisqu’il n’est rien. Selon ce point de vue annonciateur de Descartes, l’espace n’existe qu’en fonction des corps : s’il n’y avait pas de corps, il n’y aurait pas d’espace. Si Dieu détruisait le monde, argue-t-il, il ne resterait pas d’espace vide. Il n’y aurait plus rien, de même qu’il n’y avait rien avant que Dieu n’eût créé le monde. Par ailleurs, grâce à son fameux télescope, Galilée annonce l’existence de nouvelles planètes et de dix fois plus d’étoiles que celles connues jusqu’alors. Sans se prononcer clairement sur la finitude ou l’infinité de l’Univers, ce qui aurait été imprudent compte tenu du fanatisme religieux ambiant, il n’admet pas la limitation du monde ni ne le croit enfermé dans une sphère d’étoiles fixes. Il constate qu’aucune étoile n’est à la même distance d’un point quelconque de l’Univers, et qu’il est impossible de savoir quelle est la forme du firmament. Plutôt en accord avec Nicolas de Cues et Giordano Bruno, sans n’avoir jamais osé citer ce dernier qui avait été livré vivant aux flammes en 1600, Galilée rejette l’idée d’un centre de l’Univers et affirme plutôt que les étoiles sont autant de soleils. Son télescope eut des effets retentissants, mais il faudra attendre Descartes (1596-1650) pour voir apparaître une science nouvelle.
Jusque-là, les philosophes avaient toujours soutenu l’idée d’une correspondance entre Dieu, la nature et le cosmos, ce qui permettait de parler analogiquement de l’invisible à partir du visible. Mais le Dieu de Descartes n’est pas symbolisé par les choses créées. Selon lui, le seul attribut de Dieu dans la création est Son immutabilité (Son invariabilité) dans un monde où Il ne s’exprime pas, sauf dans l’âme humaine. Cette dernière, explique Descartes, est un pur esprit (une substance dont toute l’essence ne consiste qu’en la pensée) doué d’une intelligence capable d’une façon innée de saisir l’idée de Dieu et de l’infini, et doté de quelques idées claires et distinctes ainsi que d’une volonté (associée à une grande liberté) disposant à la découverte de la vérité au sujet du monde. Selon lui, le monde a été créé par pure volonté divine pour des raisons qui nous sont inaccessibles, si bien que les conceptions et les explications téléologiques (qui admettent une finalité au monde) n’ont ni place ni valeur en physique et en mathématiques.
Descartes maintient un rapprochement dans l’âme entre la pensée et l’être et y reconnaît la présence divine. Toutefois, il rejette le statut ontologique de la réalité sensible qui permettait jusqu’alors d’exprimer l’expérience du « qualitatif » par la médiation du « quantitatif ». Le temps n’était pas encore venu de pouvoir distinguer la théologie mystique, la science objective et la philosophie spirituelle. Le monde extérieur vu par Descartes n’est aucunement le monde coloré et multiforme du sens commun : il s’agit plutôt d’un monde mathématique rigoureusement uniforme, un monde de géométrie chosifiée qui ne contient que matière et mouvement.
À une prochaine fois pour le texte no. 10.