Un nouveau livre de Jacques Brault (1933-2022). Non. Plutôt un hommage publié à partir de «Lettres d’adieu», écrites par près d’une vingtaine de personnes (des professeurs, des poètes). Ce livre ne me quitte plus depuis le 14 décembre 2024. Son écriture, très réservée, a une sorte de pudeur. Une délicatesse. Un sentiment d’abandon. Une mélancolie. Dans son recueil « Moments fragiles » (le plus connu), il y a un mal de vivre. Brault échappe au temps. Sa poésie est sans fin…
Au bras des ombres
Je vais citer Antoine Boisclair pour mieux situer le poète dans la grande sphère poétique du Québec: « Votre œuvre est hantée par des paradoxes, des tensions, et il serait possible de la lire tout autrement, en voyant de nombreuses références à l’enfance. Mais si vous n’incarniez ni l’enfant tout-puissant de la Révolution tranquille, ni l’enfant rêveur et dépossédé du monde de la Grande Noirceur. » Boisclair cite… « Au bras des ombres » :
« Emportez-moi nuages d’enfance
Cerfs-volants et chemises de nuit
Vieux nuages fatigués
De paître le songe » (p. 62 ).
Le quotidien de Brault est un immense poème. C’est lui qui transfigure le lieu commun. Il écrit au-delà de l’écriture. Chaque poème est une constellation. Un murmure dirait Christian Bobin. Écrire en marge, à voix basse. Je vous partage ce court poème du recueil « L’artisan »…
« Novembre le lac grisonne
Un vol d’outardes là-haut
Emporte le vent noroît
Parmi les nuages d’ombre
Soudain joie de m’en aller »
Lettre de Louise Dupré
J’ai aimé la lettre de Louise Dupré. Peut-être à cause de mon amour des oiseaux : « Vous aimiez les oiseaux. Ils venaient sur votre balcon, je m’en souviens, et vous en parliez avec grande affection. Vous les nourrissiez, vous m’aviez expliqué ce qu’il fallait leur préparer quand s’annonçaient des jours de froid glacial. » J’ai pensé à Paul Celan : « Un oiseau échappé de la plus ronde des larmes. » (2)
Ce qui est beau dans la lettre de Louise Dupré, je le note ici : « vous teniez tant à l’image du clochard (…) Je suis rendue au moment où l’on se dépouille, en entrevoyant qu’il ne restera, à la fin, que l’obscure intimité du poème. » (p. 109)
Et l’éternité ?
Il faut lire absolument la lettre de Pierre Nepveu : « L’éternité est acquise. J’oserais dire sans effort ce qui est bien irrévérencieux, car il y a eu tant d’effort avant, quels que fussent les diminutifs que tu appliquais à tes travaux. » (p. 180 )
Comment interpréter l’éternité ? Par une prière, un poème, une lettre. Baudelaire évoque une existence antérieure, un rêve perdu dans le passé. L’inguérissable nostalgie. Rimbaud dirait que le poème s’entend dans tous les sens. C’est un privilège que d’écrire un poème. Tous les intervenants de ce livre ont chacun un amour fou pour Brault et la poésie dans toute son intimité. Quelle joie de vous lire.
Notes
- Jacques Brault, « L’artisan », Éditions du Noroit 2006.
- Paul Celan, « Rayons de nuit », Le castor astral 2023.
Poète, romancier et essayiste, Jacques Brault (né à Montréal en 1933) poursuit des études classiques au Collège Sainte-Marie puis à l’Université de Montréal, où il obtient un baccalauréat en philosophie et une maîtrise en arts; il étudie également en France, à Paris et à Poitiers. De 1960 à 1996, il est professeur à l’Institut des sciences médiévales et au département d’études françaises de l’Université de Montréal…. Depuis 1970 il a collaboré à de nombreuses émissions littéraires pour Radio-Canada FM et sur les ondes de la Communauté radiophonique de langue française.
Traduite en plusieurs langues, l’oeuvre de Jacques Brault a été récompensée par de nombreuses distinctions : le Prix Québec-Paris pour Mémoire en 1968; le Prix Duvernay en 1978; le Prix Athanase-David en 1986; le Prix du Gouverneur général du Canada 1970 pour sa pièce de théâtre Quand nous serons heureux publiée dans Trois Partitions, et pour son roman Agonie en 1985. En 1991, il reçoit le Prix Alain-Grandbois pour Il n’y a plus de chemin. En 1996, il reçoit le prix Gilles-Corbeil pour l’ensemble de son œuvre. En 1999, sa traduction de l’oeuvre de E. D. Blodgett (Transfiguration) lui vaut le Prix du Gouveneur général. La Société des écrivains francophones d’Amérique lui décerne en 2007 son Prix de poésie, pour l’Artisan.
« Au bout du chemin Lettres à Jacques Brault »
Collectif sous la direction de Jean-François Bourgeault, Antoine Boisclair et Thomas Mainguy, Boréal, 2024. 200 pages.