Le monde extérieur vu par Descartes n’est aucunement le monde coloré et multiforme du sens commun (issu selon lui d’une opinion basée sur le témoignage douteux et incertain de la perception sensible). Il est plutôt un monde mathématique rigoureusement uniforme : un monde de géométrie chosifiée qui ne contient que matière et mouvement (dont nos idées claires et distinctes peuvent avoir une connaissance évidente et certaine). Plus précisément, étant donné que le philosophe français considère la matière comme étant identique à l’étendue (longueur, largeur et profondeur), le monde extérieur qu’il conçoit ne contient finalement qu’étendue et mouvement. Autrement dit, Descartes affirme que la nature d’un corps ne consiste pas en sa dureté, sa pesanteur, sa couleur ou en tout autre qualité qui toucherait nos sens, mais essentiellement en sa longueur, sa largeur et sa profondeur. Il ajoute qu’il n’existe pas d’espace vide, que rien n’est distinct de la matière. Selon lui, en effet, les corps ne sont pas dans du vide, mais seulement entre d’autres corps : l’espace qu’ils « occupent » n’est pas quelque chose de différent d’eux-mêmes, car le vide sans substance n’existe pas et il est impossible que ce qui n’est rien ait de l’extension (propriété des corps d’avoir une étendue). En fin de compte, pour l’auteur du « Discours de la méthode », l’extension de l’espace est la même chose que l’extension de la matière, en incluant l’éther (considéré comme de la matière) qui constitue l’espace. Selon lui, le mouvement des planètes et leur maintien sur leurs trajectoires est la conséquence de grands tourbillons d’éther.
L’identification de l’étendue et de la matière entraîne une autre conséquence : le rejet de la finitude de l’ensemble des choses matérielles, car il ne peut être contenu dans du vide, étant donné que celui-ci n’existe pas. Descartes considère en effet qu’attribuer une frontière à l’Univers est contradictoire, car une telle limite supposerait qu’il soit possible d’en sortir ; comme si aux confins du monde, explique-t-il, il était possible d’enfoncer une épée dans de l’espace, alors qu’il n’y a rien dans lequel celle-ci pourrait être enfoncée. Il déclare que le monde réel est « indéfini » (évitant ainsi de le qualifier d’infini [terme n’étant appliqué par lui qu’à Dieu]) et que notre Soleil se trouve parmi d’autres étoiles, sans fin. L’opposition traditionnelle entre « le monde terrestre du changement et de la corruption » et « le monde immuable des cieux », qui n’avait été que partiellement abolie par la révolution copernicienne, disparaît cette fois complètement. Le philosophe et physicien français conçoit un monde unifié et uniformisé dans son contenu et ses lois. Il déclare : « La terre et les cieux sont faits d’une même matière et il ne peut y avoir plusieurs mondes ». Selon lui, le monde extérieur n’est pas une multiplicité discontinue d’ensembles séparés les uns des autres : c’est une unité au sein de laquelle il y a un nombre indéfini de systèmes faits d’une même matière, subordonnés et reliés les uns aux autres. Nous pouvons difficilement imaginer aujourd’hui à quel point le monde cartésien a pu bouleverser les consciences de son époque.
D’abord attiré par la pensée et la physique cartésiennes, Henry More (1614-1687) finit par se tourner contre lui et l’accuser de favoriser l’athéisme. Il n’a jamais pu abandonner sa croyance en l’existence « d’agents spirituels » dans la nature, ni accepter l’opposition radicale entre la matière et l’esprit (défini par la conscience, la pensée et la liberté). Tout en admettant que l’âme soit immatérielle, il se demandait comment une âme purement spirituelle pourrait être jointe à un corps dont le propre est d’avoir une étendue, et comment un Dieu sans étendue pourrait être présent dans le monde. Par ailleurs, aussi en opposition partielle avec Descartes, Pascal (1623-1662) dit en substance que les extrémités se réunissent à force d’être éloignées, se réunissent en Dieu, et en Dieu seulement. On retrouve l’écho de la « coïncidence des opposés » cusaine (voir : texte no. 9) qui permet de surmonter l’opposition du quantitatif et du qualitatif. En opposition cette fois avec More et en faisant écho à Descartes, Pascal écrit : « Nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni borne ». En dotant Dieu d’une extension, More en vient à rejeter la négation cartésienne du vide, car l’espace vide n’est vide, selon lui, que de matière et peut ainsi continuer à être rempli par une sorte d’extension divine. Il oppose à la géométrisation cartésienne de la matière la vieille distinction entre l’espace et les choses qui se meuvent dans l’espace en s’excluant les unes les autres à cause de leur impénétrabilité. Il conçoit l’espace comme étant plein, non d’éther matériel, mais, pour ainsi dire, d’une substance divine, conformément à son refus d’admettre la différence radicale entre l’ordre de l’esprit et celui de la matière. Il attribue une extension à Dieu, aux âmes et aux anges. Il refuse aussi l’idée cartésienne que, s’il n’y avait pas de monde, il n’y aurait pas de temps ; même si prêter une temporalité à Dieu Le rendrait immanent au monde, alors que, par définition, le Créateur le transcende.
Pour Descartes, Dieu est un pur esprit infini d’une nature incomparable, unique, non quantitative et non dimensionnelle, infinité à propos de laquelle l’extension spatiale n’a rien à voir, même pas par la médiation d’images analogues ou de symboles. Rappelons-nous (voir : texte no. 9) que, pour lui, la présence de Dieu dans le monde passe uniquement par l’âme qui, faite à Son image, est un pur esprit dotant l’être humain d’une intelligence capable non seulement de penser Dieu et l’infini, mais aussi de découvrir la vérité au sujet du monde physique. Pour More, la matière est mobile mais située dans un espace immobile non affecté par la présence ou l’absence de la matière. Le philosophe anglais en vient à refuser l’explication mécanique de la gravité de Descartes au nom d’une « puissance d’unité » qui se trouve dans « l’esprit de la nature » et qui empêche la matière de se disperser. Cet « esprit » animerait l’Univers entier, et son extension est celle de l’espace infini, identifiable à l’extension divine. More défend une conception quasi fantomatique de l’esprit. Au 17e siècle, note Koyré, l’idée d’une entité étendue bien qu’immatérielle n’avait rien d’exceptionnel : des entités de ce genre jouaient un grand rôle tant dans la vie quotidienne qu’en science. Bien qu’immatérielle et incorporelle, la lumière, par exemple, est non seulement étendue mais est en plus susceptible d’agir sur la matière et d’en subir l’action. En fait, elle possède presque toutes les propriétés que More attribue à « l’esprit », y compris celles de « la condensation », de « la dilatation » et jusqu’à « l’épaisseur essentielle » qui pourrait être représentée par l’intensité de la lumière, elle-même variable, comme la soi-disant « épaisseur » de l’esprit avec sa « contraction » et sa « dilatation ». Et ce genre d’entité semblait en plus être confirmé par les forces magnétiques (comme celle des aimants) et par la gravité qui traverse les corps sans être arrêtée ou modifiée.
L’idée d’un éther joue un grand rôle dans la physique depuis l’Antiquité grecque ; jusqu’à Descartes, on le définissait généralement comme une substance subtile, distincte de la matière, permettant la transmission d’effets entre les corps. Parmi ceux-ci, on mentionne par exemple la transmission de la force gravitationnelle, le transport de la lumière, le transfert de la force électrique et électromagnétique, la création de charges électriques dans certains corps ainsi que la force répulsive autour de ceux-ci venant contrecarrer la gravitation. Après avoir réfuté la théorie des tourbillons d’éther de Descartes, Newton (1642-1727) élabore d’abord une théorie de la gravitation universelle où la force gravitationnelle se transmet instantanément d’un corps à l’autre à travers l’espace, vide ou non. Mais il finit par trouver absurde l’idée qu’un corps puisse agir sur un autre à distance au travers du vide, sans médiation d’autre chose par quoi et à travers quoi leur action et force puissent être transmises. Il conçoit alors une espèce d’esprit très subtil qui pénètre à travers tous les corps solides. Il explique que « c’est par la force et l’action de cet esprit que les particules des corps s’attirent mutuellement » : un éther emplissant l’espace et justifiant la transmission de la force gravitationnelle, mais ayant ceci de particulier qu’il n’est pas soumis à ladite force car il concevait l’espace comme une sorte d’organe sensoriel de Dieu. L’éther newtonien avait évidemment le statut d’hypothèse et n’intervenait pas dans les calculs.
En considérant que, comme les ondes à la surface d’un milieu liquide, la lumière se propage dans un fluide, Descartes conçoit finalement un éther qui est matériel mais indétectable (puisqu’il ne freine aucun corps), et qui remplit tout l’Univers (puisque la lumière des étoiles nous parvient). Pour sa part, Newton conçoit un éther qui répond aux contraintes de la force gravitationnelle, mais qui n’est pas soumis aux mêmes principes que la matière puisqu’il s’agit d’un éther doté d’un rôle actif assimilé à l’intervention divine. Au début du 19e siècle, Fresnel (1788-1827), pour rendre compte de la polarisation (propriété qu’ont les vibrations des ondes d’avoir une orientation particulière), parle d’un éther solide et élastique. L’étude des éthers solides et élastiques, dont les vibrations formeraient la lumière, sera un thème de recherche jusqu’à la fin du 19e siècle. Jusqu’à l’avènement de la relativité restreinte d’Einstein, les physiciens élaborèrent des théories d’un éther luminifère (milieu diffusant la lumière considérée comme une onde), mais sans arriver à élaborer une théorie rendant compte de toutes les observations. De plus, aucune expérience n’a permis de mettre en évidence les propriétés de l’éther considéré comme « fluide » ou « milieu physique ». Au début du 20e siècle, l’expérience de Michelson-Morley sur l’optique des corps en mouvement arrive à la conclusion que l’éther n’entraîne aucune variation de la vitesse de la lumière et, contrairement à son objectif, n’arrive à soutenir aucune des théories qui considéraient l’éther comme indispensable à la propagation de la lumière. Cette expérience servira à Einstein pour démontrer que la vitesse de la lumière est une constante. En 1905, la théorie de la relativité restreinte d’Einstein (1879-1955) va faire en sorte de diminuer en importance le concept d’éther, mais sans le faire disparaître.
À une prochaine fois pour le texte no. 11.