Du grec phainómenon (ce qui apparaît) et lógos (étude), la phénoménologie est l’étude des phénomènes en tant qu’expériences vécues et contenus de conscience. Du point de vue phénoménologique, le monde classique est celui qui nous permet d’être en relation avec le cosmos et entre nous, alors que le monde quantique est « étranger » au monde étendu tel qu’il apparaît à notre conscience. Autant dans l’univers quantique que dans la cosmologie, la physique actuelle connaît une crise de l’objectivité à propos de la conception de l’étendue et de la gravité. Par exemple, dans un article paru en janvier 2015, Tim Koslowski de l’Université nationale autonome du Mexique fait le point sur la description de la gravité en s’inspirant du relationnisme de Leibniz selon lequel l’espace-temps n’aurait pas de substance (« d’en-dessous » matériel identifiable), mais serait plutôt une relation formelle accompagnée peut-être d’un « fluide ».
Contrairement à la mécanique quantique, il décrit la cosmologie des formes selon une conception classique de la gravité (avec les masses et l’étendue) mais en faisant l’économie de l’espace-temps et de la géométrie d’Einstein. Localement, cette matière fluctuante coïncide avec l’image spatiotemporelle utilisée en la relativité générale d’Einstein mais en tentant d’introduire la matière quantique dans l’étendue des formes. Ceci a comme résultat d’envisager l’émergence, à partir de ces fluctuations, d’un champ quantifié local présentant une invariance. Autrement dit, ces fluctuations, qui peuvent être décrites selon plusieurs points de vue, présenteraient un champ quantifiable et une symétrie permettant de constater une équivalence quant aux prédictions sur son évolution. En définitive, dans une rencontre du classique et du quantique, Koslowski s’interroge sur la nature de cette géométrie spatiotemporelle dont nous faisons l’expérience, mais dans ses rapports avec la mécanique quantique.
Récemment, un nouveau trou noir, supermassif celui-là, a été détecté au centre d’une galaxie située à 2,7 milliards d’années-lumière de la Terre. Les trous noirs sont des objets célestes qui possèdent une masse extrêmement importante dans un volume relativement petit. Ils sont si massifs que rien ne s’en échappe. Sous la forme d’une surface sphérique délimitant une région de l’espace-temps, le « trou noir » désigne en effet une concentration de masse-énergie qui s’est effondrée gravitationnellement sous sa propre force d’attraction et qui est devenue si compacte que même les photons ne peuvent s’en soustraire, d’où sa noirceur. Certains astrophysiciens pensent que toute l’information contenue dans les objets tombant dans un trou noir (une étoile par exemple) est définitivement détruite, ou pour le moins « non efficiente ».
Mais Stephen Hawking (1942-2018) considère que si un trou noir possède une entropie (une dégradation de l’énergie), il devrait posséder une température et rayonner à la façon d’un corps noir chauffé. Il prédit que lorsque ces trous noirs seront plus chauds que le rayonnement fossile (quelques millionièmes de degrés au-dessus du zéro absolu), ils rayonneront davantage d’énergie qu’ils en absorberont, ce qui entraînera une perte de masse. Celle-ci deviendra alors supérieure à la force de la gravitation au point de ne plus pouvoir contenir la matière, qui retournera ainsi à l’espace avec une nouvelle identité en neutrinos, rayons X et photons. Toujours selon Hawking, ce processus d’attraction puis de rayonnement continuerait d’exister dans un univers en perpétuelle expansion. Malgré sa valeur théorique, aucune observation n’a encore confirmé cette théorie. Mais il est établi que la matière happée par un trou noir est chauffée à des températures considérables avec émission de rayons X.
Certains astrophysiciens considèrent que même si la relativité d’Einstein permet de réaliser les bons calculs dans plusieurs situations astronomiques locales, l’équation « géométrie = matière » ne semble pas pouvoir rendre compte de l’unicité du réel. En quête d’une « théorie du tout », plusieurs révisent leur position et ne traitent plus la gravité « physiquement », c’est-à-dire comme une interaction de forces élémentaires. Par exemple, Erik Verlinde propose que la gravité ne soit pas une force au fondement du tout, mais plutôt un phénomène émergent, tout comme la température est un phénomène émergent qui découle du mouvement des particules. En d’autres termes, la gravité ne serait qu’un effet secondaire et non la cause de ce qui se passe dans l’univers. En mesurant la répartition des forces gravitationnelles dans un échantillon de 33,000 galaxies grâce à l’effet de lentille gravitationnelle prédite par la relativité générale d’Einstein, une équipe de chercheurs de l’Université de Leiden dirigée par Margot Brouwer a récemment testé la théorie de Verlinde. Ils ont découvert qu’en appliquant les calculs de la théorie de la gravité émergente, ils pouvaient parvenir aux mêmes résultats sans avoir à recourir au concept de matière noire. Ces résultats font miroiter la possibilité d’une théorie qui fusionnerait les effets observables de la physique classique avec le monde étrange de la mécanique quantique.
Hubert Reeves émet l’hypothèse que l’univers pourrait engendrer lui-même l’espace et le temps dans lesquels il s‘étend et perdure. En parlant du pendule de Foucault (qui met en évidence la rotation de la Terre par l’effet du mouvement non linéaire d’un pendule), il écrit : « Tout se passe comme si le pendule en mouvement choisissait d’ignorer la présence, près de lui, de notre planète, pour orienter sa course sur les galaxies lointaines dont la somme des masses représente la quasi-totalité de la matière de l’univers observable ». Il pense que le plan d’oscillation du pendule demeure en fait immobile par rapport à l’ensemble de l’univers. D’où, conformément au principe de Mach (selon lequel les forces d’inerties des objets matériels seraient induites par l’ensemble des autres masses dans l’univers), la totalité de l’univers serait présente d’une façon ou d’une autre à tous endroits et à tous moments. Selon cette façon de voir, l’Univers serait indivisible du point de vue de la totalité du continuum spatiotemporel, et notre manière spatiotemporelle de l’appréhender ne serait en fin de compte qu’une représentation à l’intérieur de cette totalité fondatrice.
Incidemment, en s’adressant à des physiciens, Jung présente l’inconscient collectif comme un « continuum omniprésent ou comme un présent sans étendue » et explique cette omniprésence comme une relativisation dans les couches les plus profondes de la psyché du continuum spatiotemporel dont parle la théorie de la relativité d’Einstein. « Le monde archétypique est éternel, écrit-il encore, c’est-à-dire hors du temps et partout car (…) lorsqu’il s’agit d’archétypes, l’espace n’existe pas ». Il propose donc de renoncer aux catégories de l’espace et du temps lorsqu’il s’agit de la réalité psychique. II envisage plutôt de considérer la psyché comme une « intensité sans étendue » et non point comme un corps qui se meut dans le temps. On pourrait alors considérer celle-ci comme un transformateur d‘énergie dans lequel la tension pratiquement infinie de la psyché est transformée en fréquences et en « étendues spatiotemporelles perceptibles ».
Cette façon de voir ouvre un axe de recherches d’une richesse inouïe sur le fonctionnement du cerveau. On y entrevoit l’idée d’un inconscient global engendrant le temps et l’espace à l’image de l’univers, à chaque endroit et à chaque instant de leurs manifestations. Jung présente le substratum de l’univers non pas comme une réalité spatiotemporelle, mais comme un néant fondateur d’où émerge l’espace et le temps. En considérant la totalité du cosmos comme un tout indivisible, on ne peut éviter de prendre en considération que le psychisme humain, dont l’inconscient, est une composante de l’univers à l’origine de sa représentation spatiotemporelle et que, pour ce faire, il doit être structuré de la même façon que lui, ce qui rejoint l’idée traditionnelle du microcosme.
L’affirmation d’une totalité présente à chacun des lieux et des moments présuppose que ceux-ci sont des spécifications de cette totalité, comme une « retombée du global ». Jung parle « d’un espace inconscient absolu dans lequel un nombre infini d’observateurs contemplent le même objet » ou encore, à partir du Soi comme archétype de la totalité, qu’il « n’y aurait qu’un observateur (situé dans l’inconscient et qui serait la totalité de cet inconscient) qui contemplerait une infinité d’objets ». Dans cette perspective, faisant écho à Platon, le psychique serait l’intermédiaire de l’intelligible et du sensible, car si l’inconscient universel dans l’un de ses degrés est partie intégrante de la totalité du réel, il participe à la fois de son intelligibilité ontologique et de sa matérialité factuelle. Cette intelligibilité, pour nous qui existons dans le monde phénoménal, nous est transcendante et ne peut nous être métaphysiquement accessible que dans des systèmes épiphaniques vécus dans le domaine de la réalité psychique, et qui font le lien nécessaire avec notre réalité « d’existant ».
En d’autres termes, l’être humain est en partie empirique et en partie transcendantal. L’inconscient se présente à la fois comme supra-cosmique et comme condition du possible de l’inconscient cosmique, ce que l’on peut encore exprimer par l’idée d’une hiérarchie interne des plans de l’inconscient, de l‘âme reflétant l’imago Dei et révélant le Soi jusqu‘à l’inconscient comme champ des structures de la matière. Selon Jung, « les archétypes en tant que structures formelles psycho-physiques pourraient être en définitive un principe formateur de l’univers, c’est-à-dire un facteur d’ordre universel qui transcende l‘être ».
On se souvient, à propos de l’expérience quantique des deux fentes (voir le texte no. 12), que la fonction d’onde dédoublée est toujours réduite en un seul point aux yeux de l’observateur (qui ne voit alors qu’un aspect du réel). L’influence de l’observateur sur l’objet observé renforce la conviction que ce que nous appelons la réalité dépend en partie du processus de la conscience. Sous ce rapport, certains chercheurs se sont intéressés à l’intrication quantique (phénomène à travers lequel deux ou plusieurs particules se retrouvent corrélées ou intriquées de telle manière que leurs états quantiques sont interdépendants quelle que soit la distance qui les sépare) et aussi au fait que certaines structures cellulaires sont sujettes à la super-radiance (phénomène quantique où un groupe d’atomes ou de molécules dans un état excité peuvent émettre collectivement un rayonnement extrêmement cohérent). Ces approches se sont bientôt recentrées autour du modèle dit de la réduction objective.
À une prochaine fois pour le texte no. 14.