On se souvient, à propos de l’expérience quantique des deux fentes (voir le texte no. 12), que la fonction d’onde dédoublée est toujours réduite en un seul point aux yeux de l’observateur. L’influence de celui-ci sur l’objet observé renforce la conviction que ce que nous appelons la réalité dépend en partie du processus de la conscience. Sous ce rapport, certains chercheurs se sont intéressés à l’intrication quantique (phénomène à travers lequel deux ou plusieurs particules se retrouvent corrélées ou intriquées de telle manière que leurs états quantiques sont interdépendants quelle que soit la distance qui les sépare) et aussi au fait que certaines structures cellulaires sont sujettes à la super-radiance (phénomène quantique où un groupe d’atomes ou de molécules dans un état excité peuvent émettre collectivement un rayonnement extrêmement cohérent). Ces approches se sont bientôt recentrées autour du modèle dit de la réduction objective selon lequel des éléments structuraux des cellules appelés microtubules pourraient être le siège d’une superposition quantique (phénomène à travers lequel une même particule peut exister simultanément dans différents états quantiques). En d’autres termes, le squelette de nos neurones se comporterait comme une sorte de minuscule ordinateur quantique permettant la conscience.
Des chercheurs chinois estiment avoir trouvé un nouveau type de communication quantique entre les neurones. Leurs travaux portent sur la myéline (gaine isolante qui entoure les axones [les « bras » des neurones]) dont le rôle est de protéger les signaux qui voyagent dans le système nerveux et d’en augmenter la vitesse. Selon ces chercheurs, la cavité cylindrique formée par la gaine de myéline pourrait favoriser l’apparition d’une sorte de résonance dans les liaisons entre les innombrables atomes de carbone et d’hydrogène au sein des neurones. Ces vibrations conduiraient à l’émission spontanée de photons qui se trouveraient dans un état d’intrication. Liées au niveau quantique, ces particules pourraient servir de vecteurs d’information. Les signaux ainsi créés seraient en effet interconnectés et, grâce à l’intrication, voyageraient immensément plus vite que les décharges électriques traditionnellement associées au système nerveux. Cela pourrait permettre d’expliquer comment différentes parties de notre cerveau synchronisent leurs activités respectives de manière si efficace et, en extrapolant, comment fonctionne la conscience. Ces travaux ne sont encore qu’exploratoires. Même si des chercheurs réussissaient à prouver que de tels phénomènes quantiques ont bel et bien lieu dans les neurones, il serait encore très ardu de relier ces observations aux mécanismes de la conscience. Toutefois, ces études à la croisée de la physique quantique et de la biologie qui ont rapport avec l’essence de la psyché humaine, sont très intéressantes.
La revue scientifique « Médecine & Bio » rapporte qu’une étude sur l’anesthésie suggère que la conscience pourrait découler de la vibration quantique collective des protéines microtubulaires à l’intérieur des neurones. Les microtubules sont des réseaux denses de minuscules tubes présents à l’intérieur des cellules formant le cytosquelette (réseau de filaments protéiques qui fait partie du cytoplasme des cellules [cytoplasme : contenu d’une cellule vivante compris entre la membrane et le noyau]). Dans les neurones, au-delà de leur rôle structurel, les microtubules sont également essentiels au transport intracellulaire et à la plasticité cérébrale (capacité du cerveau à se remettre des traumas, à s’adapter aux situations et à créer de nouvelles connexions entre les neurones). Cette suggestion d’un lien quantique des microtubules fait suite au constat que l’anesthésie générale met beaucoup plus de temps à agir lorsqu’elle est administrée parallèlement à un médicament stabilisateur. La théorie dite « de la réduction objective orchestrée » suggère que l’anesthésie bloque directement les effets quantiques nécessaires à la conscience dans les microtubules. En se liant à ceux-ci, les gaz anesthésiques atténueraient leurs effets optiques quantiques et seraient à l’origine de la perte de connaissance. Des études ont également suggéré que les microtubules jouent un rôle dans le traitement de l’information, l’encodage de la mémoire ainsi que la médiation de l’état de conscience.
Plusieurs chercheurs admettent que les mécanismes de la conscience pourraient être de nature quantique. Tout comme en cosmologie, les recherches sur le fondement de la conscience soulèvent des questions qui tendent à dépasser les possibilités de la méthode scientifique traditionnelle. L’intervention de l’observateur sur la réalité (faisant en sorte qu’il n’y a pas d’une part un monde et d’autre part celui qui le regarde) contribue à cet état de fait. L’explication ne doit pas faire tort à l’essence de la chose en tant qu’elle peut ou, plus exactement, ne peut pas être décrite. Il n’y a pas si longtemps on pensait pouvoir résoudre la matière à un très petit nombre d’éléments, peut-être à un seul, mais les physiciens ont plutôt découvert de nombreuses nouvelles particules. Les mêmes conclusions ne tiennent pas à la fois dans les domaines microscopiques et macroscopiques. Devant les théories contradictoires, on se rabat de plus en plus sur le concept de complémentarité. Déjà, pour affirmer à la fois les deux thèses du repos absolu et du mouvement absolu, Platon distinguait le monde sensible et la réalité intelligible mais, dans sa pensée de maturité, il n’y a pas d’un côté un monde immuable et d’un autre un monde du mouvement, il y a les deux, ensembles.
De même que, à ses débuts, la philosophie occidentale oppose l’idée du repos absolu et celle du mouvement absolu, il est probable qu’elle se poursuivra par de continuelles oppositions, ce qui ne veut pas dire que les deux points de vue sont faux mais que chacun met l’accent sur un aspect d’un réel plus large, infiniment plus large. Il n’y a d’existence que parce qu’il y a autre chose que l’existence : une totalité enracinée en le néant. Le monde phénoménal (celui du changement, de la multiplicité, de l’espace, du temps, de la finitude et de la quantité) et la réalité nouménale (celle de l’unité, de l’éternité et de l’infini) se compénètrent. C’est pourquoi l’expérience spirituelle, qui inclut tout ce qui habite l’être humain, comporte un fond consciemment nocturne, une docte ignorance. Toutefois, par des symboles, des analogies et des antinomies, des poètes et des philosophes font communiquer le particulier subjectif et l’universel, le même et l’autre, le mouvement et le repos, le rêve et l’état de veille, l’activité et la passivité, l’éphémère et l’éternité, le partiel et la totalité. Ils témoignent de cette mystérieuse énergie qui nous fait dépasser les choses particulières et nous les font voir à travers une obscure lumière qui les dépasse toutes.
En la même personne concrète, la réalité se présente différemment à la conscience objectivante et à la conscience ouverte à une intensité spirituelle qui intègre les sentiments et les émotions. La connaissance objective se caractérise par une scission du sujet connaissant et de l’objet connu ainsi que par la production de savoirs transmissibles. Mais la connaissance spirituelle se caractérise par une non séparation sujet/objet (une intégralité) où c’est le sujet connaissant lui-même qui élargit sa conscience en s’ouvre au mystère de l’infini et de l’éternité. Elle peut s’accompagner d’une communication qui utilise l’analogie, les symboles et les antinomies, à l’intention de consciences dotées d’une certaine communauté d’expérience et dont les racines plongent dans un même inconscient collectif. La connaissance spirituelle suppose une raison ouverte qui accueille tout ce qui se passe en l’être humain, mais sans contredire la science sur son plan. La connaissance scientifique est une grande aventure dont limite, peut-être inatteignable, est la saisie du « grand tout unifié » qui inclut l’observateur lui-même. En se faisant poètes, plusieurs savants témoignent de leur émerveillement devant les énigmes que posent l’immensité macroscopique et la mécanique microscopique.
Nous ne pouvons connaître vraiment quelque chose qu’en connaissant le tout dont cette chose fait partie. Or, comme nous ne connaissons le tout de rien, nous devons admettre que, fondamentalement parlant, nous ne connaissons rien. Bien qu’ils aient accordé une grande importance à la connaissance du monde physique, les sages de l’Orient et de la Grèce étaient convaincus que la Vérité absolue habite notre âme ; que celle-ci est le lien à la réalité véritable et la clef de l’existence. En centrant leur volonté et en développant leurs facultés latentes, ils atteignaient à ce foyer vivant qu’ils nommaient Dieu. L’intelligence spirituelle accueille une mystérieuse lumière, indissociable d’un lien qui ouvre sur l’infini. La création spirituelle résulte d’un acte d’amour relié à l’ineffable Déité à la fois Être et Néant (où s’enracine la Liberté). La liberté rend possible de se fourvoyer, mais les errances peuvent favoriser la réalisation de soi. Issue d’un manque, l’énergie amoureuse s’associe à une puissante volonté de dépasser les limites. L’amour révèle la nostalgie d’une intégralité que tend à démentir la multiplicité apparente des choses et des êtres.
Cette discontinuité des êtres ne s’expérimente pas seulement entre les individus mais aussi, et surtout, de soi-même à soi-même. Les désirs émergent d’un moi changeant, différent d’une période à une autre, en quête d’une continuité et d’une intégralité que la beauté inspire. L’amour est pour ainsi dire le contenu positif de la liberté. Les désirs nous placent douloureusement devant l’abîme de ce qui nous manque, sans combler ce vide. Par l’accueil des lumières qui se trouvent en notre âme et une démarche autocréatrice, un destin apparemment anonyme devient, selon l’expression de Daniel-Rops, un reflet temporel de son éternité. Le mot « existence » vient du latin « ex-sistere » qui pourrait être poétiquement traduit par « être debout et devenir dans l’espace-temps » (Heidegger). L’attention portée à son âme et le désir d’éternité conduisent à une sorte d’éclatement de la quotidienneté avec ses masques et ses artifices. Les anciens liaient la sagesse à l’idée d’éternité. La confiance en la vie, en son sens, n’est pas l’ennemie de la raison, mais son flambeau. L’être humain trouve son humanité en Dieu. Le sens surgit de la profondeur et l’emporte sur la mort.
À une prochaine fois pour le texte no. 15.