Animée par des énergies spirituelle et psychique, l’existence humaine est en tension vers sa propre vérité à découvrir et à vivre. Entre l’ombre et la lumière, il n’y a d’autre issu que d’assumer les contradictions de l’errance. Le motif symbolique fondamental de la spiritualité est, en regard de la liberté et du problème du mal, de penser Dieu comme « Aimant » et l’être humain comme « aimé » (appelé librement à une vocation autocréatrice). L’être humain est apparu sur la Terre à la suite d’une longue évolution accomplie d’une manière continue à travers les règnes minéral, végétal et animal. Selon la vieille doctrine matérialiste, toute la réalité se réduit à la matière et l’évolution est le résultat d’une extraordinaire suite de hasards. Mais il ne s’agit là que d’une croyance et non d’une certitude scientifique. Il est prouvé qu’il y a eu tâtonnements dans l’avènement et l’évolution de la vie, mais affirmer que tout ce processus se réduit seulement à des tâtonnements, qu’il ne s’inscrit pas dans une dynamique plus englobante et plus complexe, est une conclusion hâtive.
Scientifiquement parlant, nous ne savons pas si la vie a un sens ou pas. Qui peut prétendre savoir avec certitude que l’apparition de la conscience de soi, de la pensée qui se pense elle-même, est seulement le fruit du hasard ? La loi de complexité de la matière de Teilhard de Chardin (1881-1955) est tout autant rationnelle que la théorie du hasard. En science, d’autres constantes, d’autres formes, d’autres invariables, d’autres structures et d’autres systèmes sont encore à découvrir. Mais, sans autres lumières que celles des sciences objectives qui tendent vers une connaissance du « grand tout » mais sans y parvenir, nous ne pouvons que rester ignorants devant les questions relatives au sens de la vie. Ce ne peut être que pour une question méthodologique que certains considèrent la pensée comme un épiphénomène des processus du cerveau, car penser suppose de poser l’être par rapport à un néant qu’il exclut. Le mot « être » peut attribuer une qualité à une substance (le ciel est bleu), mais il peut aussi signifier l’être-vrai, au sens d’exister vraiment (ceci est). Le sens du mot « être » suppose la possibilité d’une saisie par l’esprit d’une vérité entre l’être et le néant, relatif aux perceptions et au senti de l’être antinomique que nous sommes (à la fois matériel et transcendant).
Le temps a quelque chose d’insaisissable : le passé n’est plus, le futur n’est pas encore et le présent, à chaque instant, se transforme en passé. Le temps objectif découle de l’observation par nos aïeux des effets de la rotation de la Terre et de la Lune. Il a ensuite été reproduit mécaniquement puis électroniquement. Le concept de « temps » s’est prolongé dans ceux « d’hier », « d’aujourd’hui » et de « demain ». Ceci a entraîné une transformation de la conscience, qui établit la réalité en passé, présent et futur. Le temps est objectivement quantifiable (mais avec une certaine variabilité comme l’a prévu Einstein). Il y a aussi le temps subjectif : nous avons tous fait l’expérience de moments heureux où le temps passe vite, et de moments malheureux où la durée semble interminable. Le temps subjectif peut prendre figure de temps existentiel à l’occasion de certaines expériences comme la contemplation de la beauté, les moments d’extase ou à la proximité de la mort ; c’est celui de la profondeur, d’un contact avec un éternel présent dont l’instant peut avoir plus de signification, de plénitude que de longues années au quotidien. L’instant est une irruption de l’éternité dans le temps.
Les abîmes de l’inconscient révèlent le gouffre d’où nous sortons et les hauteurs vertigineuses où nous aspirons. La confiance en la vie, en son sens, n’est pas l’ennemie de la raison, mais son flambeau. Les pires mensonges sont ceux qui se parent de l’aura du savoir, et cela vaut autant pour le fanatisme religieux que pour le militantisme matérialiste. Les pires maux sont ceux qui proviennent de vérités relatives élevées au rang d’absolu. D’un point de vue spirituel, le temps est aux vains espoirs projetés vers le futur ce que l’éternité éprouvée ici et maintenant est à la confiance. La conscience spirituelle est une conscience symbolique qui considère le monde phénoménal comme « chiffre de la pensée divine ». Ici, le mot « chiffre » est emprunté à Jaspers : il désigne l’apparition de la transcendance dans l’immanence selon une expérience que la pensée objective ne peut s’incorporer.
Une dialectique existentielle du divin et de l’humain trame non seulement le destin tragique de l’être humain, mais permet aussi, comme l’a montré Berdiaeff, de jeter une lumière originale sur l’histoire de l’humanisme. L’humanisme du début de la Renaissance italienne, explique le philosophe russe, se caractérise par un effort pour relever la dignité de l’esprit humain dans le contexte d’un lien divino-humain. Mais l’expérience de création de la Renaissance se heurta à l’imposture de la réalisation du royaume de Dieu sur la Terre par la contrainte. Par réaction, la Renaissance a abouti à la résurgence de l’homme naturel dans le cadre d’une deuxième Renaissance qui se manifesta comme recherche de la perfection formelle dans tous les domaines. Issu de la conscience immanente du naturalisme antique, l’idéal de perfection en ce monde entra en collision avec l’aspiration chrétienne au monde transcendant. La Renaissance connut alors un conflit tragique entre des formes renaissantes du paganisme et le christianisme. Cependant, celui-ci ayant ouvert des horizons qui ne peuvent se réaliser parfaitement dans la culture historique, poursuit l’auteur russe, aucun retour triomphant à l’Antiquité et sa recherche des formes parfaites n’était plus possible.
Vers la fin de la Renaissance, un scepticisme systématique plombe l’enthousiasme du début. En s’éloignant de l’idée de transcendance, l’humanisme glissa vers un humanitarisme qui cherche à élever l’être humain, mais qui le rabaisse en son fondement. Une dissociation de l’humain et du divin amena le Monde contemporain à une affirmation de l’être humain sans Dieu puis contre Dieu et, finalement, au rejet radical de l’idée de l’imago dei, d’un lien divino-humain tel que symbolisé par l’anthropologie christique. Aussi, par ailleurs, la nature conserva son importance pas tant par une communion avec elle, mais surtout par le désir de la connaître scientifiquement et de s’en rendre maître, comme s’il ne s’agissait plus que d’un mécanisme utile. Feuerbach (1804-1872) en vint à défendre la thèse selon laquelle ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme mais l’homme qui a créé Dieu à sa ressemblance et qui, ce faisant, a aliéné sa propre nature dans une sphère transcendantale. Selon lui, Dieu n’est qu’un produit de la faiblesse et de la misère humaine, et l’idée de Dieu doit faire place à celle de l’homme. Il se fit le héraut de la religion de l’humanité où est absolutisée, non pas les individus, mais l’espèce en général. Au fond, sa philosophie, tout comme celle de Hegel et de Marx, est une philosophie du général abstrait (aux dépens des droits et libertés de l’être humain concret).
Chez Marx (1818-1883), le collectif social remplace Dieu : la personne humaine concrète n’est que la partie d’une totalité abstraite. L’homme générique et la collectivité magnifiée sont des concepts allant contre la liberté de la personne. Puisant sa philosophie à des sources humanitaristes, le philosophe allemand étend à la sphère sociale l’idée de Hegel (1770-1831) et de Feuerbach sur l’aliénation. Avec raison, il lutte contre un capitalisme qui aliène l’être humain en le réduisant à l’état de marchandise, mais il le fait en transformant l’humanisme en antihumanisme. Même si la vérité du communisme consiste à proposer une plus grande justice distributive, Berdiaeff fait valoir que son mensonge est plus grand que sa vérité, car il réduit l’être humain à n’être qu’une chose parmi les autres. Le marxisme nie le principe spirituel à la manière d’une sorte de religion inversée où le peuple élu est le prolétariat appelé au Grand soir de la révolution sanglante.
Le mensonge de l’humanitarisme consiste à limiter l’être humain aux possibilités de son autonomie fermée. Mais cette victoire de la raison autonomiste trouve sa gloire à l’ombre de la mort qui, sans la confiance et l’espérance, rend toute vie insensée. Sans une Vérité s’élevant au-dessus du monde, la personne humaine finit par être entièrement soumise à la nécessité, à la société et à l’État. Chez Marx, le divin prend la forme d’une société parfaite à venir. Mais, dans cette société, la personne n’est que la partie d’un tout et ses dimensions de liberté et d’autocréation sont rabaissées. La projection dans le futur d’un homme nouveau grâce à une dictature communiste soi-disant temporaire, est une utopie qui, comme toutes les utopies, est tragiquement vouée à l’échec. À l’opposé, l’homme nouveau de saint Paul est l’être humain concret en tant qu’il appartient à la fois au temps et à l’éternité. La sensibilité eschatologique est un rempart aux idéologies, aux utopies et aux idoles dévoreuses de liberté. L’eschatologie est la partie de la théologie qui porte sur les fins dernières et la destinée de l’humanité. Par extension, elle peut porter sur ce qu’il adviendra à l’humanité lorsque certains processus historiques auront abouti, comme c’est le cas dans le marxisme qui s’en sert pour justifier la dictature dite du prolétariat. Ce n’est qu’en reconnaissant la grandeur de l’être humain en tant que Visage divin qu’il est possible de trouver un fondement à la lutte contre les différentes formes d’esclavage.
L’insondable liberté de l’être humain qui peut s’adonner au bien et au mal, montre que la pédagogie divine en est une d’amour. Le lien divino-humain est la justification intérieure de la lutte contre les pouvoirs oppressants. Défendre la dignité de l’être humain, c’est lutter contre les forces voulant le soumettre à ce qui lui est inférieur. Sans cette lutte, toute pratique religieuse est une imposture ou une mascarade politique. Dans toute Sa gloire, Dieu n’est pas extérieur à l’être humain ni ne le domine. La filiation divine, fondée sur l’amour et la liberté, ne dépend pas de nos qualités : malgré nos limites et nos manquements, elle nous permet de trouver un sens à l’existence. La quête créatrice est la réponse humaine libre à une initiative divine, la confiance ponctuant les instants de la rencontre. Sans le lien divino-humain, l’imago dei est remplacée par le surhomme de Nietzsche ou l’être générique de Marx.
À une prochaine fois pour le texte no. 16.