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Éléments de philosophie spirituelle (Texte no. 17)

La Terre dans l'espace. Éléments de philosophie spirituelle. (Texte no. 17) La Terre dans l'espace. Éléments de philosophie spirituelle. (Texte no. 17)
La Terre dans l'espace. Éléments de philosophie spirituelle. (Texte no. 17)
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Dans l’expression « expérience spirituelle », il faut prendre le mot expérience en son sens ancien d’épreuve, de rupture avec le quotidien accompagnée d’un élargissement de la conscience.

Tout comme le Soleil reste le même quels que soient les rayons perçus par les uns et les autres, les expériences spirituelles sont des ouvertures sur un même Logos (comportant les Idées éternelles et les archétypes). Tous les grands créateurs spirituels sont en présence d’une seule et même Lumière, mais perçue et exprimée différemment. Contrairement aux expérimentations scientifiques, les expériences spirituelles impliquent tout l’être et ne sont pas systématiquement reproductibles. Elles adviennent sur fond de ténèbres ; tout comme, à l’inverse, l’infini et le parfait sont intuitionnés comme préalables à la conscience du fini et de l’imparfait.

La condition humaine incline à passer par des périodes de ténèbres avant que, à un moment béni, une voûte étoilée apparaisse (symbole du lien entre l’humanité et la divinité, prodigue d’une Lumière qui demeure toutefois voilée). Au plan existentiel, un élargissement de la conscience peut faire suite à une révolte contre un « Dieu » qu’on avait d’abord imaginé être au service de l’égo et avec lequel il était possible de négocier. Le cheminement spirituel s’accompagne d’une dialectique existentielle où les conflits intériorisés favorisent une élévation de la conscience.

La réalité est ce qu’un individu perçoit et comprend du réel. Ce dernier est quelque chose d’inconnu, bien plus grand que tout ce que nos concepts peuvent circonscrire. Lorsque nous en venons à penser le réel comme une Totalité, toutes les choses familières deviennent un aspect d’un « Grand ensemble » insondable. Toutefois, même doté de ce niveau de conscience, de la conscience cosmique, l’être humain ne baigne pas moins dans un monde de choses relatives, changeantes et ombragées ; et cela vaut pour la conduite humaine.

Au fondement de la pensée occidentale, la philosophie de Platon ne renvoie pas à un moralisme où s’opposent le bien et le mal normatif, mais à un cheminement existentiel dont l’Idée du Bien est le point culminant et qui exige le développement de la maîtrise de soi. L’Idée du Bien est indissociable d’une Lumière qui oriente l’action ou inspire l’inaction éclairée. Elle ne tend pas à justifier des contraintes imposées de l’extérieur sous le règne de la nécessité et de l’autorité, mais apparaît plutôt comme l’avènement de réminiscences au long d’un sentier plus ou moins abrupt et rocailleux.

Descartes (1596-1650) conçoit le rapport entre le corps et l’esprit d’une façon dualiste (comme opposition irréductible). Toutefois, on peut trouver une certaine unité dans sa pensée qui s’exprime comme « conscience de soi » en tant que rencontre d’une substance pensante (l’esprit ou l’âme) et d’une substance étendue (le corps), surmontées par Dieu comme source d’intelligence et de volonté. Cette unité s’exprime aussi dans son célèbre « je pense donc je suis », c’est-à-dire que c’est dans la conscience de sa conscience qu’il saisit son être.

Descartes conclut cependant que, bien qu’il puisse avoir une idée distincte de son corps et de son âme, l’être humain est incapable d’avoir une idée claire de leur union. En réaction, Spinoza (1632-1677) rapproche le corps et l’âme en arguant que de même que l’étendue est indéfinie et homogène, la pensée, au fur et à mesure qu’elle s’élève, devient elle-aussi plus homogène, en ce sens qu’elle pointe de plus en plus vers la Totalité. Il voit la pensée et l’étendue comme deux langages par lesquels s’exprime l’infinité de Dieu. Chez lui, la sortie de l’Un vers la multiplicité et la remontée de la multiplicité vers l’Un sont une réalité unique faisant partie d’un éternel présent.

Kant (1724-1804), à l’instar de Descartes, entretient aussi une dualité et nie la possibilité de l’intuition intellectuelle (acte transcendant, indéfinissable, qui pointe vers l’Absolu). Il distingue la raison pure de la raison pratique (qui appartient à la sphère de la croyance). Selon lui, seule cette dernière est capable de poser l’existence de Dieu. Avec raison, le philosophe allemand argue que la raison pure peut faire valoir autant de raisons en faveur que contre l’idée de l’existence de Dieu.

Hegel (1770-1831) cherche à surmonter le dualisme kantien, mais par une dialectique historique qui projette à « l’extérieur » ce qui chez Spinoza est possible dans un éternel présent. À son tour, Schelling (1775-1854), après avoir défendu l’idée d’une identité du subjectif et de l’objectif, en vient à parler plutôt de « l’existentiel », qui affirme l’intuition intellectuelle en tant que réalité vécue non objectivable.

À l’encontre de l’historicisme de Hegel, Kierkegaard (1813-1855) situe la spiritualité dans « l’immédiat ». À ses yeux, l’Absolu, l’Un, ne peut pas se situer dans la mouvance des événements. Pour lui, avec une teinte eschatologique (relative aux fins dernières), « l’ici », « le maintenant » et « le mien » sont indissociables.

Aussi en opposition avec Hegel pour qui l’essentiel est déjà joué dans l’Histoire, Bergson (1859-1941) fait aussi valoir l’immédiat mais en promouvant en plus la liberté créatrice. Il reconnaît l’intuition spirituelle, exprimable indirectement et de manière apophatique (en insistant sur le fait qu’il ne s’agit ni de ceci ni de cela). Le philosophe français est convaincu que, derrière les thèses d’un Berkeley par exemple, il y a une expérience spirituelle préexistante qui l’amène à voir la matière comme une sorte de pellicule transparente entre l’être humain et Dieu, comme une sorte de langue que Dieu parle.

Bien entendu, la « transparence » de la matière ne peut être effective que s’il n’y a pas objectivation, séparation ou abstraction, d’origine savante ou du sens commun. Bergson en arrive à considérer les forces qui travaillent en toutes choses comme étant présentes en nous. Sa philosophie toute entière se fonde sur la notion de conscience et de retour à soi, autrement dit sur l’importance de l’intériorité.

L’histoire de la philosophie en tant que science joue dans une sphère secondaire par rapport aux visions intuitives que les grands philosophes tentent d’exprimer. Que nous en soyons conscients ou non, sans l’idée de l’infini et du parfait, nous ne pourrions pas penser le fini et l’imparfait. Même « La Critique de la Raison Pure » de Kant se construit tout entière au cœur de la certitude que le monde objectif n’est pas l’être et qu’on doit s’élever vers l’être. À des moments privilégiés, le contact avec l’immédiat contient lui-même sa clarté en son infinie profondeur.

La conscience spirituelle surmonte l’empire réducteur de l’objectivation grâce à l’intuition d’un autre plan de la réalité. Nous ne sommes pas dans le monde comme un objet est dans une boîte. Le monde n’est pas une addition d’êtres ou d’étants (Heidegger), et l’être dans le monde est relationnel, horizontalement et verticalement.

André Breton (1896-1966) pense que tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement. En tant que microcosme, il y a toujours présence de nous-mêmes en ce que nous regardons, sentons et entendons. Il n’y a pas de science de l’être : la philosophie n’aborde ce thème que par les voies de la négation, de l’antinomie et de l’analogie.

L’idée de l’être est une façon de désigner l’Absolu manifesté : il veut dire à la fois « séparé de tout » et « englobant tout ». Incidemment, « l’englobant » de Jaspers désigne une réalité que présuppose chaque chose qui est, mais qui dépasse chaque chose qui est. L’Idée d’Absolu est appréhendée en l’intériorité (la conscience, l’esprit et l’âme) ; toutefois, dans l’expérience existentielle, l’intérieur est inséparable de l’extérieur.

L’intuition spirituelle est révélatrice d’une vérité proche mais dissimulée. Elle est un sentiment profond qui précède et rend possible certaines expériences extérieures, comme celles relatives à la beauté, et des expériences existentielles avec leur composante « intérieure ». Elle ouvre sur un inconnu dont l’expression se rapproche davantage de la poésie et de la musique, que de la science. Il y a une activité de transcendance dans la pensée qui fait que celle-ci ne peut pas se limiter au cercle de ce qui est connaissable objectivement.

Tout ce qui est présent à l’esprit est réel par sa participation au Divin et illusoire par son éloignement, et le lien entre la Totalité et la multiplicité échappe à la raison qui divise. C’est pourquoi, en philosophie spirituelle, l’ignorance consciente peut être une nuit lumineuse, une ignorance docte.

Blake (1757-1827) disait que nous sommes des suites d’états, que nous franchissons telle demeure puis telle autre dans ce qu’il nomme la divine éternité. Il s’agit, selon ce philosophe anglais, de nous baigner dans les eaux de la vie et de faire en sorte de nous débarrasser de ce qui est non humain. Selon lui, il faut laisser de côté les déterminations du bien et du mal, et nous engager sur la voie de la connaissance et de la réalisation de soi.

L’auteur explique que l’expérience spirituelle n’a pas d’objet comme tel, qu’il s’agit certes d’une expérience du sujet mais, comme le mot sujet ne prend son sens que par rapport à celui d’objet, il est préférable de laisser tomber ces deux termes et de parler d’expérience existentielle. La spiritualité suppose une certaine disposition d’accueil de la part du mental, ce qui n’est pas sans lien avec le thème de « la passivité » chez Novalis, thème souvent considéré comme l’essence de la philosophie de la vie du romantisme (mouvement littéraire et artistique, développé au 19e et 20e siècles).

Matière et énergie « vibrent » dans un système global « à travers » lequel, mystérieusement, le Logos éternel illumine les ténèbres. En allant au-delà de l’activité et de la passivité, au-delà de l’interne et l’externe, la conscience spirituelle suppose de vivre les deux intuitions de la présence et de la distance. L’existence, c’est peut-être d’abord sous la forme de la résistance de l’objet qu’elle apparaît ; mais exister, c’est à la fois s’unir et se détacher. Claudel (1868-1955) envisage l’univers comme une universelle présence au milieu de laquelle nous sommes ; mais nous ne sommes que parce qu’il y a cette présence.

À une prochaine fois pour le texte no. 18.

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.