Entrevue avec Mireille Cliche

Entrevue avec Mireille Cliche
Mireille Cliche Mireille Cliche
Mireille Cliche

La Métropole : Bonjour Mireille. Tu as une maîtrise en bibliothéconomie et en sciences de l’information ainsi qu’une maîtrise en création littéraire. Tu es aussi autrice depuis 35 ans. Parle-moi de ton cheminement.

J’écris depuis très longtemps, depuis le début de l’adolescence, en fait. Dans l’enfance, la lecture m’ouvrait des mondes et me servait de refuge. Plus âgée (mais sans doute toujours naïve!), j’ai compté sur les livres pour m’expliquer la vie et pour me comprendre moi-même. Jeune adulte, j’ai continué à rechercher leur réconfort et après une année à l’école d’architecture, j’ai bifurqué vers les études littéraires. 

Je n’ai jamais pensé à gagner ma vie par l’écriture; cela me faisait peur, je craignais de plonger. Je voulais aussi sentir que j’avais une utilité sociale «directe», immédiate. La bibliothéconomie m’a préparée à travailler en bibliothèque, comme bibliothécaire d’abord, puis comme gestionnaire et responsable de bibliothèques publiques et de maisons de la culture. J’ai eu la chance d’oeuvrer dans des quartiers où il y avait beaucoup à faire pour rendre l’information et la culture accessibles au plus grand nombre, et j’ai l’impression d’y avoir un peu contribué. 

Mais la littérature et, surtout, l’écriture, continuaient de m’appeler. Au début de la trentaine, je me suis inscrite à la maîtrise en création, que j’ai complétée tout en travaillant. De là est né le roman Les longs détours, accompagné d’un essai sur le thème «violence et silence». C’est une question qui me préoccupait : que doit-on, que peut-on dire, et pourquoi le silence – le mien, celui des autres – pouvait-il me paraître violent ? 

La poésie m’était aussi indispensable et j’ai soumis un manuscrit au prix Octave-Crémazie. J’ai remporté la première place et Jours de cratère est paru en 1991, quelques mois avant Les longs détours. Par la suite, je n’ai jamais cessé d’écrire, même s’il y a eu une longue interruption en ce qui concerne la publication. J’ai traversé une période où j’étais très sollicitée par le travail et la vie familiale, et je ne cessais de me remettre en question en tant qu’écrivaine. J’ai finalement fait la paix avec mon besoin d’écrire, en me disant que la publication était une récompense supplémentaire, un bonheur de plus.

La Métropole : Quelles sont tes influences en poésie?

Tu m’as parlé de Marie Uguay que j’ai découverte dans mes cours à l’UQAM.

Vers l’âge de 14 ou 15 ans, j’ai trouvé Capitale de la douleur de Paul Éluard dans la bibliothèque de mon père, qui était décédé une année ou deux auparavant. Il me semblait que ce recueil avait été écrit pour moi. Par la suite, à l’université, j’ai fréquenté l’œuvre incontournable d’Anne Hébert, découvert Pierre Morency et son renversant Lieu de naissance dont j’adorais le propos et la scansion, ainsi que bien d’autres poètes. 

À la fin de la vingtaine, une amie m’a fait connaître Marie Uguay, qui venait de mourir. Ce fut un coup de foudre littéraire. J’aimais et j’aime toujours tout de l’écriture d’Uguay, sa sensualité, ses images, son étonnante candeur, sa gravité sans lourdeur malgré le destin dramatique de l’autrice. 

Depuis, mes influences ne cessent de s’enrichir. La lecture relativement récente de La porte de Margaret Atwood m’a amenée à apprécier la narrativité dans les poèmes. La poésie, québécoise notamment, est foisonnante, libre et diversifiée. C’est un plaisir de découvrir de nouvelles voix, comme celle de Camille Readman-Prud’homme, par exemple.

La Métropole : On va parler de ton recueil Le cœur-accordéon sorti en 2020. Tu es très sensible à la nature, je lis cet extrait : 

Le reflet rose d’une plante dans une fenêtre striée

Le chant interrompu d’un arbre

Que le vent abandonne

Comment expliquer la beauté

Je pense qu’une enfance passée dans un environnement où le champ et la forêt étaient mes terrains de jeu a laissé des traces dans mon écriture. J’ai conçu Le cœur accordéon comme un projet étendu sur une année. J’ai voulu traverser cette période en reflétant sans artifice, avec le plus de respect et de justesse possibles, ses quatre saisons entre ville et campagne, ses anniversaires, son actualité, et en accueillant ce qui se présentait, le tricot de la peine avec la joie. J’ai médité chaque matin avant d’écrire afin de me rendre entièrement disponible à ce qui surgissait.

En m’ouvrant entièrement et en refusant de me laisser distraire, j’ai vécu des moments où la beauté me submergeait. Les vers que tu cites font partie d’un poème où je m’étonnais, sans le dire expressément, qu’elle tienne à si peu de choses : à une couleur subtile, à quelques branches qui interrompent leur danse un instant, au simple fait de sentir la vie palpiter, toute proche.

La Métropole : Si tu permets, j’aimerais que tu commentes le poème 13, un extrait fabuleux :

Je croyais les rêves disparus

Depuis que les images nous entourent

Depuis qu’elles veillent à notre place

Tu m’amènes à relire Le cœur accordéon et je constate que l’étonnement, la fraîcheur du regard y tiennent une grande place. Ces trois vers s’insèrent dans un poème qui commence par « Une seconde une seconde à peine / Une jeune fille frissonne/ Un chat pansu dans les bras ». J’étais assise sur mon banc de méditation et je voyais cette jeune fille dans la fenêtre d’en face. Elle paraissait sereine, son immense chat contre elle, et dans cette image d’une grande simplicité, je n’ai senti ni inquiétude, ni gravité, juste le flottement d’un état de rêverie, et une sorte de contentement où il ne manque rien.

J’étais loin des images qu’on nous impose jour et nuit sur nos portables et la présence aérienne de cette jeune voisine me rappelait qu’il est encore possible de rêver, qu’on soit jeune ou pas, homme ou femme, et même chat ! Quand je relis les trois derniers vers du poème (les jeunes filles rêvent encore sans doute / les jeunes hommes aussi / et même les chats), j’imagine invariablement le sourire du chat du Cheschire d’Alice au pays des merveilles. C’est, pour moi, un clin d’œil par lequel j’ai voulu partager la joie ressentie à ce moment précis.

La Métropole : Comment tu te vois dans l’univers poétique québécois? Je sais que tu aimes les lectures publiques, c’est important pour toi ?

La poésie est très vivante au Québec et elle se renouvelle constamment. Je dis souvent, à des gens qui me confessent ne rien comprendre à la poésie, qu’il y a autant de poésies que de poètes et qu’il suffit de trouver une voix qui nous touche pour y adhérer. Dans cet ensemble, je me perçois comme une voix parmi d’autres, unique comme toutes les voix.

Oui, j’aime participer à des lectures publiques. Pour la rencontre, d’abord; une rencontre nécessaire puisque l’écriture est un exercice de solitude. Mais aussi, pour la musique de la poésie. J’aime lire mes textes à haute voix comme j’aime lire ceux des autres poètes. C’est un plaisir toujours neuf car lire un poème, c’est l’interpréter. C’est en explorer les sonorités et les rythmes pour mieux en percevoir le sens. Comme pour une chanson, deux lecteurs vont aborder le même poème et il en naîtra deux lectures différentes. 

Pour ma part, j’adore repérer les sons qui reviennent d’un vers à l’autre. Que les choix soient conscients ou non, les consonnes, par exemple, produisent un effet percussif, cassant, apaisant… La longueur des syllabes joue aussi sur la réception du texte. Certaines se prolongent, donnent un souffle. D’autres sont plus brèves et accélèrent la lecture. Je repère les mots sur lesquels la voix s’appuie, les moments où il faut donner l’impression que le texte est en suspens. Je ne le fais pas comme une comédienne, bien sûr; je n’en ai ni la formation, ni le talent. Je le fais en amoureuse de la poésie et en curieuse de ses ressorts. 

La Métropole : Et maintenant, ton nouveau recueil, Le règne des incendiaires (Écrits des forges) est troublant. Tu parles de la mort de Dieu (p. 54), tu m’avais mentionné la mort de ton père dans ta jeunesse. Ton livre souligne surtout une inquiétude par rapport à notre époque.

Je crois que ce recueil est troublant parce que je suis, moi-même, profondément troublée. Nous voici, collectivement, à un point de bascule, tant en ce qui concerne l’état de la planète que la vie politique. Nous traversons une période trouble et dangereuse en témoins impuissants de conflits qui paraissent insolubles et sans vouloir, ou pouvoir, y changer quoi que ce soit. 

Devant ce constat, on ressent de l’impuissance. Peut-être sommes-nous – déjà! – fatigué-es d’en entendre parler, mais le silence et l’individualisme ne nous mèneront nulle part. Le recueil évoque brièvement ces questions : qui sommes-nous, fourmis prétentieuses et cyniques dans l’univers ? Qui sommes-nous dans notre soif de consommer, dans nos villes, dans nos voyages ? Qui sommes-nous dans nos communautés de solitude ?  Il interroge notre place dans le monde pour se terminer avec cette personne qui, dans mon miroir, cherche un sens à la frénésie.

Si nous nous prenons bien à tort pour des dieux, quand je parle de la mort de Dieu, je suis à une autre échelle. J’évoque la révolte de l’enfant que j’ai été et qui, à la mort de son père, a décidé qu’un dieu bienveillant n’aurait jamais permis une telle fin. Je ne nie pas le besoin de sacré et personnellement, j’aimerais croire, mais je n’y arrive pas.

Cette affirmation apparaît dans la dernière section du livre, intitulée «Autoportraits en compagnie ». Cette personne que je vois dans mon miroir, elle s’est construite dans un rapport aux autres. La poésie est, il me semble, presque toujours autobiographique dans le sens où l’on y parle toujours de sa vision du monde – même si aucun écrit n’est jamais vraiment vrai, même si les mots finissent toujours par amener ailleurs qu’à son point de départ celui ou celle qui les utilise.

Pour moi, la poésie peut traiter de tout, du quotidien comme des grands enjeux. Il n’y a pas de sujets poétiques, la poésie est une façon de voir. Elle est le lieu de l’émotion, alors j’essaie d’aborder les sujets dont je traite avec des images qui traduisent mon émoi.

Ricardo Langlois a été animateur, journaliste à la pige et chroniqueur pour Famillerock.com

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