La spiritualité (Texte no. 10)

Conscient des manipulations politiques et de l’obscurantisme la spiritualité dont je rends compte ne contredit jamais la science sur son plan, mais évite d’objectiver ce qui ne peut l’être.
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La spiritualité

Conscient des manipulations politiques et de l’obscurantisme dont a fait l’objet l’héritage spirituel occidental, la spiritualité dont je rends compte ne contredit jamais la science sur son plan, mais évite d’objectiver ce qui ne peut l’être.

Entre les limitations de Kant et les grandes projections de Hegel, le Monde moderne fut le théâtre d’une recherche passionnée des limites et des possibilités de la raison. Longtemps victorieux dans les universités occidentales, le criticisme reconnaît seulement la valeur des représentations mentales basées sur des catégories a priori (comme le principe de causalité). En matière de spiritualité, il se caractérise par une sorte de dédoublement où l’être humain est déchiré par l’opposition entre la vie concrète et les constructions rationnelles, où il s’attache à délimiter les divers champs du savoir au risque de détruire l’unité de la vie, où il hésite entre les appels du cœur et la sécurité apparente des constructions de la raison.

Durant la période contemporaine, on assista à une sorte de dynamisation de la conscience : on y observe une confrontation grandissante entre les conceptions de l’être humain comme raison ou comme liberté, comme compréhension d’un ordre aperçu et accepté ou comme aspiration créatrice et principe d’initiative. Le développement de la science est certes un gain très important, mais la raison seule et la méthode scientifique sont impuissantes à répondre à tous les besoins intérieurs. C’est pourquoi une spiritualité assumée suppose le passage d’une « raison fermée » (qui tend à réduire la réalité à ce qui est objectivable) à une « raison ouverte » (qui accueille des lumières unifiantes à cette hauteur où l’amour et la raison se rencontrent). La foi vive ne se réduit pas à la croyance : elle s’actualise dans l’activité créatrice. L’esprit a suffisamment de puissance pour aimanter la raison sans lui enlever quoi que ce soit.

Tout questionnement philosophico-spirituel fait appel à la raison mais, tel un feu embrasant l’intelligence, les idées qu’il suscite comportent des éléments supra-rationnels pouvant être exprimés à la manière d’une symbolique de l’expérience spirituelle. À propos des réalités non mesurables et non quantifiables, l’être spirituel cultivé sait qu’il ne sait pas. Le discours spirituel exprime non ce qui est prouvé, mais éprouvé. Ceux qui nient radicalement la valeur des expériences spirituelles parlent comme s’ils savaient, alors qu’ils expriment une croyance, une sorte de postulat para-scientifique. Le cheminement spirituel découle d’un choix libre par amour qui favorise l’espérance, cette énergie lumineuse qui renforce la confiance malgré les épreuves et la mort. Il ne s’accompagne pas d’un relâchement de la raison, mais d’une puissante exigence intérieure de l’être humain intégral. 

Inhérente à la conscience de soi, la connaissance spirituelle est une réalité par elle-même. L’être humain n’est pas une créature enfermée dans son individualité, car un tel être n’aspirerait pas à la connaissance universelle. L’autoconscience ne peut être parfaitement décrite, ni définie, ni réduite à une image première ou à un concept. Indissociable d’une puissance de négation (ni ceci, ni cela), elle est vécue comme « présence participative » à l’inconnaissable unité de la Déité. En pensant au fameux axiome de Descartes, Miguel de Unamuno disait que le « je » n’a pas à être déduit du « je pense ». Par quel égarement, en effet, l’être humain est-il parvenu à douter de sa propre existence alors que c’est la chose la plus essentielle dans son expérience immédiate ? Comment a-t-il pu en arriver à se regarder comme une nature extérieure à lui, connaissable seulement de seconde main à travers des intermédiaires ?

L’autoconscience et l’aspiration à la connaissance universelle ne seraient pas possibles sans la présence de l’Image divine en force et en qualité. Cependant, l’être humain à l’image de Dieu est en même temps une toute petite goutte dans la mer de la nécessité naturelle. « On est également fondé à parler pour l’homme de son origine divine et de son humble origine organique. Les philosophes défendent avec un égal bonheur d’argumentation la thèse de la liberté première de l’homme et celle du déterminisme complet faisant de l’homme un chaînon dans le cercle de la nécessité naturelle » (Nicolas Berdiaeff). La conscience supérieure de soi est inexplicable par le monde naturel. Une philosophie imprégnée de cette vérité suppose la révélation spirituelle de l’être humain. La spiritualité dépasse les limitations de la raison individuelle. Face inversée de l’anthropologie de Jésus-Christ, à la fois Dieu et homme, la christologie de l’être humain exprime symboliquement l’affirmation de l’être humain comme image de Dieu. 

Quoi de plus émouvant que ces efforts de l’esprit humain pour se frayer un passage à travers l’obscurité jusqu’à la lumière. Douter de la force créatrice de l’être humain, c’est s’aliéner au monde, c’est faire montre de timidité là où une confiance audacieuse serait désirable. Les lumières proposées par le rationalisme et le positivisme font penser à ce feu allumé sur une hauteur au fond de la caverne de Platon. Le foyer lumineux véritable (le Soleil véritable, le Logos) est au-dedans de nous, mais notre regard manque à la lumière. Le symbole de la Résurrection exprime « l’espérance en un nouveau Ciel et une nouvelle Terre » (Maxime le Confesseur). Cette espérance n’est pas le résultat d’une connaissance objectivante, mais d’une audace créatrice qui obéit aux dictats du cœur.

Saint Paul parle de passer du corps psychique comme être dans la séparation et la mort, au corps spirituel comme être dans la communion et la vie. Il s’agit d’une anthropologie divino-humaine où l’être humain découvre la vérité de sa nature et de sa volonté dans sa participation à la vie divine. La connaissance spirituelle est donc participative et non objectivante. L’être humain est doté d’une conscience primordiale au cœur même de la réalité initiale du sujet concret, et d’une conscience secondaire découlant de la scission sujet/objet. Le monde objectif (ou apparent) est une construction de la conscience secondaire. Ni l’objet ni le sujet épistémologique mais le sujet concret seul est un noumène participant à la vie divine et pouvant tendre vers une réalité unifiée.

Sur un fond d’ignorance docte, la connaissance spirituelle illumine et accroit l’être même. L’intelligence la plus haute est symbolisée par « l’intelligence christique », le Logos incarné. Orientée vers la coïncidence des opposés, elle débouche sur « l’unité et l’identité par la grâce » (saint Maxime). Au contraire, fondée sur le principe de non contradiction et d’identité formelle, la pensée discursive est tournée vers la multiplicité. Pour désigner le charisme de la saisie de la présence, Macaire d’Alexandrie parle d’une « sensation spirituelle ». Cette désignation n’a rien à voir avec un sensualisme : elle cherche à rendre compte de la spiritualité comme réalité vécue. Il n’est d’autre critère de la connaissance spirituelle que son évidence intérieure. 

Certains vont jusqu’à affirmer que ce que nous ne pouvons pas connaître objectivement n’existe pas. Pourtant, la logique élémentaire nous apprend que nous ne pouvons rien déduire de ce que nous ignorons : ni l’existence ni la non existence de quoi que ce soit. Une spiritualité conséquente implique toujours un certain apophatisme, c’est-à-dire une attitude de l’esprit qui amène une démarche pouvant transcender le monde phénoménal à l’aide de propositions négatives. Ainsi, tout en affirmant l’existence de Dieu, une philosophie spirituelle conséquente rejette toute prétention à une connaissance objective de Dieu, gardant ainsi la porte ouverte à l’expérience du doute. Le Dieu des philosophies rationalistes est une idole fabriquée que les antithéistes ont beau jeu de détrôner.

En spiritualité, l’exigence normative est secondaire par rapport à la participation et à l’activité créatrice. Même si nous avons perdu la ressemblance divine, l’image se révèle sous forme archétypique. L’archétype est l’image primordiale qui, à partir d’un même fonds, alimente les images « personnelles ». En s’engageant dans une quête existentielle, l’être humain peut surmonter l’opposition de l’humain logique et de l’humain vivant. Au fond, la seule Vérité c’est Dieu, à la fois inconnaissable, mais participable. La connaissance spirituelle est une connaissance par l’esprit, et il n’y a pas d’esprit sans Dieu comme source première. Au plan spirituel, par sa participation à la vie divine, c’est le sujet concret dans sa globalité qui connaît. D’une façon libre et créatrice, l’intelligence spirituelle accueille la Lumière, qui se déverse en l’être humain à la mesure de son amour. La connaissance spirituelle est une connaissance unitive : elle suppose le retournement complet d’une conscience idolâtre de ses représentations mentales. Mais il faut parfois se heurter aux murs de notre prison avant d’oser être ce que nous sommes vraiment. 

« Abîme sans fond » où s’enracine la Liberté, la Déité peut être pensée comme Mystère, antérieur au concept de l’être. La Liberté préontique s’expérimente comme puissance positive de création. La liberté humaine appartient à la sphère du lien énergétique entre l’être humain et la Déité. De même essence que la Liberté divine, la liberté humaine est reliée à l’Abîme sans laquelle aucune nouveauté, aucune création authentique ne serait possible puisque, au plan phénoménal, « rien ne se créé, rien ne se perd ». Seule cette participation permet à l’être humain de s’émanciper de l’esclavage de la nécessité. C’est ainsi que s’accomplit le règne de l’Esprit.

La création spirituelle est un acte d’amour électif tendue vers l’ineffable Vérité. L’être humain est appelé à prendre conscience par lui-même qu’il est la source créatrice de la valeur. Si l’autonomie permet de penser par nous-mêmes, la participation aux énergies divines rend possible l’incursion de l’Éternité dans l’espace-temps. En étant aimanté par l’Esprit, l’existence humaine devient en tension vers sa propre vérité à découvrir et à vivre. Malgré la possibilité de commettre des erreurs, il n’y a pas d’autre issu que d’assumer notre liberté afin de nous réaliser. La liberté créatrice est un principe unificateur ouvert au Mystère qui nous fait découvrir le véritable visage de l’être humain. En passant de la vérité aperçue à la vérité reconnue, l’expérience spirituelle s’inscrit dans un mouvement d’autoréalisation créatrice. 

À une prochaine fois pour le texte no. 11.

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.

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