Nous sommes des êtres spirituels traversant une expérience humaine où le bien et le mal s’entremêlent. Les périodes d’épreuve, comme la deuxième vague de la covid que nous subissons actuellement, peuvent être des occasions privilégiées de réflexion sur notre réalité en tant qu’êtres humains. Basée sur de nombreux témoignages, la philosophie spirituelle que je promeus fait état d’une pensée très centralisée qui part de l’intuition fondamentale d’une vérité plutôt que de conduire à celle-ci par une série de démonstrations. En lutte contre l’objectivation, à la défense de la liberté, elle ouvre sur une pensée créatrice où le qualitatif reprend ses droits, où l’expérience de la beauté répond au plus compliqué et au plus problématique. Elle s’adresse à tous ceux qui, insatisfaits de la seule quotidienneté, ont soif d’une réalité plus authentique. Exprimée comme une symbolique de l’expérience intérieure, elle rend compte d’une même présence, d’un même soleil, malgré que les rayons entrevus par les uns et les autres, à telle époque ou à telle autre, ne soient pas toujours les mêmes. Elle assume une liberté qui, plus qu’un libre arbitre, est un pouvoir positif de création qui favorise la réalisation de soi. Nous pouvons nous imaginer savoir qui nous sommes, mais il s’agit d’une illusion quotidiennement entretenue par la construction et la reconstruction d’une identité d’emprunt. Le premier pas en philosophie spirituelle consiste à prendre conscience de la limite des savoirs objectifs, ces savoirs détachés des sujets concrets de la connaissance et froidement transmissibles, afin de nous disposer à accueillir plus largement et plus profondément tout ce qui se présente à la conscience, sans enlever quoi que ce soit à la raison.
La science ne prétend pas détenir la vérité dans des domaines qui ne peuvent pas s’appuyer sur des faits ou des phénomènes constatables par des observations vérifiables et reproductibles. Toutefois, le scientisme est une idéologie selon laquelle il faut appliquer dans tous les domaines de la pensée un déterminisme méthodologique comparable à celui qui a fait le succès des sciences. En se donnant des allures scientifiques, il conduit à se prononcer par la négative à propos de tout ce qui échappe au savoir objectif, poussant même l’illogisme jusqu’à affirmer que ce qui n’est pas prouvé n’existe pas, alors que, dans ce cas, logiquement parlant, nous ignorons tout simplement si cela existe ou non. Incidemment, même si l’idée que le monde phénoménal manifeste une Totalité ne peut pas être prouvée scientifiquement, elle ne contredit pas les plus récentes avancées de la physique et de la cosmologie, plus que jamais tendues vers une théorie du « grand tout ». Comme Unitotalité, la réalité ne peut pas être objectivée, car le sujet de la connaissance en fait partie. La vérité fondamentale, ou la Vérité (avec une majuscule), n’est ni objective ni subjective : elle est relationnelle et engage l’intégralité de la personne. Tendu vers l’unité, un discours spirituel authentique n’a pas à entrer en contradiction avec la science sur son plan, car il rend consciemment compte d’une expérience existentielle non objectivable et assume un « non savoir » tout aussi conscient. Tant qu’il y a un sujet qui observe et une chose observée, il y a dualité, donc ignorance sur le plan spirituel.
Selon Platon, le monde sensible n’est pas la réalité telle qu’elle est vraiment, mais un monde d’apparences auquel il oppose un monde vrai, celui de la « réalité intelligible ». Selon lui, notre âme est dotée d’une intuition intégrale de la réalité intelligible, mais cette vision a été voilée au moment de l’incarnation. Cependant, nous pouvons nous ressouvenir de ce que notre âme a déjà contemplé. Le grand philosophe grec en est arrivé à penser que ce ressouvenir, aussi appelé « réminiscence », permet d’accéder à une vision unifiée de nature intuitive de Formes intelligibles comme la Beauté, le Bien et la Justice, aussi appelées « Idées » (avec une majuscule). Pour devenir accessibles, celles-ci supposent une ouverture, une disposition à accueillir certaines expériences existentielles qui ne s’obtiennent ni par l’accumulation de perceptions ni par des constructions mentales, mais par la réappropriation d’une connaissance innée, celle-ci passant, dirions-nous de nos jours, de l’inconscient au conscient. Dans cette perspective, l’âme incarnée est un intermédiaire entre les choses sensibles et la réalité intelligible. Bien que voilée, l’intuition de celle-ci renvoie à une dimension tellement constitutive de notre être que sa privation est sentie comme un manque. Avec la puissance de l’instinct, la conscience de ce manque peut être éveillée par des formes matérielles et provoquer une impression puissante à l’origine d’une expérience proprement humaine de nature érotique, irréductible au seul instinct. Cette puissante expérience, liée à la beauté et au désir, est le sentiment d’une présence, irréductible aux formes sensibles qui l’ont suscité. Son effet peut être instantané, à la manière d’une lampe qui élimine l’obscurité simplement parce qu’elle est allumée, peu importe le temps passé dans l’obscurité. Le désir de nature érotique est une aspiration et un élan fulgurant vers une réalité dont nous nous souvenons momentanément et qui, habituellement, nous manque plus ou moins confusément. Si la perception d’une forme matérielle peut déclencher la réminiscence, ce n’est pas moins l’âme qui se souvient, car ce niveau unifié de la connaissance n’est pas accessible aux seules sensations ni aux concepts, ces derniers résultant de la généralisation d’un ensemble de choses perçues et de l’abstraction des particularités. En définitive, la conscience spirituelle est le ressouvenir d’une mystérieuse « Abondance », seul Bien et seule Vérité, sentie à la fois comme présence et comme énergie.
L’expérience spirituelle conduit la reconnaissance d’une vérité qui nous transcende, tout en étant paradoxalement constitutive de « ce que nous sommes vraiment ». Il ne s’agit pas d’acquérir une connaissance au sujet d’une chose dont on ne sait d’abord rien, mais de parvenir à reconnaître une connaissance que nous avons déjà en nous. Le fait que différentes croyances acquises puissent contaminer notre vision des choses est doublement renforcé par celui d’ignorer être dépositaires d’une « connaissance innée » et d’ignorer cet état d’ignorance. Ni l’usage des mots ni les conventions ne sont des faits premiers. La sagesse socratique est une invitation à une forme supérieure de connaissance de soi. Il ne s’agit pas de prendre une opinion déjà présente et de lui fournir une justification, mais d’élever notre niveau de conscience, de prendre contact avec notre âme. Les Idées qui habitent l’âme procèdent de l’Un. Elles impliquent le sujet concret intégral, et toute tentative de réduction à l’analyse rationnelle brise cette unité. Pour que la conscience puisse s’approfondir, elle doit s’abreuver à une autre source que la multiplicité des choses et des phénomènes. Par analogie, une liste de propriétés ne peut pas être exhaustive, puisque nous pouvons en énumérer indéfiniment ; et l’énumération des propriétés d’une chose ne présente pas la chose elle-même, puisqu’il lui manque encore l’unité. Le souvenir des Idées montre le lien de l’âme avec un autre ordre de réalité, source d’insatisfactions face à la vie ordinaire. La théorie de la réminiscence montre comment l’âme peut relier le monde apparent et la vérité une. Le « connais-toi toi-même » socratique est indissociable de l’expérience du « ressouvenir ». Certains, n’ayant jamais éprouvé le désir d’un autre monde, n’accordent de réalité qu’à ce qui est sensible et matériel, et se voient eux-mêmes exclusivement comme des choses. D’autres ont conscience de la réalité intelligible qui habite leur âme, mais l’opposent radicalement au monde phénoménal, ce qui les amène à mépriser les sens et à se défier des expériences de la vie. D’autres enfin se souviennent de l’autre plan du réel tout en étant conscients de l’importance de la médiation du monde sensible. Chez ces derniers, l’âme incarnée est considérée comme une réalité intermédiaire entre le monde phénoménal et la réalité intelligible, telle l’âme d’un violon qui transmet les vibrations des cordes à la caisse de résonnance. Les choses sensibles sont en effet une source constante d’inspiration : elles ne sont pas simplement « autres » que l’intelligible, elles sont aussi « mêmes » en tant qu’images analogues. À leur niveau, elles vibrent du même « esprit », en ce sens qu’elles font partie de la réalité une.
Bien que la perception soit personnelle et localisée, il y a quelque chose d’universel associé aux choses sensibles, quelque chose à l’origine d’un mystérieux « consensus » qui ne provient pas de la perception comme telle, mais « remémoré » à partir des choses perçues, comme l’expérience universelle de la beauté du Monde. L’exemple de l’idée d’égalité peut aider à comprendre. Si nous pouvons considérer des choses comme étant égales, c’est parce que nous avons une idée préalable de ce qu’est l’égalité. La perception est impuissante à trouver la connaissance de l’égal à partir des choses concrètes, parce que celles-ci se montrent tantôt égales, tantôt inégales, tandis que l’égalité elle-même n’est jamais inégale. L’égalité, dans sa perfection et son universalité, est une idée dont le souvenir est inné, et non le fruit d’une accumulation d’observations. Si les souvenirs ordinaires impliquent au moins deux temps différents, la réminiscence associe plutôt une réalité intemporelle à une sensation. Dans l’âme incarnée, un lien est établi entre le monde du devenir dans le temps et le plan de l’unité : l’infini est perçu dans le particulier, et l’« ici et maintenant » est investi par l’éternité. Socrate parle d’une scission originelle responsable du sentiment de vide qui accable l’être humain, et de l’amour ressenti à la reconnaissance (au ressouvenir) de cette partie manquante. L’éveil de la conscience est suscité par l’expérience de ce manque. La condition humaine est marquée par un vide dû à l’oubli et à l’ignorance de ce qui est susceptible de combler ce vide. Cependant, notre âme demeure en contact avec la réalité intelligible, de sorte que, en en prenant conscience, nous avons la possibilité de réorienter le mouvement de notre existence. Ultime objet de l’éros, la « connaissance spirituelle » est une « participation existentielle » qui tend à combler le vide que l’on ressent, et non le résultat d’un processus d’objectivation. L’âme ne peut pas être connue directement par l’intelligence ni par les sens, car elle n’est pas une Forme intelligible ni une réalité sensible. Elle ne peut être saisie qu’indirectement à partir d’expériences existentielles, à commencer par celle du « manque », corrélative à l’énergie amoureuse qui l’accompagne. Apprendre à aimer donne sens à la vie. Par une transformation intérieure, l’amour libère de l’égocentrisme, qui suscite tant de souffrances. Vouloir vivre cette expérience, dont la portée est d’ordre cosmique, signifie que nous avons commencé à nous identifier à ce que la tradition appelle « l’image divine en nous ». La reconnaissance de la présence divine en nous, associée à une expérience amoureuse, conduit à la découverte (sentie et non objectivée) de « ce que nous sommes vraiment », corrélative à la conscience de notre condition séparée en tant qu’êtres à la fois spirituels et incarnés.
Robert Clavet, PhD LaMetropole.Com