Une vue aérienne d'un château au sommet d'une montagne, entouré de paysages aux contours à couper le souffle.

À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 11)

— Le temps est venu de quitter la forêt, dit Nékolia, d’un ton décidé.

— Je ne crois pas que les gens de Tréblinor vont me prendre pour leur futur roi, répliqua Ésiom, le sourire en coin.

— Nous allons d’abord à Vivalorium, répondit le Sage, le seigneur de l’endroit a toujours été fidèle à Charles. Aujourd’hui, il est avancé en âge et son épouse est décédée, mais il est aidé par Adélaïde et Rosemonde, ses deux grandes filles. Il aurait bien voulu mieux protéger ses vassaux, mais Ribot est trop puissant.

En quelques heures, les deux hommes atteignirent une cabane où deux Compagnons les attendaient. Après un repos mérité, ils reçurent un cadeau habituellement réservé à la noblesse : deux destriers entraînés à la guerre. Plutôt que plusieurs semaines à pied, le voyage à cheval n’allait prendre que quatre jours. Inexpérimenté, l’ancien mendiant approcha sa monture sans précaution. Le grand étalon blanc aux muscles puissants se cabra sur ses pattes arrière en dressant ses sabots avant en un mouvement circulaire, prêt à l’attaque. Ce n’était pas l’usage d’utiliser un cheval de bataille pour effectuer un simple voyage, mais, aux yeux des Compagnons, il s’agissait de tout autre chose.

Pour favoriser l’apprentissage d’Ésiom, le groupe adopta d’abord une allure au pas, puis au petit trot. Heureusement, en chemin de montagnes, le galop n’était pas approprié. D’autres Compagnons vinrent bientôt remplacer les premiers, puis d’autres encore. La nouvelle de l’arrivée du dauphin s’était répandue dans toutes les Loges du royaume, mais, pour éviter d’alerter Ribot, chacun s’était fait le plus discret possible. Dans la pénombre du soleil couchant, une grosse masse noire apparut au loin : c’était la forteresse de Vivalorium. À droite, un peu plus bas, se profilait le village proprement dit.

Soudain, un bruit de chaînes déchira le silence crépusculaire : un pont-levis s’abaissait au-dessus d’un fossé rempli d’eau. Avec de grands gestes, un soldat invita les arrivants à franchir le mur d’enceinte. Ceux-ci pénétrèrent dans la cour intérieure où un garçon d’écurie et des serviteurs avaient été mis à leur disposition. Un grand feu au fond de la cour présageait un chaleureux accueil. Ésiom et Nékolia furent bientôt accueillis par le seigneur Fiabbie, ses deux filles et une douzaine de notables. Le seigneur de Vivalorium était doté de petits yeux vifs toujours aux aguets, comme ceux d’un faucon ou d’un épervier, héritage des tensions extrêmes d’une vie faite d’expéditions guerrières et de pèlerinages périlleux. Bien qu’il fut fils de seigneur et ait vécu une existence exceptionnelle, il connaissait intimement les mœurs et les usages du peuple. Réaliste, mais non dépourvu de jovialité ni d’humour, il était, malgré son âge, aussi bagarreur qu’habile discoureur. L’hôte salua Nékolia avec respect puis, en pliant le genou devant un Ésiom tout ébahi, il prit les mains de celui-ci, les posa sur sa tête, et lui jura fidélité. Avec l’aide d’un assistant, il présenta ensuite une épée, la poignée placée solennellement sur son bras, en disant : « À toi, Philippe, notre dauphin tant espéré, voici le glaive avec lequel je me suis battu aux côtés de ton père, afin que la justice et la gloire règnent à nouveau sur le royaume. ».

Ésiom regarda furtivement Nékolia qui, d’un discret hochement de tête, l’encouragea à accepter le prestigieux cadeau. Il prit donc la lourde lame, la souleva comme une croix inversée, et, sous le coup de l’inspiration, déclara : « Par cette épée, je jure d’aller récupérer le sceau de mon père et de rétablir la justice et le droit. ». Le châtelain se releva, visiblement satisfait. D’emblée, il offrit à Ésiom de rencontrer Giovanelli, son maître d’arme, dès le lendemain, afin de faire au plus tôt son apprentissage dans l’art de l’escrime. Puis, il dit, sur un ton joyeux : « Accueillons nos invités comme il se doit. » Sur ce, le groupe gravit quelques marches menant à une grande salle remplie d’objets hétéroclites, inégalement éclairés par les lumières vacillantes de nombreuses torches et chandelles. Malgré leur aspect rudimentaire, les murs étaient savamment décorés d’emblèmes multicolores. Au centre, une longue table remplie de victuailles s’imposait par sa magnificence.  Cet endroit était le cœur du château : on y mangeait, on y dormait, on y réglait les affaires. C’était le milieu de vie de tous ceux qui habitaient dans la forteresse, y compris, depuis la mort de la châtelaine, celui du seigneur et de ses filles.

Un jeune noble avait été désigné pour informer le dauphin du protocole et lui expliquer le déroulement du repas à sept services. Chacun de ceux-ci était gargantuesque et arrosé de liqueurs et de vin épicé. Des acrobates et des jongleurs se produisaient au son de la musique de trois troubadours, auquel se mêlaient parfois les éclats de rire sonores de Rosemonde, la plus jeune des deux sœurs. Depuis la mort de leur mère, ces dernières s’assoyaient immédiatement du côté gauche de leur père. Au septième service, ce fut le tour des nombreux desserts dont la fameuse poire digestive. Repus et courbaturés, Ésiom et Nékolia demandèrent alors la permission de se retirer dans leur chambre. À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

Las OlasJGA

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.