Une œuvre captivante illustrant le lien intime entre La spiritualité créatrice et une femme posée sur un lit, accompagnée de la présence obsédante d'un démon.

La spiritualité créatrice (Texte no. 16)

Toute personne, même encline à se couper des plus belles ardeurs de son âme, peut se découvrir en tant que Visage divin et croire enfin en sa propre grandeur.

Dans son essence, Dieu est inaccessible à la pensée. Cependant, cette mystérieuse Présence peut être entrevue comme en creux par une personne éprouvant le sentiment d’un vide qu’elle désire ardemment combler, ou ressentant le ravissement d’une sorte d’éclosion de la Vérité par le mystère de la beauté. Dans la connaissance spirituelle, la pensée et la vie sont inséparablement liées comme lieu provisoire de la rencontre de l’immanent et du transcendant. La réalisation de soi implique un mouvement d’unification, et il y a un lien ontologique entre tous les êtres. « Les expériences subjectives les plus profondes, écrit Cioran (1911-1995), sont aussi les plus universelles en ce qu’elles rejoignent le fond originel de la vie. » Le Soi participe à la vie divine ; il transcende les identités d’emprunt issues de fabrications mentales, de faux semblants et de modes passagères. La volonté de s’en tenir aux savoirs objectifs en matière de questions fondamentales et le refus d’accorder de l’importance à ses états intérieurs, résultent d’une peur de la vie avec ses inévitables errances. Une philosophie spirituelle est une philosophie tragique du destin, en tension vers l’Un. Le phénomène originel de la vie spirituelle est le mouvement allant du divin vers l’humain, et de l’humain vers le divin. L’anthropologie divino-humaine exprime une interaction entre la Liberté incréée et la grâce, jaillissement de la Vie et de la Gloire.

Influencé par l’Ungrund (le Sans-fond) de Jacob Boehme (1575-1624), Berdiaeff pose à l’origine une « Liberté initiale » qui est enracinée en le néant (et non dans l’être). Le propre du néant étant l’absence de tout, la Déité n’est pas consciente d’elle-même ; mais, mystérieusement, une racine de désir s’allume comme une étincelle et fait jaillir l’être du non-être, et la lumière des ténèbres. Ainsi la Déité devient-elle Dieu créateur dont l’auto-conscience s’établit en lien avec le monde créé. Étant absolument indéterminée, « la Liberté initiale » rend possible le bien comme le mal. « Elle ôte en tout cas à Dieu la responsabilité du mal dont le jaillissement ne peut être empêché, toute la bonté de la Divinité s’avérant impuissante devant cette liberté qui est à l’origine de la tragédie non seulement humaine, mais également divine, déclenchée au sein de l’esprit » (Alexis Klimov). « L’esprit ne procède pas seulement de Dieu, mais encore de la Liberté originelle, pré-ontique, de l’Ungrund. C’est là le paradoxe fondamental de l’esprit : il est une émanation de Dieu, mais il peut répondre à Dieu sans que sa réponse provienne de Dieu » (Berdiaeff). Dans la tradition néoplatonicienne, la multiplicité provient de l’Un et ne peut se réaliser que par un retour à l’Un ; mais Boehme, dans l’esprit de Platon, ajoute que l’Ungrund se manifeste dans la multiplicité. Cela implique que « ce monde » n’est pas seulement le résultat d’une chute, d’un éloignement, mais aussi une médiation positive entre l’infini et le fini. La philosophie de Boehme invite à l’activité créatrice : à la fois un microcosme et un microtheos, l’être humain est doté du pouvoir d’exprimer l’essence divine dans le monde manifesté. Mais, par sa volonté propre, l’individu peut aussi renverser les rapports du fini et de l’infini et s’éloigner de Dieu. Chez Boehme, le mal n’est pas que l’effet de l’ignorance ni n’est qu’une absence de bien : il résulte d’un acte libre d’éloignement de la Lumière, événement dont Lucifer est l’archétype.

Dans l’esprit johannique, nous pouvons dire que les ténèbres résistent à la lumière sans toutefois l’engloutir, et que la lumière luit dans les ténèbres. Sur le chemin de la connaissance de soi, il n’est pas facile de garder l’espérance devant le spectacle de l’injustice et de la souffrance. Et cela d’autant plus que subsistent et bataillent en nous le bon et le mauvais, la lumière et les ténèbres. Mais, écrit Jung, « Il n’y a pas de lumière sans ombre et pas de totalité psychique sans imperfection. La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la perfection mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension ». La conscience de son ombre est une clé pour s’engager sur le chemin de l’introspection mais, avertit Jung, il y a toujours une tentation de projeter son ombre personnelle sur autrui : « De deux choses l’une, nous connaissons notre ombre ou ne la connaissons pas ; dans le dernier cas, il arrive souvent que nous ayons un ennemi personnel sur lequel nous projetons notre ombre (…) et qui, à nos yeux, la porte comme si elle était sienne et auquel en incombe l’entière responsabilité ; c’est notre bête noire, que nous vilipendons et à laquelle nous reprochons tous les défauts, toutes les noirceurs et tous les vices qui nous appartiennent en propre. Nous devrions endosser une bonne part des reproches dont nous accablons autrui ! Au lieu de cela, nous agissons comme s’il nous était possible de nous libérer ainsi de notre ombre ; c’est l’éternelle histoire de la paille et de la poutre. ». Malgré les mystifications de la conscience, la quête de la connaissance de soi et l’activité créatrice concourent à la plénitude de l’existence.

En son sommet ineffable, Dieu est enracinée en le néant, en la Liberté incréée qui a rendu possible une tragédie non seulement humaine mais également divine. Jésus-Christ en croix est aussi un symbole de la mystérieuse impuissance de Dieu devant l’insondable liberté de l’être humain. Celui-ci peut s’affirmer avec Dieu, en marge de Dieu ou contre Dieu ; mais l’élévation de la conscience et la floraison du cœur passent par des voies inattendues. Toute justification des souffrances humaines à partir d’une conception objectivée de Dieu ne peut inspirer que de la méfiance : Dieu n’a pas créé le mal et ne le permet pas. Au commencement est la Divinité parfaite où s’enracinent la Liberté et la Grâce incréées et, mystérieusement, advint l’existence, avec son inévitable part de ténèbres, mais sans que ne soient englouties la Lumière et la Gloire. En choisissant l’aventure créatrice plutôt que la sécurité d’un système figé ou la quiétude mortifère de l’indifférence, l’être humain fait de la puissance divine une puissance humaine. « Il y a un spectacle plus grand que la mer, c’est le ciel ; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c’est l’intérieur de l’âme. » (Victor Hugo (1802-1885)). C’est en tant que Visage divin, comme être libre et créateur, que l’être humain peut croire en lui-même, en sa propre grandeur.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

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Mains LibresJGA

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.