Job et le problème du mal. (Texte no. 1) 

Une peinture d'une femme agenouillée sur le sol devant un coucher de soleil, capturant l'essence du « mal » avec des nuances philosophiques. Une peinture d'une femme agenouillée sur le sol devant un coucher de soleil, capturant l'essence du « mal » avec des nuances philosophiques.

Qui n’a jamais souffert ni traversé de dures épreuves ? Dans ces moments-là, même lorsqu’on a l’impression d’avoir touché le fond, la souffrance peut persister, comme si cela devait durer toujours. Certains peuvent alors se demander, et pas nécessairement en contexte religieux : « Mais qu’ai-je donc fait au Bon Dieu pour qu’une telle chose m’arrive ? » Jeune étudiant, je me souviens m’être souvent demandé pourquoi Dieu permet tant de souffrances dans le monde. J’ai réalisé depuis que ces questions impliquent une conception imaginaire de Dieu à partir de laquelle certains en viennent à nier son existence, alors que d’autres s’ingénient, au défi de la réalité, à justifier une énigmatique providence. Probablement rédigé durant le Ve siècle av. J.-C., donc il y a plus de 2500 ans, le livre de Job soulève plusieurs questions fondamentales qui seront pour nous l’occasion d’explorer de nouvelles perspectives, mais aussitôt après que nous ayons revisité ce surprenant texte biblique. 

Dans l’orthodoxie juive préchrétienne, il n’était pas question de nier Dieu à cause de la souffrance, même considérée comme injuste. Mais la question a néanmoins fini par être posée en Israël. Au regard des difficultés de la vie courante, on fit alors passer le développement commun avant l’individu, on en vint à trouver un sens aux épreuves et à la mort en regard de la solidarité du groupe. En effet, lorsque le présent était sombre, les individus, avalés par les luttes et les tâches de la vie quotidienne, n’anticipaient pas leur survie dans l’au-delà, mais pensaient plutôt au soleil que leurs enfants allaient voir plus tard, et cela suffisait à leur bonheur. Quant aux difficultés et aux épreuves, bien des forces obscures semblaient les expliquer, sans mettre Yahvé [Dieu] en cause. Celui-ci reste en effet plutôt dans la brume, et le mieux à leurs yeux était finalement de s’adonner aux pratiques rituelles contre les forces du mal. Les difficultés et les malheurs furent donc d’abord considérés comme la sanction d’une faute collective, mais où chacun était impliqué. Mais vint un temps où, à l’occasion d’un malheur commun persistant, celui qui se sent juste finit par protester, ne voulant pas payer interminablement pour les fautes de ses ancêtres et de ses proches. 

Environ au VIe siècle av. J.-C., le prophète Ézéchiel annonce que la rétribution [la manifestation de la justice divine] sera personnelle, et non plus collective. Au premier abord, il s’agit d’une perspective libérante, mais encore fallait-il qu’elle se trouvât confirmée dans la réalité. À une époque où l’idée d’une vie après la mort n’est pas encore présente dans la conscience collective, cette nouvelle façon de voir la justice divine signifie forcément que le juste devrait réussir et le mauvais échouer. Comme il n’en est rien, on tenta donc d’agencer le réel en prétendant que le bonheur des méchants n’est qu’apparent et ne dure qu’un temps ; car « le malheur qui survient, disait-on, est plus grand que la joie d’un jour ». En fin de compte, on considéra que celui qui souffre devait assurément être coupable de quelque chose ; et que si cette culpabilité échappe aux yeux des hommes, elle n’échappe pas à Dieu. Malgré le jugement implacable de ses amis, Job, qui se sait innocent malgré les terribles épreuves qui l’accablent, proteste contre cette façon de voir. Finalement, après avoir questionné Dieu, il cesse de se référer à sa perception des choses et s’en remet à Dieu, à l’Auteur d’œuvres grandioses qu’il ne comprend pas et qui le dépassent. 

Le livre de Job occupe une place spéciale dans la Bible. Selon des experts, son personnage principal, qui a vraisemblablement vécu dans le sud-est de la Mer Morte, n’est pas un juif. Ce livre ne parle ni du peuple de Dieu, ni de l’Alliance, ni de Jérusalem. De plus, dans sa partie principale, le nom de Yahvé est plutôt remplacé par des noms plus génériques de Dieu, comme Élohim ou Shaddaï [le Puissant]. « Yahvé » apparaît toutefois dans le prologue, rédigé ultérieurement, où « les Fils de Dieu » viennent se présenter devant lui ainsi que « le Satan », qui n’a incidemment pas l’aspect entièrement négatif que lui attribuera la théologie chrétienne. En effet, « le Satan » [avec l’article] y personnifie l’Adversaire. Pour ce qui est des « Fils de Dieu », il traduit l’hébreu « beni Elohim », qu’on voit, dans Genèse (VI, 1-4), s’unir aux filles des hommes. À leur propos, les commentateurs chrétiens parlent généralement d’êtres célestes formant la cour de Yahvé, et qu’ils associent aux anges. Selon d’autres sources, on aurait plutôt là l’un des nombreux reliquats non expurgés de l’ancien polythéisme des Hébreux. Le but du rédacteur hébreu qui a récupéré cette histoire est probablement de montrer la patience du sage face à l’adversité et aux épreuves que Dieu envoie aux êtres humains. Dans ce récit, la complicité de Yahvé et du Satan est évidente, car c’est par l’intermédiaire de ce dernier que Dieu va éprouver son fidèle. Dans une perspective philosophique, cela soulève évidemment le problème du mal, d’autant plus qu’un auteur probablement plus tardif a ajouté l’intervention d’Éliphaz, qui insiste particulièrement sur l’idée que Dieu étant bon et juste, une personne humaine accablée de maux ne peut être bonne et juste, et est forcément coupable. Cet ajout fait valoir cette redoutable dialectique par laquelle se verront condamner tant de personnes au nom d’un soi-disant jugement de Dieu. Les passages que j’ai retenus proviennent, eu égard au sens et au contexte, du dénominateur commun de trois traductions bibliques [la Bible de Port-Royal, TOB (traduction œcuménique) et la Bible de Jérusalem] qui présentent de nombreuses formulations différentes. J’ai aussi retenu celles qui se rapprochent le plus de la langue française du Québec, et allégé le texte de nombreuses répétitions, en veillant toujours à faire ressortir les idées essentielles. 

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Le livre de Job (extraits) 

Prologue 

Il y avait jadis, au pays de Hus, un homme du nom de Job : un homme simple et droit, qui craignait Dieu et se gardait du mal. Il avait sept fils et trois filles. Il possédait sept mille moutons, trois mille chameaux, cinq cent paires de bœufs et cinq cents ânesses et de nombreux domestiques. Il était le plus illustre de tous les nomades à l’est de la Palestine. Ses fils avaient coutume d’aller festoyer les uns chez les autres, et d’envoyer chercher leurs trois sœurs pour manger et boire avec eux. Une fois ces festins terminés, Job les faisait venir pour les purifier. Le lendemain, à l’aube, il offrait un holocauste pour chacun d’eux, car il se disait en lui-même : « Peut-être que mes enfants ont péché et offensé Dieu dans leur cœur ». Ainsi faisait Job, à chaque fois. Le jour advint où les Fils de Dieu se rendaient à l’audience de Yahvé. Le Satan [l’Adversaire] vint aussi parmi eux. Le Seigneur lui dit : 

« D’où viens-tu ? 

– J’ai fait le tour de la terre, et je l’ai parcourue tout entière. 

– As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n’a pas son pareil sur la terre : un homme intègre et droit, qui craint Dieu et se garde du mal. 

– Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? répliqua le Satan. Ne l’as-tu pas entouré d’un rempart, ainsi que sa maison et tout son domaine ? Tu as béni toutes ses entreprises, et ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais étends la main et touche à ses biens ; tu verras qu’il te maudira en face ! 

– Soit ! dit Yahvé au Satan, tous ses biens sont en ton pouvoir. Évite seulement de porter la main sur lui. » Et Satan sortit aussitôt de devant le Seigneur. 

Un jour où les fils et les filles de Job mangeaient et buvaient chez leur frère aîné, un homme vint dire à Job : « Vos bœufs labouraient et les ânesses paissaient à leurs côtés quand les Sabéens ont fondu sur eux et les ont enlevés, après avoir passé vos serviteurs au fil de l’épée. Moi, le seul rescapé, je me suis sauvé pour venir vous l’annoncer. » Il parlait encore quand un autre survint et dit : « Le feu du ciel est tombé sur vos moutons et sur ceux qui les gardaient, et il a tout réduit en cendres. Moi, le seul rescapé, je me suis sauvé pour venir vous l’annoncer. » Il parlait encore quand un autre survint et dit : « Les Chaldéens, divisés en trois bandes, ont fait un raid contre les chameaux et les ont enlevés, après avoir passé les serviteurs au fil de l’épée. Moi, le seul rescapé, je me suis sauvé pour venir vous l’annoncer. » Il parlait encore quand un autre survint et dit : « Tes fils et tes filles étaient en train de manger et de boire du vin dans la maison de leur frère aîné. Et voilà qu’un vent violent a soufflé du désert et a ébranlé les quatre coins de la maison, qui est tombée sur eux en les tuant tous. Moi, le seul rescapé, je me suis sauvé pour venir vous l’annoncer. » Alors Job se leva, déchira ses vêtements et se rasa la tête, puis il se prosterna et dit : « Nu, je suis sorti du sein maternel, nu j’y retournerai. Yahvé m’avait tout donné, Yahvé m’a tout repris : que le nom de Yahvé soit béni! » En toute cette infortune, Job ne pécha point par ses lèvres et il n’adressa pas à Dieu de sots reproches. 

Un autre jour où les Fils de Dieu venaient se présenter devant Yahvé, le Satan aussi s’avança parmi eux. Le Seigneur lui dit alors : 

« D’où viens-tu ? 

– J’ai fait le tour de la terre, et je l’ai parcourue tout entière. 

– As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n’a pas son pareil sur la terre : un homme intègre et droit, qui craint Dieu et se garde du mal. Il persévère dans son intégrité, et c’est en vain que tu m’as porté à agir contre lui pour le perdre. » 

Et le Satan de répliquer : « L’homme donnera toujours peau pour peau. Il abandonnera tout pour sauver sa vie. Étendez votre main et frappez ses os et sa chair, et vous verrez s’il ne vous maudira pas en face. » À suivre… 

À la semaine prochaine, pour la suite du livre de Job. 

Robert Clavet, Ph.D. Ph.    LaMetropole.Com

Mains LibresPoésie Trois-Rivière

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.