La marche, gymnastique sociale II

Une photo en noir et blanc d'un homme faisant du skateboard sur un balcon dans le style de "La marche gymnastique sociale II". Une photo en noir et blanc d'un homme faisant du skateboard sur un balcon dans le style de "La marche gymnastique sociale II".
La marche, gymnastique sociale II. La tour infernale et le bloc de verre.  Par Pierre-Louis Trudeau
Je suis fan fini des villes allemandes et autrichiennes. Francfort et Vienne au gros lot. Ajoutons Munich et Salzbourg. Francfort-sur-le-Main, ville de Barberousse à la fin du Haut Moyen Âge, désormais capitale financière d’Allemagne, a été rasépar quelque 30 000 tonnes d’explosifs entre 1940-1945.
Il en reste, entre autres curiosités éparses dans la grande ville, que ce pâté d’immeubles à colombages, place Römerberg, bâtis entre les 16e et 18e siècles et reconstruits à l’identique après la guerre nazie.  Secteur bien rafistolé du quartier historique et touristique, près du Main, l’étroit cours d’eau majeur de la Hesse. Alentours modernisés, parfois de styles néo-classiques. Ainsi la structure de la cathédrale Saint-Paul, de notoriété autant religieuse que politique, entièrement ressuscitée. Un musée tout près expose une maquette dramatique des destructions massives de la partie nord-ouest de Francfort. Et près du Römerberg, à pied, une synagogue au destin tragique et un musée d’art tout nouveau.
Sur l’autre rive du Main, l’agréable quartier Sachsenhausen aurait été épargné des bombes alliées, si l’on se fie à la maquette et à la marche corroborative sur place, de sorte que la grande ville est coupée par l’histoire en mémoire vive et en reconstructionsymboliques. Une passerelle relie les deux rives. Comme le cidre de pomme.
J’ai cherché en vain l’immeuble où Schopenhauer a terminé sa vie, justement à deux pas du Main. L’office municipal m’informe que cette maison aurait croulé sous les bombes, de sorte qu’il ne demeure à l’explorateur des lieux qu’un espace encore vide entre deux structures qui la jouxtaient, sinon la volonté d’y évoquer une représentation aléatoire (jeu de mots ici).  Ou alors, on se rabat ailleurs et plus loin vers lHôtel Schopenhauer en réserve.
Francfort est LA ville moderne de l’Allemagne dont j’ai le plus souvent marché les entrailles. Ses reconstructions historiques exactement situées sur un cadastre infaillible sont étonnantes de génie. Mais ce n’est plus Francfort impériale. La marche renseigne sur l’espace physique et mental la rattachant à son histoire.
Vienne de mes amours
J’ai quelques fois déjeuné au Café Sacher, aux portes de Hofburg, la cité impériale de Vienne, et au café Schwartzenberg devant Schartzenplatz, quelques pas plus bas. Ces restos sont désormais plus touristiques et huppés que culturels. Le voyage prend un sens tout autre quand on marche les lieux, souvent sur de longs trajets. Par exemple, voir à Vienne face à face, par une fenêtre visuelle d’un côté à l’autre du Ring, les statues de Goethe et de Schiller qui se saluent.
Mes visites à Vienne me rappelaient immanquablement (et avec insistance) Le Troisième Homme, ce film noir/blanc (1948) du réalisateur Carol Reed, tourné dans la ville détruite, inspiré d’une nouvelle de Graham Greene et adapté en scénario. Sujet : thriller policier sur fond de trafic de pénicilline dans le décor vivace de la ville bombardée par les Russes. Le Sacher pour l’ambiance intérieure.
Les villes de Francfort et de Vienne, comme tant d’autres, sont des espaces reconstitués dont on ne peut vraiment comprendre le destin qu’en marche à pied. Destructions massives et crimes internationaux sont des lots de mémoire. Les jeunes de 2023 se rappelleront les images des carnages russes en Ukraine. Les télés carburent aux horreurs. On ne peut les réaliser en soi-même sans y marcher in situSinon, ce ne sera jamais que de la représentation.
Ce que je relie à une expérience personnelle, sans commune mesure tragique avec les désastres de la dernière guerre d’Europe et ceux d’ailleurs. J’admetsRetour en tête, alors que je m’apprête aujourd’hui à raconter une marche, épique au sens grec. Et dont tous les pas me rechatouillent la mémoire chaque fois que j’y reviens en pensée.

L’érection d’une tour infernale
Cela s’est produit voilà quelques semaines alors que je suis par affaires au 1400 boulevard René-Lévesque Est.  Passer souvent devant ce bâtiment me causait inévitablement une petite urticaire lumineuse de souvenirs, mais voilà que le coup de foudre m’atteignit directement cette fois.   Tout en mémoire. Hologramme mental.  1963, dans les ruines d’un bombardement« civique ».
Nous sommes deux ados pensionnaires, en permission du collège un jeudi après-midi. Notre projet : munis de nos Brownies carrés, visiter et photographier le chantier des démolitions du Faubourg à’m’lasse. Et tout publier, impressions et photos témoins dans le journal étudiant.
Midi. L’endroit est déserté. Nous présumons que personne n’est resté. Nous apprendrons que certains se terrent sous des décombres, mais nous n’en rencontrons pas ce jour-là. La machinerie de démolition, les camions-bennes, les grues et des véhicules de la police bloquent des rues comme autant de garde-fous. Notre présence, Kodak Brownie en main, némeut pas les agents de sécurité en joyeux party. Nous sommes LES curiosités. Se promener dans un quartier en démolition n’est pas, à l’époque, aussi populaire que faire de la trottinette électrique de nos jours.
Nous avons en tête les images du Troisième Homme. Le film a été projeté au ciné-club du collège, quelques jours plus tôt. Cela nous a donné l’idée originale de visiter un bombardement local dont Le Devoir rendait compte régulièrementSous la fraîcheur du printemps et d’un ciel en demi-teintes, le temps est grisâtre. Les rues sont encombrées de briques cassées, de toitures envolées et d’éclats de verre. Un peu partout des squelettes de charpentes tordues tardent à s’effondrer, appuyées sur leurs revêtements de brique bombés.

Nous avons marché toutes les rues perpendiculaires en ruines, de Wolfe à Papineau, entre l’ancien corridor intensément bâti Dorchester / Viger. Les résidents avaient tous (ou presque) quitté. Entre des arrière-cours délabrées, plusieurs immeubles tenaient encore, certains de guingois ou d’autres, encore solides comme des statues. Nous avons pénétré les carcasses résilientes des maisons plus solides que les bulldozers n’avaient pas encore massacrées, mais dont des béliers mécaniques avaient défoncé les portes et les fenêtres.
Une odeur rance de vieille cuisson parfois nous a fait lever le nez. Les familles avaient quitté probablement juste avant notre arrivée. Elles avaient apporté la cuisinière au bois et laissé quelques bûches dans la cour clôturée de planches pourries où balançait l’ombre d’une corde à linge.  Nous partageons en silence la même impression : des esprits vivent encore dans ce cimetière.

La Ville a recensé le départ de cinq mille
résidents de cet enclos d’ouvriers campés à quelques pas du port, devant une grosse brasserie populaire qui, nous a-t-on dit, fournissait gratuitement les tavernes du quartier et des environs que fréquentaient la plupart de ses employés.
Une marche dans l’espace, un espace rouvert à sa réalité primaire, le vide. Impression d’apprentissage.  Dix ans plus tard, en 1973, les promesses-excuses du maire démolisseur se concrétisaient par l’érection (sans sous-entendu) d’une tour (politesse sur la description ici) de 25 étages et de « style brutaliste » assumé.
Réception en basilaire, sous-sols (en cas d’attaque atomique ?) et parkings jusqu’à la rue Papineau. Depuis qu’on annonce depuis quelques années sa vente et sa démolition, karma exige, les alentours se sont gentrifiés à souhait, un tunnel autoroutier a débuté où les apprentis Villeneuve s’engouffrent à-mort-que-veux-tu et, surtout, un autre gros bloc brutaliste de verre est sorti de terre et occupe désormais la partie nord-est de l’ancien Faubourg, depuis une nouvelle artère Alexandre-De Sève (financier propriétaire du Canal 10, gros concurrent de Radio-Canada, revers d’époque) et la rue Papineau redessinée à cette fin.

Le voisin d’en face, par hasard, c’est le copain Bell Media. Boucle bouclée. La tour infernale fait encore de l’ombre crépusculaire au sol, sur l’âme enfouie de cinq mille humains. Les images ciné de Frankfort rasé et de Vienne bombardée revivent. Aucun parallèle d’horreur. Mais autant dans la négation de l’humanité, toute distance considérée.
La rumeur raconte que la Chine aurait quelques visées sur le bloc de verre, coin Papineau. Poste d’observation privilégié des déplacements vers la Rive-Sud… C’est une rumeur. Les Chinois sont plus sérieux. Ou plutôt une blague personnelle, née de cette marche récente sur les lieux détruits, arpentés dans ma jeunesse. La tour sera démolie, c’est certain. Des promoteurs qui tiendront promesse, financiers chinois au portail peut-être. Peu importe.
Le remplacement de la tour est déjà brutal, mais bien debout en verre transparent. On y voit fourmiller le personnel. La vie continue, quoi. Il reste à marcher les lieux, propriété publique, semble-t-il.  Dans vingt ans, ils la démoliront.
La marche, c’est l’espace récupéré sous chaque pas. L’espace, relais entre deux points imaginaires ou réels, physiques ou historiques. Valeur ajoutée, alternative au regard distrait. Et gymnastique sociale.

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