L’assassinat de Mark Zuckerberg

​Si pas mal de choses vous fatiguent – idéologies creuses, wokisme, cancel culture, gestion hystérique des virus émergents, inquisitions morales en tout genre – ce roman est pour vous. 
Alexandre Arditti Alexandre Arditti
Alexandre Arditti

​Si pas mal de choses vous fatiguent dans cette société – idéologies creuses, wokisme, cancel culture, gestion hystérique des virus émergents, inquisitions morales en tout genre – ce roman est pour vous. 

Son titre pour le moins audacieux ne peut que retenir l’attention. Et si un tel meurtre était perpétré? Y aurait-il des raisons à cela? L’auteur, Alexandre Arditti, a en effet imaginé Table Rase, une secte. Articulée autour de diverses cellules, née pendant la pandémie alors qu’on a vu « la plupart des dirigeants de la planète brader en seulement quelques semaines le monde démocratique que l’on avait mis quatre-vingts ans à construire », cette secte au nom limpide élimine les potentats de ce monde qui ne font que lui nuire. L’organisation secrète a déjà réussi à abattre Bill Gates, Tim Cook le P.D.G. d’Apple, et Donald Trump… On croit à un effet du hasard, mais lorsque le célébrissime Zuckerberg, créateur de Facebook, « multimillionnaire aux allures d’adolescent attardé », meurt d’une balle dans la tête, on arrête un suspect, Travis, et on le confie au commissaire Gerbier.

​Publié aux éditions La route de la soie, le roman, écrit au je, tient de divers genres, dont du récit et de la pièce de théâtre. Le narrateur, le commissaire lui-même, se livre jusqu’à la fin (ou presque) à l’interrogatoire du suspect numéro un, un être construit, calme et, évidemment, aux idées bien arrêtées. Une véritable joute oratoire a lieu entre l’accusé et le policier tandis que tous deux livrent leurs arguments pour défendre leurs points de vue. Une éloquence sans prétention ni lourdeur –limpide comme le nom de la secte. 

​C’est alors que l’auteur prend son envol et que sa mise en scène se transforme en essai, sinon en conte philosophique. Là résident la principale valeur et l’originalité de cet ouvrage. Alexandre Arditti a le don de la synthèse, et la fiction qu’il propose se lit comme un recueil de réflexions – La Rochefoucauld n’est pas loin.  Un défi pas facile en ce monde où les causes les plus opposées et multipliées à l’infini sont défendues jusqu’au délire, et que les pensées les plus pointues sont englouties dans le gouffre des points de vue grossiers et pétris d’ignorance – le ragoût humain sent de plus en plus mauvais.

​Dans ce roman habilement mené, alerte, et à la fin si inattendue qu’on souhaite presque le relire pour mieux savourer sa construction, Arditti expose son propre accablement – on dirait mieux écœurement – devant une société qui s’écroule. Son cri d’alarme, comme il y en a tant, s’efforce de fuser dans le gigantesque chaos voué à l’anéantissement. Pourquoi, à l’heure où, malgré tant d’avancées, de savoir, le monde va-t-il si mal, les gens sont-ils si mécontents, malheureux, excédés? Au fond, à lire Arditti, dont les fines analyses sont autant de vérités, les raisons sont simples. On en connaît certainement pas mal, mais cela ne fait aucun mal de se les rappeler, surtout quand l’auteur a le talent de si clairement les énoncer.

​Pourquoi s’être attaqué à Zuckerberg? demande le commissaire. 

​Il s’agit de démanteler Internet, répond le coupable, cette arme de destruction massive. En effet, « grâce aux données personnelles de milliards d’individus gracieusement cédées à la société Facebook – dont le principal objectif est de les revendre à vil prix à d’autres collecteurs de « datas » comme on les appelle aujourd’hui, tous vos faits et gestes sont désormais surveillés, vos déplacements tracés, vos goûts décortiqués, vos opinions évaluées, voire censurées s’il le faut. Vous êtes épiés du soir au matin, quoi que vous fassiez. »

​Arditti n’est pas le premier à faire remarquer que la nouvelle réalité mondiale ressemble presque en tous points à celle qu’Orwell décrivait dans 1984, mais il est l’un des seuls à avoir imaginé une solution extrême pour éradiquer les responsables de l’immense perdition que, dans la Bible, on nomme Apocalypse. Seul Big Brother, précise l’assassin, « est habilité à décider du vrai et du faux, du bien et du mal. Les citoyens sont surveillés dans la rue, chez eux dans leurs propres maisons par l’intermédiaire des « télécrans », mais aussi à travers leurs fenêtres, grâce à des hélicoptères ou des drones. Lorsqu’il ne convient pas ou plus à l’idéologie officielle du gouvernement, le passé est tout simplement réécrit, révisé, effacé. […] Le conformisme, l’obéissance à l’autorité et même la délation en place publique des citoyens récalcitrants deviennent des valeurs cardinales. »

​L’engourdissement massif est depuis longtemps efficace, et d’autant plus avec le vigilant concours des surpuissants médias sociaux et médias tout court matraquant les publicités propagandistes qui les financent. « La meilleure façon de contrôler la pensée d’une population est simplement qu’elle n’en ait pas, argue le meurtrier. Noyer sa réflexion et son attention dans un flot continu d’informations stupides – ou commerciales, ce qui revient à peu près au même – est un excellent moyen d’y parvenir. Limiter l’esprit humain est aujourd’hui devenu un véritable programme politique. »

​Moutons, plus que jamais. Guidés sous prétexte de protection, sous couvert de sécurité accrue, vaccinés à répétition, insidieusement pucés. Certes, la gestion des masses n’est pas une mince affaire, mais peut-être plus tant que ça, alors que la prise de conscience individuelle conduisant à l’insurrection se raréfie jusqu’à disparaître. « L’économie, souligne l’assassin, ne survit qu’en générant des besoins artificiels, avec pour seul objectif d’écouler des produits dont la plupart sont inutiles voire nocifs pour la population, comme pour la planète. »

​L’ouvrage, qui pourrait s’intituler La société pour les nuls, divertit, fait réfléchir, surprend et sème le trouble. Les arguments du commissaire ne font pas vraiment le poids en comparaison de ceux du coupable, articulés, songés, empreints de gros bon sens. Ainsi le lecteur est-il conduit à comprendre sinon à admettre toutes les motivations de l’assassin. Pour qu’un monde aussi corrompu, malsain, dangereux, néfaste – notre monde – puisse retrouver son équilibre, c’est la tête qu’il faut couper. Le tueur précise : « La société n’est pas la vie. Elle en est juste une forme d’expression. » Quant aux hommes politiques qui devraient se charger de la diriger, ils se sont eux-mêmes, « à force d’imaginer de nouveaux droits sur mesure pour s’assurer le vote de chaque segment de la population […] condamnés à un clientélisme sans fin. » Qui croire? Qui suivre? Il n’y a plus de sens, conclut-il. 

​Travis a-t-il tort de rappeler que « les réseaux sociaux sont devenus un gigantesque forum où s’accumulent la frustration et la haine, les agressions et les insultes […] une désolante machine à nourrir les clivages et à opposer les gens» ? D’énumérer les responsables? Le GAFAM, dit-il.« Amazon, Google, Facebook, Appel, Microsoft… Le fameux « big five » du numérique, rejoint aujourd’hui par de nombreux mastodontes de l’intelligence artificielle. » Les humains, vivant derrière un écran, n’ont jamais été si seuls.

​Mais cela n’est-il pas le progrès? Une notion vénérée depuis l’aube de l’ère industrielle? Le criminel ne permet aucune illusion : « La destination finale, qui n’est aujourd’hui même plus dissimulée, reste que les êtres humains finissent par perdre le contrôle de leur propre destinée. Qu’ils soient contrôlés par des machines, ou plutôt par ceux qui les programment, car il y aura toujours quelqu’un derrière l’intelligence artificielle… »

Ces points de suspension ne peuvent être plus lourds de sens. Les quelque cent trente pages de ce roman le sont tout autant. Arditti traite habilement de tous les aspects de la société d’aujourd’hui jusqu’au coup de théâtre de la fin. Son livre, qu’on peut feuilleter n’importe où pour y découvrir une assertion riche de sens, d’humour, d’intelligence et de lucidité, et qui se lit d’une traite, est plus qu’utile, mais nécessaire.

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.

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