Esprit, symboles et réalité. (Texte no. 11)

Un groupe d’hommes autochtones courent philosophiquement dans le sable. Un groupe d’hommes autochtones courent philosophiquement dans le sable.

Si Jung compare les façons d’être du « primitif » et du civilisé, c’est entre autres pour en montrer les gains et les pertes. Les primitifs étaient bien plus gouvernés par leur instinct que par une raison qui prétend tout régir et tout contrôler. « Dans le processus de civilisation, nous avons élevé une cloison toujours plus hermétique entre notre conscience et les couches instinctives plus profondes de la psyché et nous l’avons même, finalement, coupée de la base somatique des phénomènes psychiques. » [Essai d’exploration de l’inconscient, Folio, no. 90, 1964, page 79] Mais les couches instinctives fondamentales font toujours partie de l’inconscient et n’arrivent généralement à s’exprimer que par le langage des rêves. Et ces phénomènes instinctifs jouent un rôle vital dans la fonction compensatrice des rêves. Selon Jung, il faut que la conscience et l’inconscient soient intégralement reliés et évoluent harmonieusement pour sauvegarder la stabilité mentale, et même la santé psychologique. Autrement dit, lorsque les deux sont dissociés [coupés l’un de l’autre], il en résulte des perturbations qui peuvent avoir des effets importants. C’est là le rôle indispensable des symboles des rêves : transmettre les informations de la partie instinctive à la partie rationnelle. Ainsi, l’interprétation des rêves permet d’enrichir la conscience en amenant celle-ci à comprendre à nouveau le langage oublié des instincts. Jung nous prévient qu’il « est tout à fait stupide de croire qu’il existe des guides préfabriqués et systématiques pour interpréter les rêves… (…) Aucun symbole apparaissant dans un rêve ne peut être abstrait [séparé] de l’esprit individuel qui le rêve, et il n’y a pas d’interprétation déterminée et directe des rêves. La façon dont l’inconscient complète ou compense la conscience varie tellement d’un individu à l’autre qu’il est impossible d’établir dans quelle mesure on peut classifier les rêves et leurs symboles. » [Ibidem, pages 81 et 82] Même les motifs de rêve plus fréquents comme la chute, le vol, le fait d’être poursuivi par un être hostile ou de se retrouver nu ou presque nu dans un endroit public, demandent d’être placés dans le contexte du rêveur. Enfin, il y a le rêve récurrent, c’est-à-dire qui se répète régulièrement. « Il y a des cas où des personnes ont le même rêve depuis leur enfance jusqu’à leur vieillesse. Un rêve de cette sorte est en général un effort pour compenser un défaut particulier de l’attitude du rêveur à l’égard de la vie. Ou encore il peut remonter à un traumatisme qui a marqué l’individu de quelque cicatrice caractéristique. Il peut aussi anticiper sur quelque événement important à venir. » [Ibidem, pages 82 et 83]

Le symbole n’est pas le produit d’une invention et suggère toujours quelque chose comportant une part d’inconnu. Les rêves sont la source principale de notre rapport aux symboles. Ils ne sont contrôlés ni par la raison ni par la volonté, et les symboles s’y présentent spontanément. Nous avons vu qu’il y a beaucoup de symboles (et parmi les plus importants) qui ne sont pas individuels mais collectifs. « Ce sont surtout des images religieuses. Le croyant leur attribue une origine divine et les considère comme issues d’une révélation. Le sceptique affirme qu’elles ont été inventées. (…) Mais ils sont en fait des « représentations collectives », émanant des rêves et de l’imagination créatrice primitifs. En tant que tels, ils sont des manifestations involontaires, spontanées, qui ne doivent rien à l’invention délibérée. » [Ibidem, pages 86 et 87] Dans l’analyse des rêves, il faut donc distinguer entre les symboles relevant de l’expérience individuelle et les archétypes qui relèvent de l’inconscient collectif. De plus, lorsque quelqu’un analyse les rêves d’un autre, le type de personnalité du rêveur et de l’analyste a une grande importance. « Si l’un et l’autre appartiennent à un même type, ils pourront collaborer harmonieusement pendant longtemps. Mais si l’un est un extraverti et l’autre un introverti, leurs points de vue différents et contradictoires se heurteront peut-être aussitôt, particulièrement s’ils ne se rendent pas compte chacun de leur type de personnalité, ou s’ils sont convaincus que ce type est le seul bon. [Ibidem, page 97] L’introversion désigne un trait de caractère où l’énergie va circuler vers l’intérieur (vers la pensée et les sentiments), alors que l’extraversion désigne un trait de caractère où l’énergie va circuler vers l’extérieur (vers les personnes, les faits et les objets). L’extraverti, par exemple, a tendance à adopter le point de vue de la majorité, alors que l’introverti a tendance à se défier des lieux communs. En plus de l’introversion et de l’extraversion, bien d’autres caractéristiques sont à considérer comme la volonté, le tempérament, l’imagination, la mémoire, etc. Dans sa pratique, Jung était particulièrement attentif aux quatre types fonctionnels suivants : la perception sensorielle (qui révèle que quelque chose existe), la pensée (qui révèle ce que c’est), le sentiment (qui dit si c’est agréable ou non) et l’intuition (qui révèle d’où parvient la chose, et vers quoi elle tend). Étant donné les nombreuses différences possibles entre les individus, il faut, pour en arriver à comprendre le rêve d’un autre, sacrifier ses prédilections et supprimer ses préjugés. De plus, « nous sommes presque constamment gênés par notre tendance à combler les lacunes inévitables de notre compréhension par la projection, c’est-à-dire par la supposition que ce que perçoit et pense l’analyste est aussi perçu et pensé par le rêveur. » [Ibidem, page 103]

La pensée est un avènement relativement tardif chez l’être humain. Chez les primitifs les rituels quotidiens se répètent, comme le faisaient leurs ancêtres ; ils en éprouvent la nécessité, mais sans en connaître la signification profonde. « En fait, l’esprit a atteint son stade actuel de conscience comme le gland se transforme en chêne, comme les sauriens se sont transformés en mammifères. De même qu’il s’est développé pendant fort longtemps, il continue encore, en sorte que nous sommes poussés par des forces intérieures aussi bien que par des stimuli extérieurs. » [Ibidem, page 140] D’origines inconscientes, ces forces intérieures étaient appelées esprits, démons ou dieux dans les mythologies anciennes. Elles sont toujours aussi actives dans le monde civilisé, mais nous les « rationalisons » en les qualifiant par exemple d’inspirations personnelles, d’impulsions heureuses ou malheureuses, de malchances ou de pathologies. « La seule chose que nous ne saurions admettre est que nous dépendions de « puissances » qui échappent à notre volonté. » [Ibidem, page 140] C’est vrai que le civilisé a développé une volonté qui lui permet de faire son travail efficacement, sans recourir à des rituels ni se mettre collectivement en état d’hypnose. « Mais, l’homme contemporain soutient sa croyance au prix d’un remarquable défaut d’introspection. Il ne voit pas que, malgré son raisonnement et son efficacité, il est toujours possédé par des « puissances » qui échappent à son contrôle. Ses dieux et ses démons n’ont pas du tout disparu. Ils ont simplement changé de nom. Ils le tiennent en haleine par de l’inquiétude, des appréhensions vagues, des complications psychologiques, un besoin insatiable de pilules, d’alcool, de tabac, de nourriture, et surtout par un déploiement impressionnant de névroses. » [Ibidem, page 141].

En se coupant de ses instincts fondamentaux, la conscience du civilisé en subit les contrecoups. Lorsque nous n’arrivons pas à dominer nos humeurs et nos émotions, ou à prendre conscience des facteurs inconscients qui s’insinuent de toutes sortes de manières dans nos projets et nos décisions, nous ne sommes certainement pas maîtres de nous-mêmes. « Ces facteurs inconscients doivent leur existence à l’autonomie des archétypes. L’homme moderne masque à ses propres yeux cette scission de son être à l’aide d’un système de « compartiments ». Certains aspects de sa vie extérieure et de son comportement sont conservés dans des tiroirs distincts, et ne sont jamais confrontés les uns aux autres. » [Ibidem, pages 143 et 144] Notre monde est pour ainsi dire dissocié, à la manière d’un névrotique, et on en observe d’inquiétants symptômes. Ainsi, après le rideau de fer et la guerre froide entre l’URSS et les États-Unis, où les armes nucléaires se sont accumulées de chaque côté, nous déplorons aujourd’hui l’agression contre l’Ukraine, causée par la nostalgie d’une grandeur passée et la crainte de l’implantation de l’OTAN dans les pays limitrophes de la Russie. Est-ce que l’Occident est bien conscient que tout ceci découle de la lutte de Marx contre un capitalisme sauvage qui aliénait l’être humain en le réduisant à l’état de marchandise, ce qui a entraîné un glissement de l’humanisme vers un humanitarisme puis un antihumanisme ? Par réaction, le marxisme propose une sorte de religion inversée où Dieu est remplacé par le collectif social, le divin, par une société parfaite à venir (mais où l’individu est assujetti à un totalitarisme étatique), et le peuple élu, par le prolétariat. Alors que « l’homme nouveau » de l’évangéliste Paul est toute personne qui trouve une identité nouvelle par sa confiance en l’amour inconditionnel de Dieu (vécue comme ouverture à la transcendance et au prochain), « l’homme nouveau » du communisme est l’ensemble des individus devenant des camarades du seul fait de leur appartenance à une société socialiste. Celle-ci, en reprenant un thème cher aux fascistes, serait soi-disant capable de transformer les humains en une nouvelle race surhumaine. Défendre la dignité de l’être humain, c’est lutter contre les forces voulant soumettre celui-ci à ce qui lui est inférieur ; mais, pour cela, il faut qu’il y ait quelque chose qui lui soit supérieur, sans lui être extérieur ni le dominer. Ce n’est qu’en reconnaissant la grandeur de l’être humain en tant que Visage divin qu’il est possible de trouver un fondement à la lutte contre les idoles dévoreuses de liberté. À défaut de la reconnaissance d’un lien divino-humain, où l’être humain est reconnu comme étant libre et créateur, l’image de Dieu a faussement pris figure de faiblesse et de rabaissement, puis, par réaction, a entraîné la promotion de l’être générique soumis à l’État. Le monde communiste possède un grand mythe, « c’est le rêve archétypique, sanctifié par un espoir millénaire, de l’Âge d’or (ou Paradis), dans lequel chacun aura de tout en abondance, et où un grand chef, juste et sage, régnera sur un jardin d’enfants. Cet archétype puissant s’est emparé du monde communiste sous sa forme la plus puérile, mais il ne disparaîtra pas du monde parce que nous lui opposerons la supériorité de notre point de vue. Nous aussi, nous l’alimentons par notre propre puérilité… » [Ibidem, page 147] Avec une conscience compartimentée, dissociée, notre civilisation nourrit en effet un mythe semblable : dans l’oubli que « le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde », nous adorons Mammon (la richesse matérielle personnifiée en divinité). Nous, Occidentaux, vouons le principal de nos énergies collectives à l’économie, dans l’oubli de l’affirmation d’un sens qui nous transcende.

À la semaine prochaine, pour le texte no. 12.

Photo principale :  Danse aborigène

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.