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Esprit, symboles et réalité. (Texte no. 12)

Une photo en noir et blanc d’une main tendant la main vers une lumière, évoquant un sentiment de philosophie. Une photo en noir et blanc d’une main tendant la main vers une lumière, évoquant un sentiment de philosophie.

Esprit, symboles et réalité. (Texte no. 12)

Jung distingue les symboles « naturels » et les symboles culturels. Les premiers, qui représentent un nombre considérable de variations des images archétypales fondamentales, proviennent directement des contenus inconscients de la psyché. Dans plusieurs cas, on peut en retracer la présence dans de très anciens témoignages ainsi que dans les récits des sociétés primitives. Les seconds [les symboles culturels] ont servi à exprimer certaines « vérités éternelles » et sont encore présents dans plusieurs religions. Ils ont subi de multiples transformations [non par invention, mais comme expression symbolique de l’expérience spirituelle] et constituent encore aujourd’hui des images collectives dotées en puissance d’un caractère numineux. Comme l’expérience spirituelle tend vers une mystérieuse Unité, elle exprime une réalité inaccessible à une rationalité qui sépare et divise, et comporte par conséquent un aspect métalogique en tension vers l’Un qui prête flanc à la dissidence. Dans le christianisme, par exemple, c’est le cas du filioquisme occidental qui remet en question l’intégrité de la Trinité en affirmant que le Saint-Esprit procède non pas du Père de la même manière que le Fils, mais à la fois du Père et du Fils, ensemble. Cette modification a entraîné un certain effacement en dignité du Saint-Esprit par rapport au Fils, de la même manière qu’Arius [~250-336], avec une inventivité tout à fait logique, avait professé un certain effacement du Fils par rapport au Père. Saint Jean Damascène puis saint Grégoire de Nazianze firent valoir la position orientale en insistant sur l’expérience unitive de l’esprit contre toute ratiocination : l’Esprit provient du Père, repose sur le Verbe qui le manifeste à toute la création dans une procession non pas du Père et du Fils ensemble par rapport au Saint-Esprit, mais de dépendance mutuelle des trois Personnes. En introduisant deux principes dans la Trinité, le filioquisme a déséquilibré la dynamique du mythe de l’Unitrinité en réunissant le Père et le Fils lorsqu’ils sont mis en relation d’opposition avec l’Esprit, d’où une diminution de l’importance du Saint-Esprit et, comme conséquence anthropologique, une diminution en importance de la liberté créatrice de l’être humain. Il a aussi eu des conséquences sur l’histoire de l’Église catholique. En effet, en portant l’accent sur l’essence unifiante du Père et du Fils, Dieu est apparu comme une essence qui domine les Personnes, si bien que le mystère de la « toute-présence » dans chaque Personne ne fut plus exprimé. Avec le filioque, la théologie de la déification fut remplacée par un substantialisme d’inspiration aristotélicienne qui établit un rapport causal remplaçant la participation. Il s’ensuit que la vie divine avec ses énergies devinrent un effet administrable dans le contexte d’un sacramentalisme mécanisé. Les dimensions sacramentelle et hiérarchique de l’Église furent ainsi majorées au détriment de son aspect pneumatologique [relatif à l’Esprit] : l’institution et son besoin de système contraignant l’ont emporté sur le caractère numineux de l’expérience spirituelle.

Le substantialisme provient d’une ontologie qui affirme que l’esprit est la substance de l’être, qu’il est l’être, l’être objectif. Ceci fait en sorte de légitimer un discours sur l’esprit qui utilise des concepts ayant la prétention d’en rendre compte d’une façon objective. Mais, dans ce discours, des produits de la pensée ne viennent-ils pas s’ajouter à ce qu’on appelle l’être, que nous considérons ensuite comme originel ? Est-il possible de saisir et de démontrer la réalité de l’esprit en réduisant la « réalité » [qui inclut la réalité nouménale] à ce que la pensée peut en saisir objectivement ? Je suis plutôt de l’avis de Nicolas Berdiaeff qui considère que ce que découvre l’ontologie, en cherchant un être qui soit objectif, « …n’est que l’objectivation de ses concepts : l’être objectif qui s’offre à elle résulte lui-même d’une élaboration de ses propres concepts. » [Esprit et réalité, Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1950, page 7] Malgré la propension du monde contemporain à un rationalisme de plus en plus réducteur, les symboles culturels n’en demeurent pas moins « …un élément important de notre structure mentale, et jouent un rôle vital dans l’édification des sociétés humaines. On ne peut les arracher sans perte grave. Là où ils sont refoulés ou négligés, leur énergie spécifique disparaît dans l’inconscient, avec des conséquences incalculables. Car l’énergie psychique qui semblait avoir été ainsi perdue sert en fait à réveiller ou intensifier ce qui domine dans l’inconscient, des tendances qui n’avaient peut-être jusqu’ici jamais eu de possibilités de s’exprimer ou du moins, n’auraient jamais été autorisées à mener une existence non inhibée dans notre conscience. Ces tendances forment pour notre esprit conscient une « ombre » toujours présente, et virtuellement destructrice. Même des tendances qui peuvent, en certaines circonstances, avoir une influence bénéfique se transforment en démons sitôt refoulées. » [Jung, Essai d’exploration de l’inconscient, Folio, no. 90, 1964, page 160] Le XXe et le XXIe siècle nous ont permis de constater ce qui arrive lorsque s’ouvrent les portes de ce monde souterrain : l’Allemagne civilisée a fait montre de l’effroyable monstruosité qu’elle portait en elle, et maintenant la Russie de Poutine brandit le spectre d’un holocauste nucléaire. Comment ne pas se sentir inquiet ! « L’homme moderne ne comprend pas à quel point son « rationalisme » (qui a détruit sa faculté de réagir à des symboles et à des idées lumineuses) l’a mis à la merci de ce monde psychique souterrain. Il s’est libéré de la superstition (du moins il le croit) mais ce faisant, il a perdu ses valeurs spirituelles à un degré alarmant, (…) et il paie cet effondrement d’un désarroi et d’une dissociation qui sévissent dans le monde entier. » [Ibidem, page 160]

Nous avons largement dépouillé les choses de leur mystère et de leur numinosité. Nous nous trouvons dans une situation semblable à celle d’une société primitive qui a vu ses valeurs spirituelles exposées au choc de la civilisation : son organisation sociale se désintègre, les individus perdent le sens de leur vie et se décomposent moralement. La conscience « éclairée » du civilisé « s’est privé des moyens d’assimiler les contributions complémentaires des instincts et de l’inconscient. Car ces moyens d’intégration étaient précisément les symboles numineux qu’un consentement commun tenait pour sacrés. (…) Combien différente était l’image archaïque de la matière, la Grande Mère, qui pouvait embrasser et exprimer le sens affectif profond de la Terre-Mère. De même ce qui était autrefois « l’esprit » est aujourd’hui identifié avec l’intellect, cessant d’être le Père de Tout. » [Ibidem, pages 162 et 163] La pensée scientifique a permis de nous libérer des abus et des errements de la superstition, mais notre monde intérieur est-il vraiment délivré de tout caractère « primitif » ? Pensons au chiffre 13, aux porte-bonheur, aux fétiches (répandus chez les sportifs) et à de nombreux tabous comme passer sous une échelle ou croiser un chat noir, etc. La tonalité affective associée à ces choses banales illustre la façon dont les archétypes peuvent se manifester puissamment dans la vie courante. À la fois images et émotions, ces éléments sont chargés d’affectivité, dotés d’énergie psychique qui peut entraîner d’importantes conséquences. En ignorant leur tonalité affective, les archétypes peuvent être perçus comme un amas de concepts mythologiques « que l’on peut sans doute assembler de façon à montrer que tout a un sens, mais aussi que rien n’en a. Les cadavres sont tous chimiquement identiques, mais les individus vivants ne le sont pas. Les archétypes ne se mettent à vivre que lorsqu’on s’efforce patiemment de découvrir pourquoi et comment ils ont un sens pour tel individu vivant. » [Ibidem, page 168] Si l’on ignore la définition d’un mot et que l’image à laquelle celui-ci renvoie ne correspond à aucune expérience personnelle, ce terme sera vide et sans valeur. De la même manière, on peut avoir une connaissance encyclopédique des archétypes, de l’anima et de l’animus, de la Terre-Mère, des dieux et déesses, des discours des saints, des sages et des prophètes, et ne pas vraiment comprendre [intégrer dans un tout] leur portée existentielle.

Par le processus de constitution d’une conscience qui a pris une sorte de recul pour objectiver la réalité et la réfléchir, la conscience « éclairée » du civilisé a perdu contact avec une grande partie de l’énergie psychique primitive. « Mais il semble que ce que nous appelons l’inconscient ait conservé les caractéristiques qui appartenaient à l’esprit humain originel. C’est à ces caractéristiques que se réfèrent constamment les symboles oniriques, comme si l’inconscient cherchait à ressusciter tout ce dont l’esprit s’est libéré au cours de son évolution… » [Ibidem, page 169] La prise de contact avec des archétypes dotés d’une grande charge émotive peut susciter de la crainte, un peu comme la peur de remuer certains événements plus ou moins oubliés de l’enfance. Mais cette prise de conscience peut avoir un effet thérapeutique important, peut entraîner un accroissement de vie et de bien-être, et même une inexplicable guérison. Toutefois, dans certains cas, de tels souvenirs peuvent aggraver des troubles psychologiques profonds ; c’est pourquoi l’aide d’un professionnel peut s’avérer nécessaire. Dans le processus d’individuation, « les symboles sont des tentatives naturelles pour réconcilier et réunir les contraires dans la psyché. » [Ibidem, page 172] En établissant une primauté à l’intellect, à l’adoration de la déesse Raison, notre civilisation a créé un monde qui a prétendu dominer la nature, produisant une sorte de dissociation extérieure comparable à la dissociation psychologique. Nous savons tous aujourd’hui que le génie humain ne produit pas que des conquêtes avantageuses. Celui-ci a en effet une fâcheuse tendance à inventer des choses extrêmement dangereuses et à favoriser des pratiques qui nous conduisent de plus en plus efficacement vers un suicide collectif. En ayant oublié l’importance de respecter les équilibres de notre Terre-Mère, considéré naguère comme un devoir sacré, nous nous trouvons aujourd’hui devant des problèmes environnementaux alarmants. Les « esprits » ont déserté les rivières, les montagnes et les animaux. Pourtant les grandes Traditions et les grandes religions reconnaissent toutes que c’est par les songes et les rêves que Dieu nous parle. En exacerbant la valeur de la raison, nous n’entendons donc plus les messages millénaires de l’inconscient et nous nous érigeons en juges de ce qui est bon ou non pour la nature. L’inconscient, insiste Jung, est un phénomène naturel qui engendre des symboles dont l’expérience révèle qu’ils ont un sens. Il rend compte de tous les aspects de la nature humaine : la lumière et l’ombre, la beauté et la laideur, le bien et le mal, la profondeur et la sottise. Mais, malgré les signaux qui nous parviennent toutes les nuits, peu de gens s’intéressent sérieusement au décryptage des rêves. « …On ne fait guère attention à l’essence de l’homme, c’est-à-dire à sa psyché. Sans doute beaucoup de recherches sont consacrées aux fonctions conscientes de l’esprit, mais les régions réellement complexes et peu familières de la psyché où germent les symboles demeurent encore pratiquement inexplorées. » [Ibidem, page 180]

Pour terminer, voici un extrait de Séraphîta [Éditions l’Harmattan, Les Introuvables, Paris, 2011, pages 157 et 158], roman où Honoré de Balzac [1799-1850] révèle un aspect méconnu de son imagination créatrice: « L’aspiration de l’âme vers le Ciel fut si contagieuse, que Wilfrid et Minna ne s’aperçurent pas de la mort en voyant les radieuses étincelles de la vie. (…) Leurs yeux se voilèrent aux choses de la Terre, et s’ouvrirent aux clartés du Ciel. Quoique saisis par le tremblement de Dieu, comme le furent quelques-uns de ces voyants nommés prophètes parmi les hommes, ils y restèrent comme eux en se trouvant dans le rayon où brillait la gloire de l’Esprit. (…) L’Esprit était au-dessus d’eux, il embaumait sans odeur, il était mélodieux sans le secours des sons ;… (…) Ils se savaient près de lui, sans pouvoir s’expliquer par quels moyens ils étaient assis comme en rêve sur la frontière du visible et de l’invisible, ni comment ils ne voyaient plus le visible, et comment ils apercevaient l’invisible. Ils se disaient : « S’il nous touche, nous allons mourir ! » Mais l’Esprit était dans l’infini, et ils ignoraient que ni le temps ni l’espace n’existent plus dans l’infini,… »

Fin de « Esprit, symboles et réalité ».

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.