Dans l’expérience de la beauté, l’objet comme partie de la Totalité devient aussi mystérieux que la Totalité elle-même.
Les Idées de l’infini et du parfait sont des préalables à la conscience du fini et de l’imparfait. L’éveil spirituel répond aux sentiments de futilité et d’inauthenticité qui rongent en son fond l’esprit mondain. Il produit une sorte de renversement que Platon a comparé au passage de l’ombre à la lumière, comme un éblouissement qui rend difficile la perception et la traduction du nouveau panorama qui s’offre alors à la vue. La réalité est transfigurable à la manière d’une face devenant soudainement un visage, de globes oculaires se transmuant en regard, la matière se faisant miroir de l’âme. Il s’agit d’une différence de plans, d’ordres du réel, irréductible à la notion freudienne de sublimation. La vie spirituelle n’est pas du vital sublimé : elle suppose une disposition intérieure qui, au plan énergétique, passe toutefois sans discontinuité de l’instinct à l’intuition spirituelle. Cette dernière est cependant étrangère à la méchanceté, à la vengeance, au ressentiment, à la jalousie et aux blâmes. Elle est par ailleurs irréductible à des pressentiments, à de vagues impressions, à des sensations ou à des pensées. Elle est une réalité lumineuse et énergétique, une manifestation qui convoque une mystérieuse Présence et conduit à l’action créatrice ou à l’inaction éclairée, malgré l’opposition que le mental tend à creuser entre les deux. En passant, beaucoup de mal est fait au nom du bien, alors qu’éviter de faire du mal est toujours bien.
À la source de la culture spirituelle occidentale, la philosophie spirituelle de Platon est une invitation à un cheminement existentiel dont l’Idée du Bien est le point culminant, un « Bien » qui ne renvoie pas à un moralisme où s’opposent le bien et le mal normatif, mais désigne une « Intelligence au fond des choses ». Même brèves, les expériences spirituelles sont des montées vers le Soleil divin dont parle Platon dans l’allégorie de la caverne. Elles contribuent à préserver du désenchantement et de l’esclavage d’un monde non transfiguré. Dans l’expérience de la beauté, l’objet comme partie de la Totalité devient aussi mystérieux que la Totalité elle-même. Il est bien entendu inévitable d’être affecté négativement par certains événements, mais, en contrepartie, le désir de diminuer nos souffrances est une grande source de motivation. Aux instants bénis où nous accédons à des états de conscience élargis, nous sommes temporairement libérés des émotions négatives et du dédale inextricable des constructions mentales. En exerçant notre volonté créatrice, nous dépassons les « il faut » et les « on doit », car nous tendons à devenir cette volonté. En prenant conscience que notre plus grande valeur se trouve en notre intériorité, nous éprouvons moins le besoin d’être reconnus pour nos qualités extérieures. Au cœur de soi-même, de « ce que nous sommes vraiment », l’issue est verticale et tend vers l’unité. Elle favorise le développement d’une sorte de discernement que d’aucun appelle « l’intelligence du cœur ». Toutes les valeurs étant reliées entre elles, il suffit d’œuvrer à ce qui est le plus important à nos yeux pour favoriser notre réalisation globale.
Dans l’expression « expérience spirituelle », il faut prendre le mot expérience en son sens ancien d’épreuve, de rupture avec le quotidien, s’accompagnant d’un élargissement de la conscience. Dans la vie spirituelle, il y a poursuite d’un idéal. Dans le langage courant, on qualifie souvent d’idéaliste une attitude de conscience à prédominance d’imagination ; on a alors beau jeu pour lui reprocher son absence d’efficacité et son évasion hors des problèmes véritables. Mais il est clair qu’on appelle ici abusivement idéal ce qui n’est à proprement parler qu’utopie. La conscience spirituelle ne prend pas des fictions pour des réalités. En fait, ce serait plutôt le réalisme matérialiste qui est une illusion, une fuite vers un futur ne pouvant aboutir qu’à l’échec. À la suite de Bergson, on pourrait dire que « c’est dans l’idéalité seulement qu’on reprend contact avec la réalité », comme en font foi la décision de Socrate de refuser l’évasion qui l’aurait soustrait à la cigüe (convaincu « qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre ») et celle de Jésus d’accepter de mourir pour la sauvegarde de son message (en contradiction duquel on en est pourtant venu, sous Constantin, à imposer une religion étatique en son nom, malgré la lutte héroïque qu’avait livrée le prédicateur de Galilée contre ce genre de médiation).
Avant de s’éveiller à une réalité bien plus profonde et englobante que ce que propose la vie ordinaire, on passe souvent par une révolte contre un Dieu avec lequel on s’était imaginé pouvoir négocier. En surmontant cette révolte inspirée par un attachement excessif porté à soi-même, les choses familières peuvent alors s’inscrire dans une réalité élargie, à la fois belle et épouvantable, lumineuse et abyssale. L’existence devient alors comme une invitation à traverser, en les éprouvant, des choses relatives et changeantes dont l’ombre est la contrepartie d’une grande lumière. N’est-ce pas dans la nuit que la voûte étoilée révèle toute sa splendeur ? Contrairement aux expérimentations scientifiques, les expériences spirituelles sont uniques et ne sont pas systématiquement reproductibles ni objectivement transmissibles, mais il est possible d’en témoigner, sous le sceau de la liberté, à qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Tout comme le Soleil reste le même quelles que soient les rayons perçus par les uns et les autres, les expériences spirituelles sont des ouvertures sur une même Totalité. La matière individualise, mais le Tout est pour ainsi dire une Présence, l’Esprit par lequel l’individu ne cesse de se dépasser. « Comme une respiration de l’âme », a écrit Lavelle (1883-1951), le moi ne cesse de se séparer du Tout pour s’y unir à nouveau. Tous les grands spirituels sont en présence d’une seule et même Vérité, mais exprimée de façons différentes selon les époques et les cultures. La Vérité est Voie et Vie. Ce sont les objectivations des expériences spirituelles dans des mots, qui peuvent ensuite être systématiquement mises au service d’ambitions toutes humaines, toujours enrobées d’apparats et soutenues par un moralisme instrumentalisé.
Robert Clavet, PhD LaMetropole.Com
Je vous donne rendez-vous une fois la semaine pour la suite de notre chronique sur la spiritualité créatrice.