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Introduction à la philosophie spirituelle. (Texte no. 7)

Une ancienne icône en bois de Saint Jean-Baptiste avec une essence spirituelle. Une ancienne icône en bois de Saint Jean-Baptiste avec une essence spirituelle.

Bien présentes dans l’Empire romain aux 2e et 3e siècles, au temps de l’Église primitive, les doctrines gnostiques se caractérisent généralement par leur dualisme. On y trouve l’affirmation que les êtres humains sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel créé par un dieu inférieur, le Démiurge, mais au-dessus duquel existe un Dieu transcendant, relié aux humains par la connaissance infuse mais partielle que Celui-ci leur a consentie, au fondement du projet initiatique où l’humain peut s’élever vers le divin grâce à la « connaissance ».  Avec une pensée en tension vers l’Un, la Trinité, qui allait s’articuler de plus en plus comme le symbole à la fois d’une inconnaissable essence divine transcendante et d’un dynamisme trinitaire impliquant des énergies participables, au défi du dualisme et de la gnose, les Pères de l’Orient chrétien ont développé une conception de Jésus-Christ néanmoins imprégnée d’éléments initiatiques. Ainsi, Irénée de Lyon (130-202) affirme l’unité dans la personne de Jésus-Christ de l’humanité parfaite et de la divinité parfaite. Athanase d’Alexandrie (~297-373) fait valoir que le Père et le Fils sont de même essence : le Logos fait chair est Dieu tout en étant fait de la même chair que l’être humain, ce qui signifie que Jésus divinisé donne symboliquement à l’être humain l’espérance en sa propre déification (non pas sa divinisation, mais sa participation à la vie divine). En traitant de la nature de Jésus et de son rapport à Dieu, Grégoire de Nazianze (329-390) développe le thème du Logos-Homme où s’affirme la divinité de Jésus-Christ en même temps que son humanité. Grégoire de Nysse (~336-394) insiste sur l’unité de la personne de Jésus-Christ malgré la distinction de ses deux natures. L’intégrité de la nature humaine de Jésus-Christ en même temps qu’il soit doté d’une nature divine, est au fondement d’une possible participation de l’être humain à la vie divine. Dieu en Lui-même, dans sa perfection, ne peut souffrir, mais le Logos s’étant incarné dans la chair humaine comme unique Personne de la Trinité, Cyrille d’Alexandrie (376-444) consolide l’idée de l’intégralité divino-humaine en soulignant que Jésus-Christ a vécu et souffert, puis est mort et ressuscité comme Dieu dans la chair humaine. Le pape Léon 1er (~400-440) a cette formule : « Le fils de Dieu, descendant de sa demeure céleste sans s’éloigner de la Gloire du Père, est né dans un nouvel ordre en suivant une nouvelle nativité (…). C’est un seul et même qui est vraiment le Fils de Dieu et le Fils de l’homme ». Enfin, en 451, le 4e Concile de Chalcédoine présente cette fameuse formule qui défie le principe de non contradiction : «Jésus-Christ complet quant à la divinité et complet quant à l’humanité, vraiment Dieu et vraiment homme, est un seul et même Christ (…) en deux natures, sans mélange, sans transformation, sans division, sans séparation ; car l’union n’a pas supprimé la différence des natures ; chacune d’elle a conservé sa manière d’être propre et s’est rencontrée avec l’autre dans une unique Personne ».

En étant de même essence que Jésus-Christ, la nature humaine s’élève donc à cette hauteur où elle s’associe à la deuxième Personne de la Trinité. Maxime le Confesseur (580-662) précise que l’exercice libre de la volonté faisant partie de la nature humaine, l’être humain peut suivre librement la volonté divine sans être absorbée ni diminuée par elle car, étant créé à l’image de Dieu, la volonté divine est présente en son âme. Chez les Pères orientaux, la vérité de l’être humain ne part pas de Dieu seul ou de l’humain seul, mais de la divino-humanité ; d’où la grande idée de «l’équilibre du divin et de l’humain». Celle-ci est la réponse créatrice aux affirmations de Dieu rabaissant l’être humain (comme dans les religions autoritaires qui se méfient de la liberté créatrice) et aux affirmations de l’humain contre le divin (comme dans les idéologies matérialistes qui, de nos jours, font passer les libertés individuelles et les droits de l’Homme au second plan). Chez les Pères, l’incarnation est présentée comme un projet divin où l’être humain est appelé à la déification, à se réaliser comme être libre et créateur, évidemment pas en ce sens qu’il peut faire surgir des choses sans utiliser de matériaux, mais qu’il a reçu « le don de faire jaillir les valeurs impérissables de la matière de ce monde » (Evdokimov). Selon Maxime le Confesseur (580-662), la vraie liberté est un élan passionnel vers le Bien dans l’unité de la connaissance et de l’amour, qui produit ses propres raisons selon une logique du cœur. En comparaison, le libre arbitre est une liberté indigente où l’être humain, tourmenté par des désirs contradictoires le rendant hésitant, délibère sur les possibles en vue de choisir le moindre mal. La liberté et la participation aux énergies divines ne s’opposent pas, et l’effort immanent peut s’associer à une vivante transcendance. Le principe d’une seule et même substance divino-humaine en Jésus-Christ symbolise parfaitement l’unité intérieure de l’être humain à l’image du divin, de l’humain pouvant participer aux énergies divines, d’où la primauté de la liberté créatrice sur l’obéissance passive associée à des rites religieux mécanisés. L’idée de « l’équilibre du divin et de l’humain » implique une vision universalisante où non seulement les facultés morcelées s’unissent dans l’intégrité de la personne, mais où l’unicité mystérieuse de chacun s’accomplit en union avec tous les uniques. Le mouvement personnaliste fondé par Emmanuel Mounier trouve son fondement dans la pensée de Nicolas Berdiaeff chez qui l’idée chrétienne orientale de « Personne » se dégage du terme persona (« masque de théâtre », désignant le moi psychologique et le mental) et prend figure d’hypostase consubstantielle à la deuxième Personne de la Trinité. En étant à la fois Un et Trine, Dieu est, selon la formule d’Olivier Clément (1921-2009), « l’abîme qui révèle partout des abîmes et fait un inconnu de l’être le plus familier ». En considérant l’humain comme un être associé à la vie divine, celui-ci est dès lors irréductible à toute définition le réduisant à être l’instrument d’autre chose, comme de l’État ou d’une collectivité abstraite instrumentalisée.

En se référant à Luc et à Marc, Jean Damascène (~676-749) montre que la perfection attribuée à Jésus-Christ a passé par la croissance de l’homme Jésus, faisant ainsi ressortir que la rencontre du divin et de l’humain découle non seulement d’une union avec le Logos mais aussi avec l’Esprit. À partir du 9e siècle, la conception christique de l’être humain est considérée de plus en plus dans la perspective de l’intériorisation personnelle dans le Saint-Esprit : le Feu qui transfigure l’humanité de Jésus-Christ et « christifie » l’humanité des êtres humains, est l’Esprit. La nature humaine est appelée à transcender sa nature créée pour communier existentiellement au Dieu personnel qui transcende aussi, par une mystérieuse descente, sa nature incréée pour se donner. Dieu se fait mendiant de la réponse amoureuse de l’être humain et le divin rencontre l’humain. Alors que l’Orient chrétien magnifiait le Saint-Esprit, la théologie occidentale allait plutôt dans le sens d’une conception de la Trinité qui entraîne une diminution en importance de la troisième Personne de la Trinité. En 867, Photius (patriarche de Constantinople) soupçonne en effet les Latins d’introduire deux principes dans la Trinité en affirmant que l’Esprit procède du Père et du Fils ensemble et non plus du Père seul au même titre que le Fils, déséquilibrant ainsi la dynamique trinitaire. Cette diminution en importance du Saint-Esprit a comme conséquence anthropologique de diminuer l’importance de la liberté créatrice au profit d’une nécessité causale permettant à une autorité de prendre la spiritualité en otage de manière à encourager une passivité spirituelle favorisant la soumission. En effet, l’accent étant porté sur l’essence unifiante du Père et du Fils, le mystère de la « toute-présence » dans chaque Personne, y compris dans le Saint-Esprit, n’est plus exprimé. Avec une rationalité qui tend à diviser, à établir un rapport causal diminuant l’importance de la participation, l’Occident remplace les perspectives de la déification par un substantialisme qui confère aux idées générales et abstraites la prétention d’accéder aux choses en soi (à l’ontologique), et fait de la grâce (ce don mystérieux où la liberté divine s’associe à la liberté humaine) un effet administrable dans le contexte d’un sacramentalisme mécanisé. Devant cette tendance, dans une perspective divino-humaine, Jean Damascène insiste sur l’expérience unitive de l’Esprit : l’Esprit provient du Père, repose sur le Logos et le manifeste à toute la création dans une procession unifiée des trois Personnes.

Entre le 11e et le 13e siècle, la théologie occidentale s’éloigne de plus en plus de la vision de l’Orient chrétien où la beauté poétique est une invitation à remonter à l’expérientiel, où la spiritualité créatrice passe avant l’assurance d’un savoir contraignant et d’une théologie prétendument objective. L’anthropologie divino-humaine affirme en effet la liberté créatrice comme réponse libre et amoureuse à un mystérieux appel. Nicolas Cabasilas (1322-1391) est bouleversé par le feu de l’amour divin qui aimante l’amour des êtres humains. Sa pensée revêt un caractère éminemment existentiel où « l’homme de douleur » est « l’homme de désir ». Dieu devient mendiant et meurt afin que les êtres humains puissent vivre en Lui, et Lui en eux. La connaissance de « ce que nous sommes vraiment » s’accompagne d’un retournement du cœur vers son propre centre où le divin et l’humain se rencontrent. Dans cet esprit, l’idée selon laquelle Dieu, étant donné sa toute-puissance, aurait créé le mal, prend figure de vaine ratiocination, car Dieu est en nous, comme nous sommes en Lui ; la multiplicité propre au monde phénoménal rend la conscience et l’amour possibles, mais le bien et le mal s’y entremêlent inévitablement. « L’Aimant » attend une réponse libre de l’Aimé. Grégoire Palamas (1296-1359) distingue clairement l’essence radicalement transcendante de la Trinité comme Unité, et Dieu participable dans ses énergies dans la dynamique trine. Par sa participation à la vie divine, l’être humain est pénétré de la Liberté incréée de Dieu. Par celle-ci, avec tout ce qui se trouve en lui, incluant l’élan passionnel, il peut vivre l’expérience de la « vraie liberté », comprise comme « pouvoir positif de création ». En insistant sur l’Unitrinité, les Pères orientaux ont exprimé symboliquement Dieu comme Unité au-delà de toute opposition ; et cela sans résorption des Personnes dans une unité indifférenciée, chacune des Personnes posant l’autre. En s’opposant avec véhémence à une diminution en importance du Saint-Esprit, ils ont lutté contre l’autoritarisme politico-religieux, sans arriver toutefois à freiner la dérive constantinienne. Sur le chemin de la réalisation de soi, l’être humain est appelé à mourir « au géocentrisme du moi pour renaître à l’héliocentrisme du soleil divin » (Olivier Clément). C’est en tant que Soi, ou « Christ en nous », et non en tant qu’individu dans son autonomie fermée, que l’être humain se découvre comme sujet de la connaissance spirituelle. En définitive, le projet de déification dont parlent les Pères orientaux donne un sens et un contenu à la liberté et à l’activité créatrice.

Robert Clavet    LaMetropole.Com

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.

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