Esprit, symboles et réalité. (Texte no. 3)

Une silhouette philosophique d’une tête avec un soleil en arrière-plan. Une silhouette philosophique d’une tête avec un soleil en arrière-plan.

Jung ne considère pas la psyché humaine seulement d’un point de vue individuel. Il a observé par exemple qu’à l’occasion de certains événements inhabituels peuvent surgir des forces instinctives inattendues. C’est le cas des explosions meurtrières au nom de quelque idéologie, dont certains ont voulu expliquer la fureur par le seul cumul de complexes paternels individuels qu’aurait favorisé une société répressive. « La modification du caractère qui résulte de l’irruption des forces collectives est étonnante. Un être doux et raisonnable peut devenir un forcené ou une bête sauvage. On est toujours enclin à attribuer la faute à des circonstances extérieures, mais rien ne pourrait exploser en nous si cela ne s’y était trouvé. » [« Psychologie et religion », Paris, Buchet/Chastel, 1958, page 32.] Qu’il s’agisse d’une névrose individuelle ou d’un mouvement de masse, entrent en jeu des puissances inconscientes qui ne peuvent se réduire à des motifs individuels. Dans le cas de la névrose, des causes personnelles sont bien sûr présentes, mais leur effet n’est pas intentionnel et s’associe à des éléments collectifs. Dans certains cas, une sorte d’autonomie de l’inconscient est évidente, comme si le corps manifestait un mal-être par-delà la volonté du sujet. Par exemple, le cas d’abus de la raison et de l’intelligence à des fins égoïstes de puissance peut s’accompagner d’obsessions incontrôlables aux conséquences sociales souvent graves (comme le vol à l’étalage par des personnes connues et à l’aise financièrement, des provocations grossières jusqu’à des délits sexuels, etc.). Il peut arriver qu’une personne soit avertie par des rêves de la présence d’un déséquilibre intérieur. Aux patients qui demandaient au célèbre psychiatre comment il allait s’y prendre pour accéder aux contenus inconscients à la racine de leur idée obsessionnelle, il répondait qu’il allait se servir de leurs rêves comme si ceux-ci provenaient d’une source intelligente autonome poursuivant un but déterminé. Pour aider à interpréter les rêves, associé à une profonde connaissance du langage symbolique, il utilisait la technique des associations et était attentif aux actes manqués comme les lapsus. « Le symptôme est comme une petite pousse au-dessus du sol, tandis que la plante principale est rhizome, système de racines souterraines très étendues. Ce système de racines constitue le contenu de la névrose ; c’est la matrice des complexes, des symptômes et des rêves. Nous avons même une bonne raison pour admettre que les rêves reflètent précisément les processus souterrains de la psyché. Et, si nous atteignons ce rhizome, nous atteignons véritablement la racine du mal. » [Ibidem, page 43 et 44] Incidemment, l’auteur considère que le peu de crédit accordé aux rêves, tout comme à l’expérience intérieure en général, reflète une sous-estimation de l’importance de l’âme humaine.

Jung raconte le cas d’un patient intellectuel à qui il demanda d’observer et de noter ses rêves. Non-pratiquant d’origine catholique, le sujet appartenait à cette catégorie de personnes qui ne s’intéressent pas à la spiritualité en général et encore moins aux problèmes religieux. La présence éventuelle de tels contenus dans certains de ses rêves allait permettre à l’analyste de vérifier son hypothèse selon laquelle il y a une autonomie de l’inconscient, c’est-à-dire que celui-ci est une réalité psychique indépendante du conscient. Le cas échéant, il allait alors être légitime de considérer les rêves comme une source d’informations concernant la dynamique autonome de l’inconscient, notamment en matière de spiritualité. Et ce fut le cas dans de nombreux rêves de ce patient. Contrairement à Freud, qui considère les rêves comme une façade derrière laquelle quelque chose est intentionnellement caché, Jung est plutôt d’accord avec ce qu’en dit le Talmud, à savoir que le rêve s’explique par lui-même. Autrement dit, il prend le rêve pour ce qu’il est et cherche à en découvrir les arcanes. Un rêve particulièrement significatif du patient intellectuel indifférent aux questions religieuses montra étonnamment l’image d’une religion dégénérée, viciée par la mondanité et les instincts grégaires, comme si une telle préoccupation l’habitait inconsciemment. Une sorte de sentimentalité religieuse s’exprimait dans ce rêve au lieu du numineux de l’expérience divine. Jung y a observé la marque d’une religion qui a perdu son vivant mystère, incapable d’avoir une efficacité quelconque. Ce rêve, en lien avec de nombreux autres, révélait donc une sorte de conflit d’ordre spirituel vécu par le rêveur. Dans un rêve antérieur, celui-ci avait assisté à une cérémonie par laquelle un singe devait être reconstitué. Pour faire court, Jung explique que « le singe se rapporte à la personnalité du rêveur, personnalité que ce dernier avait entièrement négligée au profit d’une attitude purement intellectuelle. L’inévitable conséquence avait été que ses instincts, prenant leur revanche, l’astreignaient à leur domination et l’assaillaient de temps en temps sous forme d’explosions dans le conscient, incontrôlées et irrésistibles. La reconstruction du singe signifie la restitution de la personnalité instinctive dans le cadre de la hiérarchie du conscient. (…) Le malade serait alors un être nouveau : autrement dit, le patient doit accepter un changement important de sa personnalité en y réintégrant dorénavant son instinctivité jusque-là dissociée ; cette intégration le transformera en un homme nouveau. » [Ibidem, pages 73-74]

Selon Jung, la personnalité est donc composée du conscient, avec son contenu immédiat, et d’un arrière-pays infiniment vaste de psyché inconsciente qui rend impossible de fournir une description et une définition complète de la personne humaine. Il envisage le moi comme étant « inhérent à un Soi supérieur, qui serait le centre d’une personnalité psychique totale, illimitée et indéfinissable. » [Ibidem, page 83] Son expérience de psychologue lui a montré avec évidence que certains contenus proviennent d’une psyché plus complète que le seul conscient. Jung appelle « intuition » l’expérience de saisir l’un de ces contenus qui témoigne d’une « lumière » supérieure à celle accessible au conscient actuel du sujet. D’une façon générale, l’intuition désigne le fait de pressentir ou comprendre quelque chose d’une façon immédiate, sans analyse ni raisonnement. L’intuition dont parle Jung est de nature supra-rationnelle, irréductible au simple « flair », de nature infrarationnelle. Dans les rêves de l’intellectuel, une voix féminine qui symbolise l’anima [l’aspect « féminin » de l’âme avec son côté intuitif, porteur de la vie] révèle la présence en son âme d’une spiritualité venant compenser l’autre partie de la vie de son âme axée sur l’affirmation de l’animus [l’aspect masculin avec son côté essentiellement intellectuel et rationnel]. La spiritualité authentique est le point culminant d’une complétude de la vie, d’une vie qui harmonise l’animus et l’anima. La quête passionnée d’une perfection est une aspiration symboliquement masculine (l’animus), tandis que la dimension féminine (l’anima) vise plutôt à une complétude [à ce que les aspects fondamentaux, mais complexes de la vie soient tous le plus présents possibles]. L’animus et l’anima sont tout les deux présents en l’être humain, mais avec une importance inégale, si bien que tel homme peut avoir exceptionnellement un anima plus fort que telle femme, et inversement. La perfection humaine étant relative, le rôle de la dimension féminine est de créer un ensemble complet, imparfait en lui-même, mais qui constitue un contrepoids tellement indispensable à la perfection visée. Car, de même que, hors la Totalité, un « ensemble complet » est toujours imparfait, de même la perfection recherchée est toujours incomplète, si bien que, considérée comme état terminal, une prétendue perfection a quelque chose de désespérément statique. De l’achevé rien de nouveau ne sort, disaient les maîtres anciens, tandis qu’à l’opposé, explique Jung, l’imparfait porte en lui les germes d’une amélioration. Un souci passionnément exagéré de perfection aboutit toujours à une impasse. Bien qu’imparfait, un « ensemble complet » ne s’enferme pas dans la rigidité, mais favorise une sensibilité, un sentiment, une ardeur que l’on pourrait désigner du terme d’Éros [dieu de l’Amour et de la puissance créatrice].

Le patient intellectuel avait toujours voulu échapper à ses besoins émotifs. En fait, il craignait d’être entraîné par eux dans des responsabilités « telles que l’amour, le dévouement, la fidélité, la confiance, la dépendance sentimentale et l’asservissement général aux besoins de l’âme. Tout cela n’avait rien à voir avec la science ou avec une carrière universitaire. » [Ibidem, page 86] Ici, il ne faut pas déduire hâtivement que Jung plaide en faveur du mariage ou de quelque adaptation conventionnelle à la société. Il s’agit de la dynamique intérieure d’un patient. Chez un autre, qui aurait longtemps assumé les responsabilités de la vie par exemple, dans la même perspective d’une complétude, les besoins de son âme pourraient être tout à fait à l’opposé. Trop d’asservissements aux nécessités pratiques et sentimentales de la vie peuvent en effet déterminer chez certains un besoin de retrait social, de solitude et de travail intellectuel trop longtemps négligé. Chez le patient intellectuel, qui en fut bouleversé, la présence de l’anima lui avait révélé la présence en son âme d’une sensibilité spirituelle plus « englobante » que les seules différenciations rationnelles. C’est alors que Jung commença le traitement. Malgré la violente réaction à son expérience intérieure et la crainte d’aller plus loin, le patient trouva la force de poursuivre. Il faut dire que, à cause de sa névrose (son état dépressif avec divers symptômes pénibles) « toutes les fois qu’il essayait de manquer de fidélité à son expérience (…) la névrose revenait immédiatement. Il ne pouvait vraiment pas « éteindre le feu » et, à la fin, il dut admettre le caractère incompréhensible du numineux de son expérience. (…) On pourrait à la rigueur considérer ce cas comme exceptionnel, dans la mesure où les personnalités approximativement complètes font exception. Il est vrai que l’écrasante majorité des gens cultivés ne possèdent qu’une personnalité fragmentaire et emploient une quantité de succédanés au lieu de biens authentiques. Or, pour cet homme, être ainsi fragmenté signifiait une névrose, et signifie la même chose pour un grand nombre d’autres sujets. » [Ibidem, page 88] Jung tient donc compte de tout ce qu’il trouve dans les manifestations de l’inconscient, y compris le numineux avec son caractère suprarationel. Il se refusait à réduire tous les contenus d’une névrose à de la sexualité infantile refoulée ou de la volonté de puissance, façon de faire considérée par plusieurs comme étant plus scientifique.

À la semaine prochaine, pour le texte no. 4.

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.